Un court récit d’une force et d’une densité exceptionnelles, où tout est dit : le Mal, l’innocence bafouée face à l’arbitraire, l’indifférence de la nature, l’absence de Dieu devant la laideur du monde et les malheurs des hommes, le courage de quelques-uns, comme un dernier espoir pour sauver la dignité de l’être humain.
Un texte total. On ne peut rester indifférent à la lecture de La graine noire du grand écrivain macédonien Taško Georgievski, traduit par Maria Bejanovska. Le livre mérite de figurer parmi les plus beaux textes de la littérature européenne sur les drames et les convulsions du XX-ème siècle. Un texte magnifique, trop peu connu en Occident et c’est très injuste, ayant presque valeur de parabole sur l’Enfer sur terre.
Les éditions Cambourakis en proposent aujourd’hui une édition de poche après celle du Cheval rouge, du même auteur, l’année dernière, traduit également par Maria Bejanovska.
Un récit au ton juste, dense, il fait quelque cent trente pages, des dialogues et des situations que l’on devine tout de suite autobiographiques. On retrouve le grand thème d’inspiration de Georgievski. L’écrivain fut marqué sa vie durant par son départ forcé de son village avec sa famille pendant la guerre civile en Grèce (1946-1949). Il était alors un tout jeune homme.
Nous sommes ici sur une île indéterminée, sans doute de la Mer Egée, « une île de pierres silencieuses, de buissons muets et de soleil qui s’égoutte par la bouche du diable », pendant la guerre civile en Grèce. Des prisonniers appartenant à l’Armée populaire de libération nationale (ELAS), rongés par la faim et la soif, victimes d’officiers de l’Armée royale grecque, sadiques et cruels, voire fous comme le sinistre capitaine Skaloumbakis, qui multiplient les brimades et les sévices sur ces malheureux. Un monde clos dévasté par l’arbitraire, écrasé par le soleil et le souffle immuable de la mer déserte.
Sauver ce qui reste de mon âme.
Pour « retourner chez les humains », les détenus doivent reconnaître avoir été des sympathisants communistes et faire allégeance au roi, ce qui n’est qu’un leurre destiné à briser la conscience de ces hommes épuisés par les travaux forcés et absurdes. Tyran malade rêvant de normalité petite-bourgeoise, Skaloumbakis ordonne à ses esclaves la construction d’une demeure entourée d’un jardin, ainsi qu’une église.
La haine des geôliers s’étend à tout ce qui est différent, aux Macédoniens, aux Bulgares et autres minorités, qui sont accusées de tous les maux. Doné, le héros du livre, simple paysan macédonien bousculé par les événements de l’Histoire, suscite quant à lui quolibets et violences obscènes de la part de la soldatesque en raison de sa calvitie de naissance.
Chaque prisonnier tente de résister moralement, enfermé en lui-même et dans ses souvenirs. « Les lèvres et les pensées de tous étaient cadenassées », et la mitrailleuse « les regardait ».
Les plus faibles, nous résistons mieux.
Doné pense à sa femme Anguelina, seul moyen pour lui de ne pas sombrer dans le désespoir. Où puise-t-il la force morale de ne pas signer le document ? « Pour moi, le plus important c’est de sauver ce qui reste de mon âme », s’exclame-t-il à un compagnon d’infortune, Hristos. Doné a cette phrase extraordinaire : « Nous les plus faibles, les plus nuls, nous résistons mieux, sans doute parce que nous savons nous échapper de la souffrance. »
Beaucoup cependant « capitulèrent et finirent par signer », comme Niko, « le jeune Grec », mais « il ne fut pas relâché pour autant (...) Ils le gardèrent là, lui collèrent une arme entre les mains et, avec elle, la honte » vis-à-vis de ses compagnons d’infortune.
Tasko Georgievski nous livre quelques portraits très réussis de ces jeunes gens aux âmes simples venus de la campagne, balayés par des événements qui les dépassent. Le plus poignant est assurément celui de Hristos, l’ouvrier consciencieux et profondément croyant, véritable personnage christique et de souffrance à l’image de son prénom, qui accepte de construire l’église voulue par le capitaine Skaloumbakis. Il est persuadé que les icônes des saints qui peupleront le sanctuaire les sauveront. Il ne peut concevoir qu’elles restent indifférentes à leur malheur. Mais les icônes restent muettes.