Blog • Roumanie, 1989-2019 : On a eu la révolution qu’on méritait (1/3)

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De Noël au jour de l’An, à Bucarest, il y a trente ans : journal d’un bref retour au pays. Pour sentir le désir de révolution, désespérer de la naïveté des uns, de la roublardise des autres et, surtout, de l’absence d’une culture politique critique.

Vendredi 22 décembre 1989, coup de téléphone de la permanence du syndicat (des correcteurs, CGT) qui m’annonce : « ONG cherche interprète du roumain ». Je prends vite rendez-vous dans un café à Ménilmontant, départ dans trois heures... Depuis plusieurs jours, je vois les images de la Roumanie à la télé, sans réussir à me persuader que c’est vrai. Ça fait plus de dix ans que je cherche à comprendre comment faire éclater le régime politique qui broie tant de mes semblables et auquel j’ai échappé de justesse en quittant le pays. De la chaîne des régimes communistes, le maillon le plus faible est la Pologne, on en a eu un avant-goût avec les grèves de Gdansk en 1970, puis la montée en force de Solidarność l’a confirmé, les dissidents en URSS ont mis en lumière les failles de ce type de régime, la résistance pacifique en Tchécoslovaquie a marqué des points, mais la Roumanie… Les très rares opposants ont été isolés lorsqu’ils n’ont pas été sortis de la circulation, tel cet électricien de Ploieşti, Vasile Paraschiv, littéralement disparu après plusieurs internements psychiatriques pour « délire réformiste » en raison de ses revendications syndicales. Il n’y a aucune jonction entre ces opposants et les mouvements sociaux. Les protestations collectives comme cette manifestation pour réclamer les salaires impayés des ouvriers de l’usine Tractorul à Braşov qui a tourné à la contestation du régime, deux ans auparavant, sont pour la plupart étouffées dans l’oeuf par un appareil sécuritaire efficace [1].

Je suis sceptique mais aussi bouche bée devant la précipitation des événements. Je saute sur l’occasion qui se présente à moi non pas « pour voir » mais pour faire quelque chose, donner si possible un coup de main. C’est un peu comme si j’allais accomplir maintenant l’équivalent du service militaire auquel je me suis soustrait quinze ans plus tôt par aversion pour cette institution, véritable école de la soumission à mes yeux. Le convoi est composé de plusieurs véhicules, mais je m’abstiens de me proposer comme chauffeur, en me disant que s’il y a des combats en Roumanie, et si cette ONG spécialisée en aide chirurgicale d’urgence décide d’observer la neutralité ou de se retirer, je puisse rejoindre à tout moment l’insurrection. J’ai même concocté un plan, dans le cas où cela s’avérait nécessaire et si l’occasion se présentait, de m’emparer d’un de ces véhicules si bien équipés en matériel médical au profit des insurgés. Les jérémiades du médecin qui conduit la camionnette Mercedes dans laquelle je me trouve, parce que la décision de son ONG d’intervenir en Roumanie le prive du Paris-Dakar, m’ôtent vite toute réticence à l’idée d’un éventuel détournement. Le désir de se confronter à des réalités autres que celles de tous les jours en France, avec tout ce que cela comporte d’attrait solidaire et de curiosité malsaine, semble animer la plupart des personnes présentes dans le convoi. Avec une exception : un compatriote venu avec sa propre voiture qui m’avoue tout fier qu’il est du voyage parce que c’est le moment propice pour faire des affaires. Il me fait penser à l’un des personnages du Troisième homme, avec Orson Wells, le trafiquant au marché noir du nom de Popescu, officiant à Vienne, occupée par les Alliés.

Une fois arrivés en Yougoslavie, la décision est prise de ne pas traverser la frontière vers Timişoara, où des combats sont annoncés, et de poursuivre la route pour rejoindre la Roumanie par la Bulgarie. La situation est confuse. Après plusieurs tentatives d’en savoir plus à la radio, je tombe sur un poste roumain. C’est mon premier contact avec mon pays, avant même de traverser la frontière. La speakerine harangue les auditeurs contre le communisme et son chef sur le même ton énervé et puisant dans la même rhétorique creuse que celle utilisée des années durant pour exhorter la population à travailler pour le communisme. Puis vient enfin une « vraie » info, impossible à mettre sur le compte des spéculations qui vont bon train : Ceauşescu a été exécuté. Voilà, comme ça ils vont pouvoir tout mettre sur son dos, me dis-je. Mais qui sont-« ils » ? Trente ans après, la réponse est toujours malaisée, leur identification précise demeure sujette à caution. Une chose est cependant certaine : « ils », c’est-à-dire ceux qui se contenteront de mettre tout sur le dos du défunt, furent plus nombreux qu’on ne le pensait au départ.

Après avoir franchi la frontière bulgare, le convoi traverse tôt le matin du 24 décembre plusieurs villages de la pleine qui sépare le Danube de Bucarest. Sur les routes enneigées, des familles entières de villageois sortent nous saluer, contents peut-être de voir que des gens venus de loin s’intéressent enfin à eux et les aideront peut-être à sortir de leur misère, de leur solitude. Des visages plutôt tristes mais qui laissent entrevoir comme un début d’espoir, comme un peu partout en Roumanie. Je pense que je ne me suis jamais senti aussi proche de ce pays qu’à ce moment-là.
Un saut dans le temps à propos de cette région, une des plus déshéritées de Roumanie : en la traversant en train, des années plus tard, j’ai eu la réponse à une question qui me hantait depuis plusieurs années. On apercevait de la fenêtre, disséminés dans la nature, de petits groupes de personnes sommairement vêtues, parmi lesquelles des enfants tout nus, installés au milieu des champs dans des conditions plus que rudimentaires, attendant sous un soleil de plomb de reprendre la route, tandis que d’autres groupes avançaient péniblement, avec leurs affaires, souvent à pied, parfois les uns sur les autres en charrette… Des Roms. Or la sédentarisation de la grande majorité de ceux qui pratiquaient encore le nomadisme par le passé, en rapport souvent à leurs occupations professionnelles, avait eu lieu dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Que s’est-il donc passé pour qu’ils réapparaissent en si grand nombre après la chute du régime communiste ? Sous le coup de la fermeture des grandes industries et surtout de la suppression de coopératives agricoles et de la redistribution des terres, bien des Roms ont été littéralement mis sur les routes à la recherche de nouvelles sources de subsistance. Ils accomplissaient auparavant les tâches les plus pénibles et n’avaient pas de terres lors de l’établissement des coopératives. Nous avons affaire désormais à un nomadisme de type nouveau, loin des clichés circulant sur les « gens de voyage », un nomadisme contraint le plus souvent.

La longue traversée de Bucarest jusqu’au centre-ville, où nous devons être logés dans des locaux de l’ambassade de France, est moins spectaculaire. Une fois arrivés, je m’empresse de m’éclipser pour retrouver ma maison qui se trouve à deux pas, ils m’appelleront quand ils auront besoin de moi, ce qui n’arrivera qu’à deux reprises puisque souvent leurs interlocuteurs parlaient le français. À ma grande surprise, dès le départ et tout au long de mes errements aux quatre coins de la ville pour retrouver mes repères, les gens que je croise, avec lesquels je m’entretiens pour une raison ou pour une autre, des membres de ma famille ou des amis perdus de vue depuis un moment, mais aussi des inconnus désireux de s’exprimer, semblent tout aussi abasourdis que moi, quelques jours auparavant, à Paris, après avoir visionné à la télé les reportages des envoyés spéciaux.
Mais la plupart d’entre eux – ils me le reconfirmeront quand je les reverrai des années plus tard – n’ont aucun repère politique ni aucune idée des scénarios potentiels. Ils sont dans le feu de l’action présente. Une action à laquelle, fascinés, ils s’accrochent sans discernement aucun.

A suivre : Roumanie, 1989-2019 : On a eu la révolution qu’on méritait (1/3)

Et notre dossier : « 16 décembre 1989, la révolution roumaine commence... »

Notes

[1Tout au long des années 1980, l’auteur de ces lignes a fait partie du collectif qui éditait Iztok, revue libertaire sur les pays de l’Est. La plupart des contributions des vingt numéros parus en français sont aujourd’hui consultables sur la Toile. Le dernier, consacré à la Roumanie, porte sur l’année 1990 : http://www.la-presse-anarchiste.net/spip.php?rubrique78