Albanie : lettre ouverte au monde international des arts sur la politique d’Edi Rama

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Il y a l’artiste Edi Rama, dont la cote ne cesse de monter dans certains milieux, et l’autocrate Edi Rama, qui attaque les libertés individuelles et détruit le patrimoine historique et culturel de son propre pays. Il est temps de faire cesser cette contradiction et de bannir Edi Rama de la scène artistique internationale. L’appel d’artistes, travailleurs culturels et activistes albanais.

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Le théâtre national de Tirana, avant sa destruction
© Laurent Geslin / CdB

« Depuis des années, nous sommes témoins de la façon dont l’ascension au pouvoir d’Edi Rama a contribué à relever son propre profil d’artiste sur la scène internationale, en particulier depuis 2013 quand il est devenu Premier ministre. Nous savons combien l’idée d’un artiste faisant de la politique est séduisante, quand la politique a tant de mal à imaginer un avenir possible. L’artiste-homme politique a réussi à vendre ses œuvres artistiques autant que sa politique. Notre inquiétude est que la montée de la renommée d’Edi Rama en tant qu’artiste sur la scène artistique internationale, soutenue par un groupe d’artistes, de conservateurs et de collectionneurs connus, au lieu d’attirer davantage l’attention sur sa politique, l’ait, d’une manière paradoxale, totalement éclipsée. Il est temps de voir plus loin que les façades peintes de 2001 et de tourner notre attention sur la politique réelle qu’il mène ces derniers temps, en particulier dans le contexte de sa réponse à la pandémie mondiale du Covid-19.

Le gouvernement d’Edi Rama sape systématiquement le droit à la liberté d’expression.

Le gouvernement d’Edi Rama sape systématiquement le droit à la liberté d’expression. Les journalistes sont verbalement et physiquement attaqués, menacés, victimes de chantage et renvoyés s’ils osent faire des reportages sur la corruption, le crime organisé ou simplement émettre des critiques sur le gouvernement d’Edi Rama. Des programmes de télévision ont été interrompus brutalement, comme l’émission Publicus en 2016, juste avant de diffuser un reportage sur la mort d’Ardit Gjoklaj, un enfant mort d’un accident du travail sur une décharge publique. De fait toutes les chaînes de télévision ont été muselées, la dernière en date étant Ora News, officiellement pour n’avoir pas respecté les mesures de distanciations physiques, mais plutôt parce que c’était la dernière chaîne critique envers le gouvernement. Toutes les autres grandes stations appartiennent à des hommes d’affaires proches du gouvernement d’Edi Rama, alors que ce dernier communique principalement par les réseaux sociaux, y compris par ses vidéos Facebook sur son canal « ERTV », aux ressources d’origine inconnue et invérifiée.

Les organisations de monitoring des médias comme le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), la Fédération européenne des journalistes, (FEJ), l’Institut de la presse internationale (IPI), Reporters sans frontières (RSF) ou le Comité de protection des journalistes (CPJ) ont signalé à maintes reprise la détérioration de la liberté de la presse en Albanie. Leur condamnation a atteint son paroxysme à la fin de l’année 2019 et au début de l’année 2020, quand le Parlement albanais a tenté de faire passer à plusieurs reprises une loi dite « anti-diffamation » qui donne à une institution responsable devant le Conseil des ministres le pouvoir d’infliger une amende ou même de fermer un média en ligne en s’appuyant sur des preuves minimales et sans avoir recours à la justice. A peu près au même moment, le Parlement a adopté une loi encore plus inquiétante, la « loi anti KÇK », ouvrant la voie vers la création d’une « force de police d’élite » qui peut mener une surveillance électronique, effectuer des perquisitions et arrêter des « suspects » sans ordre d’un tribunal.

Alors que la violation des droits humains sous le gouvernement d’Edi Rama n’a rien de nouveau, la création d’un cadre législatif pour l’abolition ou la suspension des libertés et droits fondamentaux des citoyens albanais par l’exécutif est très alarmant. Edi Rama a utilisé quatre éléments de contexte pour parvenir à ses fins : le vide institutionnel créé par la soi-disant « réforme de la justice » a eu pour résultat, depuis 2016, de priver les citoyens albanais de Cour constitutionnelle et de Cour suprême fonctionnant normalement ; la décision des parlementaires des deux principaux partis d’opposition de renoncer à leurs mandats, privant les Albanais d’un Parlement fonctionnel ; les élections locales de juin 2019, également boycottée par l’opposition, permettant au Parti socialiste d’avoir le contrôle sur presque toutes les municipalités du pays ; enfin, le tremblement de terre de 2019 et la pandémie de Covid-19 qui ont permis de déclarer l’état d’urgence en Albanie et d’introduire une série de mesures d’urgence draconiennes.

La carrière artistique personnelle d’Edi Rama est en parfait contraste avec la vie culturelle en Albanie, de plus en plus précaire. Les sources de financement pour des producteurs culturels indépendants sont de plus en plus rares et les financements privés sont en grande partie détournés vers les projets qui flattent la vanité du gouvernement. Ainsi, alors que des sommes mirobolantes sont dépensés pour un Centre d’art contemporain installé dans les bureaux mêmes d’Edi Rama, toutes les autres institutions culturelles nationales sont sous-dotées et mal administrées. Le patrimoine national est menacé, en particulier l’héritage archéologique romain et byzantin, de même qu’à Tirana la plupart des monuments hérités de la période ottomane ont été détruits pour faire place aux projets du gouvernement actuel. Il est également prévu de détruire la Galerie nationale des Arts.

La destruction du Théâtre national, le 17 mai, marque un point de non retour.

La destruction du Théâtre national, le 17 mai, deux jours après la levée du confinement sévère imposé pendant la pandémie de Covid-19, marque un point de non-retour. Le théâtre, construit par les fascistes italiens en 1939, a fonctionné pendant l’ère communiste, et la première grande représentation de l’Albanie communiste y a eu lieu en 1945. Cette démolition intervient après deux ans de résistance menée par des acteurs, des artistes, des militants et deux semaines seulement après la nomination par Europa Nostra de ce bâtiment parmi les sept sites patrimoniaux les plus en danger en Europe et un appel au dialogue pour sa préservation par la Commission européenne. Cette action a été précédée de nombreux actes illégaux du gouvernement, alors qu’une plainte devant la Cour constitutionnelle et une enquête anti-corruption sur le transfert de propriété de l’échelon national à l’échelon local était en cours. Une grande partie de la parcelle sur laquelle se dressait le théâtre est destiné à accueillir un centre commercial et des immeubles privés de luxe. Le gouvernement a publiquement déclaré qu’il n’avait pas de budget pour reconstruire le théâtre. Le bâtiment et tout ce qu’il contenait, les costumes, les décors, les archives de 80 années de l’histoire du théâtre albanais, ont été détruits dans la nuit du dimanche 17 mai 2020. Cette destruction a été marquée par des actes gratuits de violence policière, la fermeture de toutes les communications électroniques du quartier et des arrestations arbitraires.

Les « valeurs » et les « couleurs » du travail de l’artiste Edi Rama, ses discours et ses entretiens sur la scène internationale artistique, la puissante machinerie promotionnelle qui a entouré sa carrière s’opposent comme le jour et la nuit avec les politiques mise en œuvre par son gouvernement. Par conséquent, nous appelons fermement les membres de la communauté artistique internationale qui ont à cœur de partager des politiques progressistes et d’engagement ferme auprès de la société civile, de reconsidérer la collaboration et la promotion du travail d’un artiste-homme politique dont les pratiques sont contraires à ces engagements et qui s’est révélé être un opposant à ces idéaux progressistes, démocratiques et inclusifs dans son propre pays.

Nous appelons à la solidarité du monde artistique international avec les citoyens, les militants et les artistes d’Albanie, en condamnant les actes du gouvernement d’Edi Rama, et en considérant les implications éthiques et artistiques qu’il y aurait à soutenir et exposer ses œuvres et, par extension, sa politique.

Parmi les premiers signataires :

Jonida Gashi, universitaire, spécialiste de l’industrie culturelle, co-fondatrice de DebatikCenter of Contemporary Art, Tirana
Vincent W.J. van Gerven Oei, journaliste et éditeur, La Haye/Tirana/Santa Barbara
Armando Lulaj, artiste et réalisateur, co-fondateur de DebatikCenter of Contemporary Art, Tirana
Adela Halo, analyste en politiques publiques et experte anti-corruption, chercheuse en histoire des idées du 18e siècle à Queen Mary’s, Londres
Elvis Hoxhaj, activiste LGBT, La Haye/Tirana
Raino Isto, éditeur, ARTMargins Online
Dritan Hyska, artiste, Tirana/Berlin
Alketa Ramaj, artiste, Tirana
Ergin Zaloshnja, artiste et fondateur de SPUTNIK fanzine, Tirana
Pleurad Xhafa, artiste et co-fondateur de DebatikCenter of Contemporary Art, Tirana
Wendy Morava, scénariste et éditrice, Tirana
Xheni Karaj, activiste LGBT et directrice de Aleanca LGBT, Tirana
Eriola Pira, curatrice, Vera List Center for Art and Politics, The New School, New York
Sonila Meço, productrice, journaliste et présentatrice TV, Tirana
Adi Krasta, producteur, journaliste et présentateur TV, Tirana/Pristina
Wolfgang Staehle, artiste, New York
Katerina Kolozova, directrice de l’Institute of Social Sciences and Humanities Skopje, professeure de philosophie, épistémologie et études de genre à ISSH et University American College, Skopje
Elvira Dones, écrivaine et documentariste, Suisse