Si vous le permettez, je parlerai ici d’une ville : « une ville qui existe, concrète, réelle, bien qu’elle ne figure pas sur les cartes géographiques. Habitée par des gens qui vivent ici et là, en Italic et aux quatre coins du monde, c’est la cité des amis de Bobi » et de Fery Fölkel, mais aussi des Italo Svevo, Umberto Saba, Scipio Slataper, Giani Stuparich, Boris Pahor, Roberto Bazlen, Anita Pittoni, Fery Fölkel, Virgilio Giotti, Cergoly, L. Carolus, Paolo Rumiz et Claudio Magris [1].
Trieste donc, la littérature pour territoire ; seul territoire à même de donner consistance à la complexité triestine, soit un espace à la fois « singulier pluriel », libre et ouvert sur l’avenir. On doit à Angelo Ara et Claudio Magris l’heureuse formulation : « la triestinité existe dans la littérature, sa seule vraie patrie, autrement il est impossible de la situer avec précision. Trieste, plus peut-être que d’autres villes, est littérature, sa littérature. »
Au-delà des clichés de la « Trieste-patriotique » et de la « Trieste-ville-frontière(s)-cosmopolite » qui ne font que caricaturer son originalité, la littérature triestine la plus significative permet de saisir sur le vif la triestinité, ses métamorphoses et son actualité. C’est là précisément l’enjeu des éditions Triestiana fondée en 2021 par Laurent Feneyrou et Pietro Milli qui nous permettent de (re)découvrir la poésie de Trieste et de ses environs, depuis les anciens comtés de Gorizia et Gradisca, jusqu’au littoral aujourd’hui slovène et croate de l’antique Histria.
Projet merveilleux qui nous régale des livres majeurs reprenant le format d’une collection historique de Trieste, celle du Zibaldone que dirigea la styliste, écrivaine et éditrice Anita Pittoni de 1949 à 1977. Ce qui est particulièrement remarquable en ces temps où nombre d’éditeurs vont au plus pressé se contentant d’un travail éditorial pour le moins superficiel pour ne pas dire inexistant, les éditions Triestiana accompagnent les textes publiés de préfaces et de postfaces tout simplement remarquables – décoiffant comme la bora, ce vent « clair et obscur », « à la violence mauvaise et sombre » qui s’abat sans mesure sur Trieste.
Rappelons que pour poète qu’il soit, nous devons à Fery (Ferruccio) Fölkel (1921-2002) deux ouvrages remarquables, le premier de 1979 sur la Rizière de San Sabba, cette usine triestine transformée d’abord en caserne puis en camp de concentration et de transit, devenue en 1944 champ d’extermination. Dans sa substantielle postface, Laurent Feneyrou souligne l’actualité de ce livre : « L’histoire, dans La Rizière de San Sabba [de Fölkel], est aussi celle du temps présent et en appelle à l’affirmation de valeurs morales, celles-là mêmes de Fölkel, qui détestait les excès d’une mémoire exclusivement dolente et commémorative : la justice, le refus du nationalisme, la liberté dans une société de paix et de tolérance. » Ce livre de Fölkel est sans concession, notamment il « juge sévèrement les ambiguïtés des Anglo-Américains qui, désignant déjà l’adversaire de demain, les Slaves rouges, la Yougoslavie du maréchal Tito et, à travers elle, l’Union soviétique, ne donnèrent aucune suite aux atrocités du camp d’extermination, quand ils ne maintinrent pas en place des juges fascistes. »
Le deuxième, écrit avec une autre figure majeure de la littérature triestine, Cergoly, L. Carolus (1908-1987), est un ouvrage consacré à l’histoire de la ville publié en 1983 : Trieste province impériale (Trieste provincia imperiale : splendore e tramonto del porto degli Asburgo), dont Fölkel signe la première partie « Jaune et noir était mon empire » qui déconstruit le mythe de Trieste. Comme le relève Feneyrou, « Fölkel s’oppose à la destruction des singularités et résiste à cette italianità qui assimile les juifs, renie les Autrichiens et soumet les Slovènes. » On reconnaît immédiatement l’influence du socialiste Angelo Vivante, l’auteur de L’Irrédentisme adriatique (1912). Livre incontournable que résume Feneyrou tout en citant une interview de Fölkel situant l’importance de Vivante : « Vivante m’a aidé à comprendre que nous avions et avons des frères ou, du moins, des cousins slovènes à la maison et que nous avons une énorme dette envers eux tous. »
Les thématiques abordées dans « Jaune et noir était mon empire » se retrouvent dans le recueil Récit de 5744 (Racconto del 5744) publié en 1987 dont l’originalité est de proposer les 21 poèmes – sur les pages paires en vers, et sur les impaires, en prose – en italien où tour à tour le slovène, l’allemand ou le yiddish viennent signifier leur ancrage local. Comme le résume l’auteur de la postface : Récit de 5744 « alterne mémoires orales d’une lignée, séquences autobiographiques, analyse de soi et pages d’historien ou d’essayiste, inscrivant le sujet dans les traditions qu’il s’assigne et dans son territoire, réel ou imaginaire. » Incontournable, le Karst – « ce Karst de l’autre, socialement et culturellement méprisé, opprimé, persécuté, à qui cependant Trieste doit tant » – ne saurait manquer comme l’illustre cet extrait de Récit de 5744 traduit par Feneyrou : « Mais qu’aurait été, comment se serait développée Trieste au XIXe siècle sans les porteurs du port, les charretiers, les tailleurs de pierres des carrières d’Aurisina, les ouvriers de la Ferriera di Servola et de l’Arsenale, les paysans de Zaule ou de San Giovanni, les tâcheronnes qui travaillaient durement dans les maisons des commerçants et post-commerçants que les énormes richesses soudainement accumulées avaient rendus névrotique ».
Tant la postface permet de situer Balivernes. Trente-trois poèmes du juif au regard de l’œuvre du poète, tant la préface Elvio Guagnini offre un indispensable sésame aux balivernes (monàde) qui, on s’en doute, n’en sont point [2]. Les Trente-trois poèmes du juif traitent donc de choses importantes et ce en mode multilingue. Dès le premier poème, éponyme, on passe de l’anglais au dialecte triestin, à l’italien, à l’allemand, puis de nouveau au dialecte.
Balivernes
These are mean Things
dit le petit homme anglais –
dans mon pays ils les appellent balivernes.
Tu as raison, je termine là une histoire :
le navire de guerre coule à pic –
tout est parfait, grand pavois
équipage aligné sur le pont
sifflets des maîtres
cuivres si brillants poudre à canon.
Mais le phare de punta Salvore tourne à vide.
Jawohl, mein Kapitän, alles verloren.
Alles, ganz alles ? Peut-être subsiste-t-il,
peut-être nous reste-t-il le lexique triestin,
sa douceur-âpreté.
Et après, si ce bastion tombe aussi ?
Mais voyons papa, mon vieux juif,
il reste les balivernes.
© Triestiana. Traduction de Laurent Feneyrou et de Pietro Mili.
Ce texte donne le ton d’un dialogue sans concession avec la mémoire et l’histoire, celle de la ville mais aussi celle toute personnelle et intime – celle-ci se mesurant à celle-là et réciproquement. Guagnini à la fois met en garde et suscite l’intérêt du lecteur : « “Difficile”, ce livre de Fölkel, en raison […] du jeu complexe des contradictions et de l’argumentation des réflexions que Fölkel met en œuvre dans des images intenses, limpides, fruit d’un jeu articulé de renvois entre mémoire et utopie, passé, présent et futur, esprit critique aigu et intense passion. »
Triest Trst Trieste
Ma pauvre ville dite italienne
toi qui vis dans les souvenirs du passé
je me demande qui, putain d’histoire,
depuis tant d’années t’a ensorcelée.
Ce Giacomino Joyce
Irlandais flagorneur
Svevo italophone
grand romancier
triste bourgeois
ou l’italien Saba
presque courtois ?
Et puis en avant en avant toute
les navires de guerre
Erzherzog Ferdinand, Prinz Eugen –
le grand pavois hissé la mitraille intacte
sur la hampe la plus haute le drapeau
de notre empereur jaune et noir.
En cet hiver de soixante-quatre
sans bora ni neige ni amour de nostalgie
comme un chat noir errant
je cherche à Trieste le ghetto
je bondis sur le toit d’un palais
© Triestiana. Traduction de Laurent Feneyrou et de Pietro Mili.
Pour aller plus loin :
Ara, Angelo et Claudio Magris, Trieste, une identité de frontière, Seuil, 1991.
Fölkel, Ferruccio, La Risiera di San Sabba. L’Olocausto dimenticato : Trieste e il Litorale Adriatico durante l’occupazione nazista, Rizzoli, 2000 (première publication chez Mondadori en 1979).
— , Racconto del 5744, Studio Tesi, 1987.
Cergoly, L. Carolus et Ferruccio Fölkel, Trieste provincia imperiale : splendore e tramonto del porto degli Asburgo, Bompiani, 1983.
Zorzenon, Luca (Sous la direction de), Angelo Vivante e il tramonto della ragione, Centro Studi Scipio Slataper, 2017.
Vivante, Angelo, L’Irrédentisme adriatique, Imprimerie commerciale,1917.
Éditions Triestiana :
Brazzoduro, Gino, Œuvre poétique I. Traduction de l’italien par Laurent Feneyrou et Pietro Milli, Triestiana, 2023.
Giotti, Virgilio, Petit chansonnier amoureux. Traduction du triestin par Laurent Feneyrou et Pietro Milli, Triestiana, 2022.
Marin, Biagio, La guirlande de ma sœur, Traduction du graisan par Laurent Feneyrou et Pietro Milli, Triestiana, 2023.
À paraître en 2024 aux Éditions Triestiana :
Cergoly, L. Carolus, Ponterosso
Giotti, Virgilio, Soir
Tizzoni, Fedoro, Canonnades.