La Serbie a désormais un nouveau patron, un vrai gazda. L’ancien ministre de l’information de Slobodan Milošević cumule les charges de Président élu, de Premier ministre et de chef du parti, de l’omniprésent Parti progressiste serbe (SNS)… Jamais Milošević n’avait concentré autant de pouvoir, jamais il n’avait pu s’appuyer sur un appareil aussi puissant que celui du SNS, qui quadrille le pays, encadre la fonction publique et met l’économie nationale en coupe réglée.
Dès dimanche soir, le Premier ministre-candidat-président-élu a écarté toutes les questions constitutionnelles que cette concentration des pouvoirs pourrait poser, en expliquant qu’un nouveau gouvernement serait formé « d’ici deux mois ». Mais, que ce gouvernement soit formé dans deux jours, deux mois ou deux ans, le temps ne compte guère, Aleksandar Vučić restera le boss, et pour longtemps encore.
Il est clair que les pays des Balkans sont entrés dans une phase nouvelle, post-politique et post-démocratique, de leur histoire. Autrefois, même à l’époque de Tito, même à l’époque de Milošević, la Serbie était un pays où l’on parlait beaucoup politique, mais cette époque est révolue. En effet, à quoi bon parler encore politique quand le pays dispose d’un guide, d’un chef visionnaire et omnipotent ? La séquence étrange que vient de connaître la Serbie n’a ressemblé en rien à ce que l’on entend classiquement par « campagne pré-électorale ». Le Premier ministre-candidat a monopolisé l’accès à tous les médias, notamment audiovisuels, et l’Autorité de régulation des médias électroniques n’a même pas jugé bon de décompter le temps de parole des candidats : selon un calcul effectué par une structure indépendante, le Bureau for social research (BIRODI), Aleksandar Vučić a disposé de 672 minutes de temps de parole sur les cinq principales chaines de télévision du pays, soit 250 minutes de plus que les dix autres candidats réunis.
L’Union européenne, reniant tous ses principes démocratiques, s’accommode de cette situation. Lyrique, le Commissaire européen Johannes Hahn s’est fendu de messages dithyrambiques sur twitter pour féliciter le nouvel élu. On connaît les raisons de cet enthousiasme : Vučić serait l’homme de la « stabilité » régionale, grâce à la bonne volonté qu’il manifesterait sur le dossier sensible du Kosovo et, à ce titre, il a su se rendre indispensable à des Européens tragiquement dépourvus de vision et de stratégie régionale.
Les politiciens véreux, les oligarques, les criminels, les journalistes et les think tank complaisants et même les chanteurs de turbofolk sont tous « pro-européens ».
Florian Bieber a forgé le néologisme de « stabilocracy » pour désigner ce régime particulier que connaissent désormais la Serbie et l’ensemble des Balkans occidentaux, régime dont Aleksandar Vučić est le meilleur représentant avec son compère, l’inamovible parrain du Monténégro Milo Đukanović.
Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. Pendant longtemps, la question de l’intégration européenne a été la question clivant la scène politique serbe comme celle des autres pays de la région. Cette question opposait les forces démocratiques aux courants autoritaires, conservateurs et nationalistes. Elle était donc la question politique par excellence. C’est le ralliement opportuniste des forces nationalistes à la perspective de l’élargissement qui a privé la question européenne de sa dimension politique. En effet, comment discuter sur ce que l’intégration européenne pourrait apporter à un pays comme la Serbie quand tout le monde – les politiciens véreux, les oligarques qui contrôlent l’économie, les criminels, les journalistes, les think tank complaisants et même les chanteurs de turbofolk – serait « pro-européen » ?
L’UE a commis l’erreur terrible de se réjouir de la « conversion » européenne des anciens nationalistes, de la formation de cette mortifère hégémonie pro-européenne. Car c’est au contraire ce ralliement européen de façade qui a non seulement dépolitisé la question européenne – c‘est-à-dire qui lui a fait perdre toute capacité à structurer le débat politique – et qui a même tué l’idée européenne. Tout débat démocratique a besoin de la confrontation des idées, l’élaboration d’un véritable consensus politique a lui-même besoin de cette confrontation, et l’hégémonie formelle acquise par la perspective européenne n’a rien à voir avec un consensus dynamique de ce type. Beaucoup de mes amis, en Bosnie, en Serbie, au Monténégro, au Kosovo me disent : « je me suis battu durant des années pour l’idée européenne, mais l’Europe de Vučić, de Đukanović n’est pas la mienne ».
Le véritable modèle politique de Vučić n’est pas celui que porte l’Union européenne et n’est pas tant la Russie de Vladimir Poutine que le nouveau type d’autoritarisme que Recep Tayyip Erdoğan met en œuvre en Turquie.
Certains se demandent : Aleksandar Vučić est-il ou non « sincèrement » pro-européen ? Mais la question est purement rhétorique. Le véritable modèle politique qui inspire M. Vučić n’est pas celui que porte l’Union européenne et n’est pas tant la Russie de Vladimir Poutine que le nouveau type d’autoritarisme que Recep Tayyip Erdoğan met en œuvre en Turquie. La sincérité des convictions d’Aleksandar Vučić n’est plus une question pertinente. Il est l’homme de la post-vérité post-démocratique post-politique, et il sera pro-européen aussi longtemps que l’argument européen lui sera nécessaire pour consolider son pouvoir.
Comment sortir de l’impasse ? Il n’y a nul besoin d’inventer des réponses nouvelles, de nouveaux modèles. Il suffit de prendre au sérieux les principes et les valeurs politiques que l’Union européenne est supposée porter. Cela signifie que l’Union doit rappeler avec la dernière fermeté aux pays qui sont candidats que le contrôle des médias ou la politisation de la fonction publique sont incompatibles avec le rapprochement européen. Qu’elle ne peut pas accepter que le régime monténégrin mette en procès des journalistes d’investigation comme Jovo Martinović, qu’elle doit exiger du VMRO-DPMNE de Macédoine qu’il respecte le choix des urnes et cède le pouvoir, qu’elle ne peut pas accepter la concentration de tous les pouvoirs en Serbie aux mains d’un seul homme.