Blog • Roumanie, 1989-2019 : On a eu la révolution qu’on méritait (2/3)

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Après avoir vécu presque autant d’années à Paris qu’à Bucarest, je suis devenu à la fois un observateur de l’intérieur et de l’extérieur... De Noël au jour de l’An, à Bucarest, il y a trente ans : journal d’un bref retour au pays en révolution.

Etes-vous manipulé ? (Florin Cora, România libera, 31.03.1990)

Après avoir vécu presque autant d’années à Paris qu’à Bucarest, je suis en quelque sorte un observateur de l’intérieur et de l’extérieur à la fois. Et quelque chose me saute aux yeux ces jours de décembre 1989 à Bucarest : le contraste entre la roublardise de certains et la naïveté de tant d’autres.

La roublardise, je la perçois au hasard de curieux échanges, des propos peu amènes et plutôt décousus auxquels j’ai pu assister à différentes reprises. Comme le 25 décembre dans le hall de l’hôtel international Lido, vidé de ses clients par les événements. Des membres du personnel, des agentes d’entretien jusqu’au directeur en passant par les hôtesses d’accueil, se lancent toutes sortes d’invectives à demi-mots, de menaces à peine voilées, d’allusions aux états de service de chacun sur un ton goguenard mais qui peut à tout instant devenir accusateur. Difficile, en les écoutant, de savoir si c’est du lard ou du cochon, de la bravade ou de la provocation en attendant la délation. On a là comme un avant-goût des temps troubles à venir.

Le jour de l’An, en attendant pendant des heures d’embarquer pour Paris, dans les couloirs de l’aéroport Henri Coanda d’Otopeni, presque vide lui aussi suite aux combats de la veille opposant des soldats entre eux et des soldats à des civils pris pour des « terroristes », j’ai droit à des scènes similaires qui mettent aux prises victimes, collaborateurs et agents réels ou imaginaires de la Securitate pendant plusieurs heures. Les hauts parleurs diffusent en direct la messe orthodoxe, sans doute pour la première fois dans un lieu public depuis quarante ans. La scène la plus grotesque se déroule dans les WC du bâtiment : d’un cabinet à l’autre, les occupants, qui n’ont pas comment se voir, entre deux jurons et quelques éclats de rire traitent de « terroriste » tel ou tel collègue ou supérieur hiérarchique.

La veille, lors de la visite que les responsables de l’ONG ont prévu de rendre à un hôpital bucarestois, je les laisse en compagnie du médecin en chef qui se fait un plaisir de les accueillir en français et je m’attarde avec les quelques « gardes patriotiques » qui font le guet à l’entrée de l’établissement. C’est des civils armés de fusils hors d’usage, m’avouera plus tard l’un d’entre eux. Ce qui n’empêche pas le chef auto-proclamé, auquel les autres ne semblent pas trop se fier, de faire un récit rocambolesque des exploits de sa petite formation paramilitaire dans la lutte pour repousser et anéantir les « terroristes ». S’agit-il d’un simple vantard, qui va jusqu’à braquer son fusil – qui est chargé puisqu’il tire un coup en l’air à un moment donné – sur un passant louche à ses yeux ? Ou d’un ancien collaborateur ou agent de la Securitate en train de se forger un profil de révolutionnaire ? Allez savoir… Reste que ceux qui l’accompagnent semblent accorder peu de crédit à son récit, quand bien même il est censé mettre également en valeur leur propre héroïsme.

Naïveté et roublardise

La naïveté dont font preuve la plupart de mes interlocuteurs, y compris ceux que je rencontre pour la première fois, peut être résumée ainsi : « C’est fantastique ce qui nous arrive, nous avons fait la révolution, nous les avons eus, il y a peut-être des zones d’ombres, mais tous ceux qui sont tombés, ce n’est pas pour rien… » Autant ces thèmes reviennent à tout bout de champ, autant les questions telles que « Qui a fait la révolution ? », « Qui a tiré sur qui ? », « Pourquoi tant de victimes ‘’collatérales’’ ? » et surtout « Que faire maintenant ? », restent sans réponse cohérente, en suspens.

Un soir, à Piaţa Romană, après avoir rejoint un attroupement hétéroclite particulièrement animé autour d’une croix qui vient d’être érigée à la mémoire des victimes, il se passe un long moment avant qu’on assiste enfin à une prise de parole. C’est un pathétique « Mort au communisme ! » repris avec plus ou moins d’enthousiasme par les participants. Et c’est tout. La tête de l’orateur m’est vaguement familière mais je n’arrive pas à lui mettre un nom. Lui, il m’appelle par mon prénom et m’embrasse tout ému : « Nous vivons une époque formidable, réalises-tu le combat que nous devons mener ? » Je n’ai pas la force de lui faire remarquer que c’est apparemment surtout des communistes qui viennent de faire tomber le communisme... Trente ans après, ils sont nombreux en Roumanie à être sincèrement persuadés que le communisme n’est pas mort et, lors des manifestations contre la corruption et les frasques du tout puissant Parti social-démocrate, à entonner des slogans rageurs contre la « peste rouge ».

Autre exemple, bien plus terrifiant. En visite chez une cousine de ma mère, sa fille nous raconte un peu gênée les tribulations d’une de ses collègues de bureau qui a eu toutes les peines du monde pour récupérer la dépouille de son fils criblé de balles et présenté au départ à la morgue comme un « terroriste arabe », pour l’enterrer. Étrange. « Que pouvaient bien chercher ces ’terroristes arabes’ ces jours-là ? » J’ai le plus grand mal à faire admettre à l’assistance que ce devait être une rumeur grossière. « Et la dame en question, que va-t-elle faire ? », je demande. « Que peut-elle faire ? Heureusement, elle a réussi à enterrer son garçon. » Tétanisés, ces gens-là et tant d’autres à ce moment-là sont prêts à avaler n’importe quoi.

La roublardise des uns et la naïveté des autres vont jouer un rôle déconcertant par la suite. La première, qui m’a tant agacé, se révèlera finalement plus bénigne que la seconde. Payante au début le temps que la situation se stabilise, la roublardise fera ses preuves dans certaines limites et le malaise qu’elle a provoqué finira par se dissiper. Les roublards peuvent remporter de petites « victoires » et même réaliser des opérations de plus grande d’envergure, mais dans la plupart des cas il s’agit en quelque sorte de réflexes vitaux relevant de la simple débrouillardise. Autrement plus dramatiques seront les conséquences de la naïveté de tous ces Roumains qui, on l’oublie trop souvent, sortaient d’une longue décennie de privations de toutes sortes et d’isolement extrême. Au fur et à mesure des révélations concernant « leur » révolution, les tenants et les aboutissants des changements qui allaient s’imposer souvent à leurs dépens, nombre de Roumains se sentiront piégés, dupés, manipulés. À partir de la mi-janvier 1990, un lourd climat de suspicion s’installe, ouvrant la voie aux rancunes et aux haines les plus tenaces pour les années à venir.

Retrouvez le premier volet de ce « retour au pays » : « Roumanie, 1989-2019 : On a eu la révolution qu’on méritait (1/3) »

Et notre dossier : « 16 décembre 1989, la révolution roumaine commence... »