Blog • Roumanie : la droite, la gauche entre guillemets et la gauche tout court

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A la question de savoir qui est de droite et qui est de gauche en Roumanie, autant on a l’embarras du choix dans le premier cas, autant on est gêné dans le second. Le Parti social-démocrate est-il de gauche comme il le prétend, sans insister d’ailleurs ? Qu’en est-il des courants de gauche situés en dehors de l’échiquier politique qui assument volontiers un tel engagement ?

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Sur l’échiquier politique roumain actuel, à droite, on se bouscule.

*Deux petits partis, chapeautés l’un par l’ancien président Traian Băsescu, le Parti Mouvement national (5,8 % aux élections européennes de mai 2019 [1]), l’autre par l’ancien Premier ministre Victor Ponta, Pro România (6,4 %).

*Deux poids lourds, qui ont appelé à voter pour le Président Iohannis en novembre 2019 : le Parti national libéral (PNL, 27 %) et l’Union sauver la Roumanie (USR, 22,4 %). Nouveau venu, issu de l’Union sauver Bucarest en 2016, ce dernier a connu l’évolution la plus spectaculaire sur le plan électoral mais aussi en matière d’orientation idéologique. Dan Barna a décidé que le parti qu’il préside est « en général de centre droit », au grand dam de ceux parmi ses élus et partisans qui se disent écologistes, social-libéraux ou socio-démocrates.

*Puis il y a le rescapé en sursis de la déconfiture de la « gauche », le Parti de l’Alliance des libéraux et des démocrates (4,1 %) de Călin Popescu-Tăriceanu, ancien Premier ministre de Băsescu, qui se réclame aussi du centre.

*Enfin, nous avons le parti hongrois, qui alterne entre la droite et la « gauche » pour participer aux majorités gouvernementales, l’Union démocratique magyare de Roumanie (UDMR, 5,27 %) de Kelemen Hunor, moins populaire auprès de ses électeurs que le premier de Hongrie, Victor Orban.

La gauche entre guillemets

Pourquoi mettre entre guillemets le mot gauche ? L’explication est assez simple : autant ceux qui se réclament du centre peuvent être classés à droite sans trop forcer (se poser trop de questions), autant le classement à gauche pose problème dès lors qu’il s’agit du Parti social-démocrate (PSD, 22,36 %) longtemps aux commandes des affaires, aujourd’hui en perte de vitesse tout en restant la formation politique la mieux implantée et la plus structurée dans le pays. On ne se contente pas dans la Roumanie postcommuniste de dire que le PSD est de gauche et de déplorer au passage la place dominante qu’il occupe dans vie politique du pays au détriment d’autres familles politiques. Non, on l’accuse d’être de gauche et cette accusation a des effets quelque peu surprenants à en juger par la frilosité manifestée par ses idéologues, ténors, partisans et dirigeants sommés à relever le défi. Ceux-ci s’estiment victimes d’une injustice, et les faits plaident en leur faveur : qui a gouverné le pays lors de la libéralisation accélérée de l’économie, qui a négocié l’adhésion à l’Otan et en a fait un titre de gloire, quel autre parti sert aussi bien les intérêts de l’Eglise orthodoxe roumaine, qui se fait le défenseur le plus ferme et écouté des valeurs nationales et conservatrices perverties par les ONG libérales, sinon le PSD ?

Dans le même temps, le PSD sait aussi parler aux pauvres tout en soignant des pans entiers des classes moyennes qui se sentent mises sur la touche par le cours des événements. On peut très bien lui reprocher de consolider ainsi sa clientèle en redistribuant des miettes pour ce qui est des plus pauvres pendant qu’ils acquièrent des bénéfices en tout genre moyennant notamment la corruption, mais cette « bienveillance » n’est-elle pas préférable au mépris affiché par les champions de la droite ? Certains, parmi ces derniers, n’hésitent pas à estimer que seul un tiers de la population travaille vraiment, celui du secteur privé, les autres n’étant que des « budgétaires », payés du budget de l’Etat, et s’indigner de l’argent distribué aux plus démunis de villes et de la campagne, ces « fainéants » encouragés par le PSD.

Trois autres phénomènes méritent d’être signalés pour compléter le tableau esquissé plus haut.
*La relative faiblesse en tant que force politique distincte de l’extrême droite, « nouvelle » ou dans la lignée des fascistes de l’entre-deux-guerres.
*La quasi-absence, pour l’instant, d’un populisme de droite souverainiste et conservateur d’envergure comme en Europe centrale. Pourtant, avec le tribun du Parti Grande Roumanie au deuxième tour de la présidentielle de décembre 2000, ce pays a connu un phénomène avant-coureur, dans le prolongement de la tradition national-communiste héritée du régime antérieur.
*Enfin, les courants fondamentalistes antimodernes et nationalistes agressifs ont sans doute le vent en poupe mais semblent bénéficier de suffisamment de relais dans les grands partis, à commencer par le PSD, pour ne pas avoir à se constituer en parti à part.

La gauche sans guillemets

Il serait cependant hâtif et réducteur d’en rester aux constats qui précèdent et conclure à l’absence de toute gauche dès lors que l’on écarte celle entre guillemets. Il existe bien dans ce pays des réseaux qui véhiculent des analyses, des projets et des pratiques qui répondent aux critères consacrés pour identifier la gauche. Leurs auteurs et surtout leur public appartiennent surtout aux générations qui se sont socialisées après 1989 dans le contexte du « capitalisme pur et simple » décrit par Gáspár Miklós Tamás. Ils sont donc de moins en moins sensibles aux tares du feu « socialisme réellement existent », l’anticommunisme ambiant servant à leurs yeux à légitimer les inégalités et les injustices auxquels les Roumains sont confrontés aujourd’hui. Ils se sont formés au contact des références contestataires occidentales, qu’ils suivent de près. Sur le plan politique, ils sont davantage en phase avec la gauche nord-américaine, également isolée, mais pour d’autres raisons, qu’avec l’extrême gauche européenne occidentale « classique », plus marquée au cours de son histoire par la critique du stalinisme. Il est d’ailleurs rarement question du régime social dans la Russie de Poutine et de sa politique étrangère, alors que la dénonciation de l’impérialisme occidental et du néolibéralisme est omniprésente.

Nombre d’entre eux sont hautement diplômés, surtout en sciences humaines, domaine naguère prestigieux mais dans lequel les débouchés sont plutôt rares et précaires en Roumanie. Les analyses, tout aussi fouillées qu’engagées, de ceux d’entre eux qui font figure de belles plumes du mouvement, paraissent dans des médias alternatifs très soignés, d’un niveau intellectuel élevé et présentés dans un style soutenu [2]. Parfois, ils interviennent aussi dans des publications et sur des chaînes de télévision de grande diffusion. En revanche, à quelque très rares exceptions près [3], ils sont absents de la scène politique proprement dite. L’écho politique des pratiques sociales qu’ils tentent d’impulser, telle la lutte contre le racisme et les discriminations sexuelles, contre la gentrification des centres-villes ou encore contre les différentes formes de précarité, est assez faible. Il en va de même pour les combats à caractère politique plus prononcé, telles les protestations contre l’Otan en 2008 ou plus récemment les actions en faveur des réfugiés. Ils ont joué en revanche un rôle important dans la grande mobilisation écologiste pour la défense du site de Roşia Montană et pris une part active aux protestations contre les mesures d’austérité dictées par le FMI au début de l’année 2012.

La gauche roumaine sans guillemets consiste à vrai dire plutôt en un microcosme politique au sein duquel cohabitent des visions du monde et des sensibilités diverses qui ne semblent pas prêtes à se structurer sur le plan idéologique et à s’imposer comme une force à part qui pèse dans la vie politique. Les individualités y jouent un rôle considérable, rendant le débat passionnant mais favorisant l’émiettement du mouvement.

Le PSD, un moindre mal ?

Ce qui frappe le plus dans les manifestations publiques de cette gauche roumaine en gestation est l’extrême détermination dont font preuve ses membres, au-delà de leurs divergences, dans la dénonciation des formations politiques libérales, le PNL puis l’USR, quand bien même le PSD applique lui aussi une politique libérale en dernière instance. Le PSD apparaît ainsi comme un moindre mal par rapport au danger porté par les « vrais » libéraux et les franges des classes moyennes, plutôt jeunes et travaillant dans le secteur privé, qu’ils représentent. Les contradicteurs de gauche de ces derniers ne pratiquent cependant pas la surenchère à l’égard du PSD comme pouvaient le faire dans les années 1960-1970 les gauchistes français et italiens par rapport aux partis communistes qui s’étaient éloignés à leurs yeux des idéaux affichés. Le PSD et son public sont pour eux en quelque sorte le vieux monde, avec toutes ses tares, certes, mais dont la principale vertu serait de freiner de fait la fuite en avant néolibérale. Il est là, pour eux, le danger fasciste ! Le danger que le communisme a pu faire courir à l’humanité jadis appartient à un passé révolu. Aussi, ce sont eux les défenseurs de la gauche, et non pas le PSD, pourtant expressément visé par les libéraux et les anticommunistes. Ce sont eux qui relèvent le défi lancé par ceux qui crient à la « peste rouge » chaque fois qu’une initiative de gauche surgit. Cet acharnement quasi unanime pendant ces dernières années marquées par les mobilisations massives contre la corruption dans lesquelles « néolibéraux » de l’USR ont joué un rôle non négligeable est pour beaucoup dans l’isolement dans lequel se retrouve cette gauche sans guillemets condamnée en quelque sorte à rester un témoin hypercritique précieux mais sans impact majeur sur le cours des choses.

Et si « c’était mieux avant » ?

Tant par certains aspects de son fonctionnement en interne, que par son implantation et sa rhétorique, le PSD apparaît comme l’héritier matériel et spirituel du parti unique de jadis. Il n’en est rien en revanche pour ce qui est de sa doctrine, de son programme et de sa pratique politique. Il faut être de mauvaise foi de nier cette évidence. Pourtant, l’amalgame est fréquemment opéré parfois par calcul, souvent par bêtise, ce qui excède ceux que se revendiquent de ce que nous avons appelé la gauche sans guillemets. Dans un sens, ces derniers sont aussi pour quelque chose dans la confusion qui en découle.

A propos de la période communiste (1947-1989), ils préfèrent s’en tenir à la critique de la vision manichéenne à souhait et caricaturale à son propos, vision fort répandue mais qui a de moins en moins prise aujourd’hui. Aussi pertinente et indispensable fut-elle, cette critique ne saurait faire l’économie d’une analyse critique du régime politique pendant cette période. Or là-dessus ils préfèrent faire l’impasse, un peu comme si cette critique allait de soi. Sans doute, ceci peut s’explique par l’urgence de la critique du régime en cours, celui que les Roumains sont en train de subir. Le suspens entretenu sur ce point peut cependant accréditer l’illusion d’un recours possible aux vieilles méthodes qui avaient fait leurs preuves du temps de Ceausescu ou de Gheorghiu-Dej pour faire face aux graves problèmes d’aujourd’hui. Ne sont-ils pas de plus en plus nombreux en Roumanie à se dire, parfois à raison, que « c’était mieux avant » ?

Prochaine chronique : Roumanie, 2 : Les socialistes d’antan au secours de la gauche ?

Notes

[1Les indications en pourcentage qui suivent concernent les élections européennes de mai 2019.

[2Alex Cistelecan, Vasile Ernu, Florin Poenaru, Costi Rogozanu, Ciprian Șiulea et Ovidiu Țichindeleanu figurent parmi les principaux intervenants à CriticAtac et dans les plateformes apparentées Baricada et LeftEast, qui publient surtout en anglais.

[3Parmi les exceptions, on peut citer les interventions non conformistes au Parlement de Remus Cernea, l’ancien candidat du Parti vert à l’élection présidentielle de 2009 élu député en 2012 sur une liste de l’Union sociale-libérale de Victor Ponta avec laquelle il a rompu assez vite et le petit parti Demos, fondé en 2018, qui se présente comme « le premier parti de gauche sans lien avec le totalitarisme national-communiste ». On peut ajouter le cas d’un autre activiste civique de longue date, Adi Dohotaru, élu sur les listes USR en 2016, dont il sera question dans la seconde partie de cette chronique.