Journalisme indépendant en Albanie : face à la censure, comment enquêter ?

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Précarisation, pressions politiques et économiques : les journalistes albanais ne cessent de dénoncer la dégradation de la liberté de la presse. Professionnel aguerri, Artan Rama a subi la censure de plein fouet. C’était en octobre 2016 quand son magazine Públicus, sorte de Cash Investigation local, a brutalement été interrompu par les patrons de la télévision privée Vizion Plus. Entretien.

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Propos recueillis par Louis Seiller

Artan Rama.
© Louis Seiller / CdB

Artan Rama a participé à la conférence régionale sur l’état du journalisme d’investigation dans les Balkans, organisé par le Courrier des Balkans le 2 novembre 2017 à Pristina. Son émission Publicus a été récompensée par un prix pour le journalisme d’investigation décernée par la délégation de l’UE à Tirana.

Le Courrier des Balkans (CdB) : Il y a un peu plus d’un an, une émission d’investigation que vous veniez de mettre sur pieds était brutalement interrompue. Le troisième épisode n’a même pas été diffusé à la télévision. Que s’est-il passé ?

Artan Rama (A.R.) : Ma nouvelle émission, Publicus, venait d’être lancée. Deux épisodes avaient déjà été diffusés et le troisième devait l’être lorsque l’un des propriétaires de la chaîne de télévision [Vizion Plus] a demandé à me rencontrer. Ce qui était un peu bizarre. L’émission marchait bien, nous avions diffusé les premiers épisodes et le public avait apprécié. Nous dénoncions les détournements de fonds publics par des fonctionnaires, l’incompétence, le manque de transparence et de responsabilité, etc. Pour ce troisième épisode, nous nous étions intéressés à la mort tragique d’un adolescent dans la décharge de Sharrë, près de Tirana. Un décès survenu à cause du manque de sécurité et des conditions déplorables sur le site. Au cours de notre enquête, nous avons découvert que la municipalité de Tirana avait des responsabilités dans cette histoire. Lors de notre entretien, le propriétaire de la chaîne a demandé l’arrêt de la diffusion de Publicus. Il ne voulait pas que le film affecte ses relations avec le maire de Tirana. J’ai protesté, mais ils n’ont pas autorisé la diffusion. Mon équipe et moi avons cessé notre collaboration avec la chaîne et avons diffusé l’épisode sur Youtube. La vidéo a eu beaucoup de succès et son impact a été important, mais le public a été encore plus indigné lorsque j’ai dévoilé le conflit qui m’a opposé aux propriétaires de la chaîne. Quelques jours à peine après cet évènement, l’entreprise de construction, dont le propriétaire de la chaîne est actionnaire, a obtenu un nouveau permis de la part de la municipalité de Tirana pour construire un complexe résidentiel, proche du siège de la télévision.

CdB : Avez-vous reçu des soutiens ? Vos collègues journalistes vous ont-ils témoigné leur solidarité ?

A.R. : Les réactions ont été surtout dictées par la vague de colère et d’émotion suscitée dans l’opinion publique. Certains groupes de journalistes ont réagi, mais bien faiblement. Les partis d’opposition se sont fait beaucoup entendre, essentiellement pour essayer de tirer des avantages politiques de la situation. Depuis ces évènements, je travaille de façon indépendante.

CdB : Quelles types de pressions subissent les journalistes albanais dans l’exercice de leur profession ?

A.R. : La plupart des journalistes albanais travaillent sans contrat de travail. Ils peuvent être licenciés à tout bout de champ, notamment lorsqu’ils défendent leurs reportages devant des représentants de la chaîne, directement nommés par les propriétaires de la chaîne. Ils ont un pouvoir absolu et contrôlent tout ce qui concerne les émissions. S’ils veulent continuer à travailler, les journalistes sont dans l’incapacité de défendre leur travail. Malgré les pressions et les risques de dépressions, ils essaient. Dernièrement, le Premier ministre a encore aggravé cette situation en appelant publiquement à ne pas entrer en contact avec les journalistes. Quant aux associations de journalistes, elles ne sont pas prises au sérieux.

CdB : On parle beaucoup d’autocensure...

A.R. : C’est vrai. Bien sûr, la situation dans laquelle se trouvent les journalistes est inacceptable. L’autocensure est une échappatoire inappropriée, les journalistes devraient avoir le droit de pratiquer normalement leur profession. Malheureusement, au vu de la situation anormale dans laquelle nous nous trouvons, les journalistes perdent peu à peu leur audace, leur courage. Ils se mettent en retrait. Les journalistes ont peur des conséquences que leurs écrits peuvent avoir. Pour vous donner un exemple, j’ai écrit il y a quelques mois un article sur les journalistes qui sont malmenés par leurs employeurs. À cette occasion, j’ai découvert des choses auxquelles je ne m’attendais pas, que parfois les journalistes eux-mêmes témoignaient contre leurs propres collègues, sous la pression de leurs patrons. Certains des journalistes que j’ai contactés ont refusé de me parler, d’autres m’ont demandé que soient effacés leurs noms une fois l’article publié.

CdB : Dans ce contexte, est-il possible de faire du journalisme d’investigation ?

A.R. : Oui, bien sûr c’est possible. Aujourd’hui, grâce à la technologie, nous avons accès à tout un ensemble de données publiques et nous pouvons être mieux informés qu’auparavant. Les transactions financières, par exemple, sont accessibles à tous. Même si ce n’est pas toujours le cas, la technologie peut contribuer à améliorer la qualité du travail journalistique car elle le rend plus facile. Mais les fonctionnaires corrompus et les groupes criminels élaborent également des techniques plus sophistiquées. Ces individus savent que leurs actions peuvent être interceptées, ils savent où les journalistes cherchent, ils s’organisent donc en ce sens. Une partie de l’argent qu’ils gagnent illégalement sert d’ailleurs à dissimuler leurs activité criminelles et leur permet de s’offrir un costume acceptable aux yeux du public. Le journaliste d’investigation doit donc aller plus loin, explorer des terres encore inconnues. Pour cela vous n’avez aucun soutien, vous êtes seul. Et les risques d’échec sont considérables.

CdB : Comment percevez-vous l’évolution du droit à l’information ces dernières années en Albanie ?

A.R. : En Albanie, le droit à la protection des données personnelles est utilisé par les autorités pour dissimuler des informations officielles. Au nom de la protection de ces données, le Commissaire du droit à l’information et à la protection des données (IDP) a anonymisé certains dossiers devant les tribunaux, des dossiers qui étaient auparavant publics. Au nom de la protection des données personnelles, le Commissaire protège la non-publication de contrats publics avec des entreprises privées, contrats qui portent pourtant sur de l’argent public. Plusieurs fois, j’ai voulu enquêter sur ces contrats et l’accès à l’information m’a été refusé. J’ai poursuivi le Commissaire à plusieurs reprises devant les tribunaux et j’ai gagné tous mes procès, mais ceux-ci se poursuivent à des niveaux supérieurs et, malheureusement, l’enquête a été interrompue, de sorte qu’on peut dire qu’elle a échoué.

CdB : Existe-t-il des initiatives positives qui vont dans le sens d’une information de qualité et indépendante ?

A.R. : Oui. Le réseau Balkan Investigative Reporting Network (BIRN) essaie de travailler en ce sens.


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.