L’Ange de l’Histoire a toujours eu le goût de ce genre de téléscopages : alors même qu’Alain Finkielkraut rentre dans la prestigieuse maison de retraite connue sous le nom d’Académie française, la Croatie voit le retour au pouvoir de la Communauté démocratique croate (HDZ), une respectable formation de « centre droit », à en croire les dépêches de toutes les agences de presse.
« Centre-droit » ? On le sait, dans les Balkans, en Europe en général, il n’y a plus de gauche ni de droite, mais seulement des formations de « centre-quelque chose », tantôt droit, tantôt gauche. L’ancien aboyeur fasciste Vučić ? Centre-droit ! Le criminel de guerre corrompu Hashim Thaçi ? Centre gauche ! Milo Đukanović, l’indéboulonnable parrain des Balkans ? Extrême centre, il est à lui-même la droite et la gauche, l’alpha et l’omega, le passé et l’avenir du malheureux Monténégro…
Et ce gouvernement croate, dirigé par un représentant de commerce en pharmacie incapable de parler correctement sa langue maternelle ? De centre droit, naturellement. Un centre droit si ouvert qu’il comporte un ministre de la Culture ouvertement révisionniste, ancien militant néo-oustachi, qui explique que la Seconde Guerre mondiale fut le résultat d’un complot ourdi par les Juifs et que l’antifascisme est une « platitude », et un ministre des Anciens combattants qui, tout grand patriote qu’il soit, souffre de phobie administrative et oublie de payer ses impôts, mais surtout se propose d’établir un registre des « traîtres à la patrie ».
Le centre droit est devenu une notion tellement inclusive qu’il pourrait être intéressant de réécrire l’histoire avec les critères de cette novlangue antipolitique : les tchétniks et les oustachis ? Deux courants de centre-droit aux options stratégiques relativement contrastées… Enver Hoxha ? Une grande figure du centre gauche ! Napoléon et Hitler ? Des « pro-européens convaincus » qui voulaient unifier le continent…
Les tchétniks et les oustachis ? Deux courants de centre-droit aux options stratégiques relativement contrastées…
Quel rapport, me direz-vous, avec le nouvel « immortel » nommé Finkielkraut, Alain ?
Celui-ci fut, au début des années 1990, un grand thuriféraire du nationalisme croate. La Croatie était une « jeune nation », une « jeune démocratie », dont il fallait accompagner avec amour et bienveillance les premiers pas, les premiers vagissements. L’engagement militant d’Alain Finkielkraut en faveur de la Croatie ne manqua pas de surprendre, car il alla bien au-delà d’une simple dénonciation des horreurs de la guerre ou des crimes, bien réels, du régime de Milošević et des milices serbes.
Le projet d’édifier une nation croate, un Etat-nation croate virtuellement « pur », où les minorités, à commencer la minorité serbe, seraient réduites à la portion congrue, était défendu par le philosophe comme un projet politique éminemment moderne et démocratique. Il écrivit sur le sujet un opuscule au titre délicieusement dépassé : Comment peut-on être Croate ? [1] — Dieu merci, il y a mille manières d’être Croate, sans rien avoir à partager avec le HDZ ni Finkielkraut.
A l’époque, le « mécontemporain » Finkielkraut s’étonnait que la chute du Mur de Berlin n’ait pas entraîné la « fin de l’histoire » qu’annonçait le prophète Fukuyama mais qu’elle ait ouvert un nouveau cycle de guerres, dont nous ne voyons d’ailleurs toujours pas la fin. La Croatie, devenait, sous son regard, un révélateur essentiel, une butte témoin des dysfonctionnements du monde. Dans sa réflexion sur l’histoire du XXe siècle, il écrivait : « Ce n’est pas un des moindres crimes du communisme, en effet, que d’avoir manipulé l’enfer et transformé l’antifascisme en instrument d’oppression » [2]. Force est de constater que, lorsque le nouveau ministre de la Culture croate, le révisionniste Zlatko Hasanbegović, déclare que l’antifascisme est une « platitude », il est infiniment plus modéré que l’académicien français qui y voit un « instrument d’oppression ». Le centre droit, vous dit-on.
L’antifascisme fut un instrument d’oppression
La Croatie, dans la vision de Finkielkraut, était une « petite nation », pressée de rattraper le « temps perdu », en se créant en Etat (selon le concept qui lui est cher de la « discordance des temps »), et à qui revenait la grande mission de combattre ces néfastes idoles du XXe siècle, le communisme, l’antifascisme, et bien sûr l’idée yougoslave.
Un quart de siècle après avoir proclamé son indépendance, la Croatie est un pays qui – du reste comme tous ses voisins – n’a pas réussi à solder les comptes de son passé : le TPIY n’a pas contribué à clarifier la mémoire de la dernière guerre, et les fantômes oustachis, contraints à un peu de discrétion dans les années 2000, sont revenus hanter le palais présidentiel de Pantovčak et les ministères de Zagreb. Pour éviter toute mauvaise rencontre à ces chers fantômes, la présidente KGK, à peine élue, s’est empressée de faire enlever le buste de Tito de son palais : un simple buste, une statue de plâtre suffisent à effrayer le « centre droit ».
Certains bons esprits libéraux, démocrates et « pro-européens » s’étonnent et se désolent de voir la Croatie de Kolinda Grabar Kitarović, de Tomislav Karamarko et du pharmacien Tim rejoindre le « club antilibéral », qui compterait déjà la Pologne du PiS et la Hongrie de Viktor Orbán.
Il faut pourtant cesser de se mentir : depuis la triste kermesse du 30 juin 2013, sur la place du Ban-Jelačić de Zagreb, qui marqua l’entrée de la Croatie dans l’Union européenne, qu’a obtenu cette dernière ? Quels progrès sociaux, politiques, économiques, culturels a-t-elle fait ? Aucun. Comment donc s’étonner, dans ces conditions, que les fantômes du passé prennent à nouveau des reliefs attrayants face à la grisaille du présent ? Et qui oserait, sérieusement, faire la moindre leçon de morale politique à la Croatie quand la France de Valls et Finkielkraut renoue avec les pires obsession de son passé : traque de la cinquième colonne (musulmane), déchéance de nationalité, exaltation de « l’unité nationale » ?
Sur le chemin menant à Vichy, c’est Tuđman qui ouvrit les yeux de son futur disciple Finkielkraut
La Croatie ne fut pas un « accident » dans le parcours intellectuel et politique d’Alain Finkielkraut, elle n’a pas représenté un engagement de passage, circonstanciel et vite oublié. Au contraire, elle a été le moment charnière lui permettant de comprendre que face à un monde toujours instable, bien que débarrassé du communisme stalinien, le nationalisme dans sa version la plus rance, la plus aigrie, était la seule forme souhaitable et possible de modernité politique. Sur le chemin menant à Vichy, c’est Tuđman qui ouvrit les yeux de son futur disciple Finkielkraut.
Il existe cependant une étonnante « discordance » entre le Finkielkraut de 2016, résolu à traquer et dénoncer « l’inconscient antisémite » de chaque musulman, et celui de 1992, si prompt à excuser et relativiser les déclarations antisémites, parfaitement explicites, de Franjo Tuđman, cet illustre « démocrate de centre droit », qui se réjouissait que sa femme ne fût « ni serbe ni juive ».
La « discordance des temps », si chère à Finkielkraut est un mythe creux et, si l’histoire ne se répète pas, elle bégaie, elle hoquète. Tant le HDZ que Finkielkraut sont des renvois nauséabonds du passé fasciste de notre Europe, des remugles des pires épisodes du XXe siècle. Et l’Ange de l’Histoire, toujours facétieux, a veillé à ce qu’Alain Finkielkraut soit élu au fauteuil numéro 21, longtemps occupé par le collaborateur Félicien Marceau (1913-2012), condamné en 1945 à quinze années de travaux forcés dans sa Belgique natale. C’est de lui dont Finkielkraut va, selon la tradition, devoir faire l’hommage. La collaboration, en somme, c’était aussi le « centre droit ».