Blog • La Serbie de Vučić est (encore) plus moderne que la France de Macron

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Emmanuel Macron aurait rêvé de le faire, mais le Président serbe vient de lui griller la politesse en nommant une femme, professionnelle « issue de la société civile » et « ouvertement lesbienne » au poste de Premier ministre. Qui dit mieux qu’Ana Brnabić ?

Ana Brnabić
© Beta/Milan Obradović

Foutus Serbes ! La France croyait avoir enfin trouvé, avec l’élection d’Emmanuel Macron, sa place au sommet des pays les plus modernes d’Europe, et la voici coiffée sur le poteau, à trois jours d’un second tour qui doit confirmer le très moderne renouvellement de sa classe politique. Avec un peu de chance, la France devrait compter dimanche soir, au nombre de ses député(e)s une torera et une astrologue fraudeuse fiscale mais, selon toutes probabilités, elle aura toujours pour Premier ministre un médiocre auteur de romans érotiques.

Rien à voir avec la Serbie, qui pulvérise d’un coup tous les records d’Europe. Les pays de l’ancienne Yougoslavie et leurs voisins ont déjà eu des femmes Premières ministres : Jadranka Kosor en Croatie, Alenka Bratušek en Slovénie, sans oublier le précédent de Tansu Çiller en Turquie dès 1996. Par contre, aucun pays d’Europe n’avait encore eu de Premier(e) ministre lesbienne — seul le Premier ministre luxembourgeois ayant, à ce jour, réussi à imposer son mari aux rencontres des conjoint(e)s des chefs de gouvernement.

Les agences internationales soulignent que cette nomination intervient dans un pays « profondément traditionnaliste » (AFP), mais oublient de mentionner que l’homme qui vient de décider de cette nomination, après avoir gaillardement cumulé durant plusieurs mois les fonctions de Président élu, de Premier ministre et de chef du parti dominant, est lui-même issu de l’extrême-droite nationaliste. Qui osera donc encore parler du (post)-fasciste Vučić ? Qui pourra encore douter de la « sincérité » de sa « conversion pro-européenne » ? Il n’a pas hésité à aller contre les préjugés, si forts dans son propre parti (où les « casseurs de pédés » étaient encore légion il y a peu, mais ils sont, comme leur chef, en train d’être touchés par la grâce de la tolérance pro-européenne).

Nationalistes, nous ? Non ! Pas nous, eux...

Ana Brnabić n’est pas seulement lesbienne, elle est également jeune (41 ans), et d’origine croate, rappellent les agences. Encore une fois, la France qui comptera bien, dimanche soir, quelques député(e)s issues de la « diversité » (entendre : des fils, filles, petit-fils ou petites-filles d’immigrés) peut aller se rhabiller. Avec une Première ministre « d’origine croate », la Serbie prend un avantage décisif dans les polémiques stériles et récurrentes qui l’opposent toujours à Zagreb. Nationalistes, nous ? Non ! Pas nous, eux...

D’ailleurs, et c’est bien en cela qu’Emmanuel Macron doit s’inquiéter s’il entend toujours concourir au premier prix de la modernité européenne, Aleksandar Vučić n’a pas du tout nommé Ana Brnabić parce qu’elle était lesbienne, ni parce qu’elle était d’origine croate, ni parce qu’elle était issue de la société civile, mais parce qu’elle était la plus compétente... Et oui, dans cette si moderne et si européenne Serbie, la carte du parti n’importe même plus, seules comptent les compétences. Et comment trouver mieux qu’Ana Brnabić, passionnément libérale, parfaitement avertie des complexes mécanismes européens et intimement liée aux milieux d’affaires serbes ? Elle a dirigé des ONG engagées dans le développement économique, favorisant l’intégration des jeunes professionnels serbes qui veulent revenir au pays.... N’en jetons plus, si elle avait été Française, la jeune femme aurait immédiatement été investie candidate « En Marche » aux élections législatives...

Mais voilà, tant pis pour le « jupitérien » Président français, la Brnabić est serbe, et quel coup de maître pour son patron Vučić ! Le partenaires européens de la Serbie ne peuvent que saluer cette nomination et ils auront, face à eux, une bonne connaisseuse des dossiers, ce qui n’est bien sûr un mal pour personne. Quant aux « partenaires » locaux du Parti progressiste serbe (SNS), les socialistes d’Ivica Dačić, que peuvent-ils dire ? Leur chef s’est fait souffler le poste de Premier ministre sous le nez, mais il devra ravaler ses critiques, au risque de se faire taxer d’homophobie...

Ramush Haradinaj négociant à Bruxelles avec Ana Brnabić, voilà qui aurait eu de la gueule !

Au vrai, Ana Brnabić n’aura pas la tâche aisée. C’est elle qui devra imposer les réformes libérales les plus impopulaires et c’est elle qui prendra les coups. En France, par contre, Edouard Philippe n’offre qu’une protection dérisoire à Emmanuel Macron : c’est le Président qui veut imposer à coups d’ordonnance la « réforme » du droit de travail et de certains mécanismes cruciaux de la protection sociale, et c’est lui qui devra affronter la colère des citoyens. En Serbie, le rusé Vučić pourra toujours dire : « ce n’est pas moi, c’est elle »... Et le vaillant petit soldat Brnabić encaissera les coups, servira même peut-être de fusible éjectable.

En fait, le casting aurait été parfait si ces foutus Kosovars avaient bien voulu voter massivement pour la « Coalition des commandants », comme Belgrade leur suggérait de le faire, d’une manière grossièrement subliminale : Ramush Haradinaj négociant à Bruxelles avec Ana Brnabić, voilà qui aurait eu de la gueule ! Et si jamais la Serbie se décide finalement à prendre quelques décisions un peu désagréables, comme de reconnaître l’indépendance du Kosovo, nul doute qu’Aleksandar Vučić se fera un plaisir de laisser son stylo à la Première ministre Brnabić pour parapher le document.

Et que pourra-t-elle dire ? Ana Brnabić n’est pas seulement femme, jeune, lesbienne et « d’origine croate ». C’est surtout une créature de son maître Vučić, sans soutien politique ni populaire, qui ne pourra que se soumettre ou se démettre... C’est à cela que servent les figures de la « société civile » qui s’égarent dans un monde politique dont les règles demeurent, même dans la si moderne Serbie, terriblement traditionnelles.

Sa nomination représente-t-elle néanmoins une forme de « transgression » ? Oui, Aleksandar Vučić, renforcé par l’onction du suffrage universel, n’a pas hésité à doucher les ambitions de son allié Dačić et des jeunes ambitieux de son propre Parti progressiste serbe... En nommant Ana Brnabić, il montre qu’il fait ce qu’il veut, qu’il est le patron, le gazda de la Serbie, qui peut même nommer une lesbienne pour représenter le pays.

Dans un vidéo-clip resté célèbre, Vučić joue les pilotes d’avion, Ana Brnabić ne sera jamais qu’une hôtesse de l’air, enfin, disons la cheffe de cabine.

En effet, n’en doutons pas, la charge de la nouvelle Première ministre sera avant tout de représentation. Elle offrira un visage jeune, moderne et efficace du pays, elle renforcera son image internationale, mais les affaires continueront de se décider dans le cabinet du Président-chef du parti... Dans un vidéo-clip resté célèbre, Vučić joue les pilotes d’avion, Ana Brnabić ne sera jamais qu’une hôtesse de l’air, enfin, disons la cheffe de cabine.

Et, bien évidemment, il serait parfaitement illusoire d’imaginer que sa nomination va changer quoi que ce soit à la situation des homosexuel(le)s en Serbie, des jeunes gays qui découvrent leur différence dans un lycée d’Aranđelovac, de Čačak ou de Kladovo, et qui ne rêvent que de s’enfuir de Serbie, quand ils ne choisissent pas de mettre prématurément fin à leurs jours.