Blog • 1989-2019 : l’avènement du « capitalisme pur et simple » à l’Est

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On n’est pas passé du socialisme au capitalisme, soutient Gáspár Miklós Tamás dans une contribution parue sous le titre Un capitalisme pur et simple, mais d’une forme de capitalisme à une autre, et c’est cette nouvelle forme de capitalisme qui a été saluée au nom du rétablissement de la démocratie.

Sur les chantiers de l’édification du socialisme réellement inexistant...

Fruits de considérations machiavéliques ou farfelues, la plupart des versions cherchant à expliquer les bouleversements à l’Est en 1989 ont un point en commun : les unes concluent à la défaite du socialisme face au capitalisme, les autres à la victoire du capitalisme sur le socialisme, ce qui revient au même en dernière instance. Si le victimisme affiché par les premiers est plutôt pitoyable, le triomphalisme des seconds est grotesque. Ces derniers s’arrogent un titre de gloire douteux en renversant la formule annonçant « la victoire du socialisme sur le capitalisme » déclamée dans un style que l’on pouvait penser inimitable par la langue de bois communiste pendant des décennies. La langue de bois aurait-elle changé de camp ?

Pour ma part, j’ai toujours estimé que nous avons eu affaire à une implosion des régimes politiques relevant de ce que leurs maîtres appelaient de manière de plus en plus cynique « socialisme réellement existent ». Ajournées en 1956 lors de la déstalinisation, liquidées brutalement en 1968 avec l’invasion de la Tchécoslovaquie, les réformes sont arrivées trop tard, sous Gorbatchev, pour éviter les bouleversements qui s’en sont suivis. Ces réformes ne faisaient que confirmer une tendance ancienne, à savoir l’abandon déjà entamé et devenu de plus en plus impérieux des formes et des mécanismes présentés comme socialistes qui étaient devenus des handicaps de plus en plus gênants. De toute évidence, si on ne se contente pas des considérations sur une hypothétique restauration des régimes précédant l’arrivée des communistes au pouvoir ou encore à propos des innombrables obstacles rencontrés au cours de ce que l’on a appelé la transition, force est de dire qu’en 1989 on a assisté à autre chose, une chose qui dure et qui semble appelée à durer encore. A quoi a-t-on assisté au juste et pourquoi ?

À ces questions, Gáspár Miklós Tamás est à mes yeux l’un des rares auteurs à pointer des éléments de réponse pertinents et inspirés dans un texte paru en 2004 sous le titre Un capitalisme pur et simple [1]. Si je reviens quinze ans après là-dessus, c’est parce qu’il a conservé tout son intérêt sur le plan de l’explication, malgré les changements survenus depuis.

Sa thèse fait voler en éclats le cercle vicieux susnommé. On n’est pas passé du socialisme au capitalisme, soutient-il, mais d’un capitalisme à un autre, et c’est cette dernière forme de capitalisme qui a été saluée au nom du rétablissement de la démocratie. Dans un sens, elle est plus inquiétante que celle du modèle qu’elle est censée avoir imité.

« Il ne peut y avoir aucun doute quant à la persistance des traits du capitalisme classique dans les régimes du bloc soviétique : travail salarié, économie de consommation, division du travail, travail forcé, soumission au capital, l’argent, à la rente, au droit romain de la propriété, à la hiérarchie de l’organisation du travail industriel, à la forte distinction entre le travail manuel et ’intellectuel’, la répression de la résistance prolétarienne, la suppression de l’autonomie de la classe ouvrière, l’omnipotence de la famille patriarcale répressive, le travail ménager non rémunéré, l’oppression idéologique et politique, le nationalisme rampant, la discrimination raciale et ethnique, la censure à l’égard des arts et des sciences sociales émancipateurs et, bien entendu, l’exploitation sauvage. » (P. 14.)

Si elle ne pose pas de problème particulier à ceux qui cultivent la nostalgie des « bons côtés » du socialisme réel et estiment les objectifs du mouvement communiste originel énumérés plus haut utopiques, ce genre d’évidence rappelée par Gáspár Miklós Tamás est trop souvent perdue de vue par ceux qui, au nom de l’anticapitalisme, continuent de se réclamer des principes et des méthodes naguère en vigueur dans le bloc soviétique et se montrent prêts à recommencer sur les mêmes bases.

En réfutant l’argumentation prétendant que l’URSS ne pouvait pas être un capitalisme d’Etat parce que la propriété des moyens de production avait été abolie et que les marchés avaient été remplacés par la planification, Gáspár Miklós Tamás fait notamment remarquer que « naturellement, la propriété ne peut pas être séparée du contrôle et de la gestion, et la prétention permettant d’affirmer que les masses laborieuses ou la classe ouvrière étaient d’une manière ou d’une autre « propriétaires » a été accueillie avec un grand éclat de rire même parmi les plus fanatiques des partisans de la manière forte. » (p. 24)

Les enjeux de l’éradication de la société de castes

« Les prétendues révolutions socialistes, poursuit-il, n’ont pas changé [après 1917 et 1945] des société de classes en société sans classes, mais des sociétés de castes en société de classes. » (P. 18.) L’accent mis sur le contraste entre « la classe, qui est un trait structurel de la société moderne », et « une réalité bio-culturelle d’apparence immobile comme la caste » constitue l’aspect le plus passionnant de la démonstration de Gáspár Miklós Tamás. Elle est illustrée d’exemples tirés de cette « vieille Europe avec ces Empires (Hohenzollern, Habsbourg, Romanov et ottoman) qui est restée une société agraire de castes à l’exception de la frange occidentale et de quelques poches de modernité » (19).

« Le mépris pour l’’ignoble’ (qui signifie à l’origine simplement non noble ou de naissance inconnue, donc roturier) dans la société de castes agraire est inimaginable dans notre monde comparativement égalitaire », rappelle Gáspár Miklós Tamás à l’heure où l’on se bouscule pour mettre en exergue les vertus de la période précommuniste. « Les grands parents de la plupart des gens d’Europe de l’Est étaient régulièrement giflés ou frappés par les agents des propriétaires fonciers, par les contremaîtres et par les gendarmes, après quoi ils baisaient la main de ceux qui les avaient battus. » (P. 27.)

L’abolition de la société des castes constitue l’exploit révolutionnaire à mettre au crédit de Lénine, Trotski et Mao. Les moyens mis en œuvre furent radicaux : « mobilité sociale forcée (vers le haut, vers l’avant, vers le dehors), extermination ou exil des oints et des sang bleu, mépris flagrant pour la fidélité ethnique et la piété religieuse, etc. » et les résultats incontestables : « La sainteté et l’apparence naturelle de la hiérarchie sociale et de la domination furent détruites, même si la hiérarchie et la domination ne le furent point. » L’impact culturel et idéologique d’une telle avancée auprès des « gens du commun, de la caste inférieure, des proscrits » fut énorme « même s’il ne s’agissait que d’un fugace moment d’illusion ». Ceci permet d’ailleurs d’expliquer la fascination exercée par l’Octobre russe et la Longue Marche des communistes chinois sur les « belles âmes » (p. 30).

« La classe ouvrière ne peut pas se combattre elle-même ! »

Le remplacement de la société de castes par une société de classes est indissociable du processus de modernisation accéléré auquel on assiste à la même époque dans un climat de coercition et de violence extrême : industrialisation, urbanisation, sécularisation, éducation générale et obligatoire, éradication du tribalisme, édification d’infrastructures gigantesques, etc. Les bolcheviques voyaient dans le marxisme - qui était « une théorie compliquée concentrée sur l’antagonisme naturel du mouvement ouvrier occidental » - , le noyau de la théorie de la modernité remplissant la même fonction historique que le premier libéralise d’Europe occidentale » (p. 23).

« Cette manière de vider de la hiérarchie et de la domination les substances nommées ’God’ et ’Nature’ fit de l’Est dévasté par les bolcheviques un terrain idéal pour le capitalisme de marché tardif. Après tout, le capitalisme était fermement contesté à droite par l’alliance du trône et de l’autel, et, à gauche, par le socialisme et l’anarchisme. Les bolcheviques ayant, au bout du compte, éliminé l’un et l’autre. » (P. 30.) La principale conséquence de ce double exploit de l’« avant-garde » de la classe ouvrière analysée par Gáspár Miklós Tamás est le bouleversement de fond en comble de la condition de cette classe. Pour l’essentiel, elle fut mise en place par la modernisation de type bolchevique, mais sa condition de classe à part fut en permanence catégoriquement niée. Il oppose la classe ouvrière d’avant 1917 et 1945, « qui était moderne, sécularisée, engagée politiquement, une élite formée par une véritable culture politique anticapitaliste » à « la nouvelle classe ouvrière créée par la tyrannie bolchevique » dans le cadre de l’industrialisation. « Ce nouveau prolétariat avait été défini idéologiquement comme une non-classe (…) La conscience de classe aurait été une hérésie et lèse-majesté dans une société ’communiste’, c’est-à-dire une société sans classes » (p. 36-37). « La classe ouvrière ne peut pas se combattre elle-même ! », rétorquait-on lors des grèves sauvages et des crises.

Aussi, Gáspár Miklós Tamás conclut de la façon suivante : « Par l‘habituelle ruse de la raison, la classe ouvrière moderne, forgée par la révolution bolchevique dans le violent renversement d’une société agraire de castes, n’a été capable (en situation) de ressaisir sa propre conscience qu’une fois le capitalisme d’État poststalinien renversé en 1989. Mais précisément, à ce moment-là, toute justification idéologique de la conscience de classe disparut parce que, et c’est là une belle ironie, tout discours de classe a été assimilé à l’arsenal de propagande du ’socialisme’ récemment aboli, qui avait construit la classe et brisé la conscience de classe. » (p. 37). En effet, force est de constater que la classe ouvrière post-« communiste » n’a su ni résister de quelque façon que ce soit à la « liquidation des reliquats de l’Etat-providence » ni faire preuve d’initiatives autonomes après 1989. Dans un sens, elle s’est retrouvée nettement plus démunie qu’à l’Ouest où le capitalisme de marché s’est développé plus organiquement en sorte que des « éléments de continuité et de tradition persistent ». Les campagnes n’y ont pas été totalement détruites, quelques conceptions et pratiques aristocratiques et chrétiennes d’honneur et de charité subsistent, il existe un respect résiduel pour les institutions », fait-il remarquer (p. 29-30).

Ceci le conduit à formuler la mise en garde suivante : « L’Europe de l’Est pourrait redevenir le maillon le plus faible dans la chaîne des régimes capitalistes parce que le capitalisme est-européen est si pur, ayant été si bien nettoyé et purgé par les crimes de masse stalino-léninistes, que la coercition et la servitude y sont volontaires. Il n’y a plus, dans cette société, d’éléments quasi-féodaux ni d’éléments socialistes. C’est un microcosme qui – à la différence des régimes occidentaux – est purement, totalement, un ancien et parfait capitalisme. » (P. 38.)

Post scriptum

Ce texte me semble lumineux pour ce qui est non seulement l’absence de réaction et d’initiative de la classe ouvrière après 1989 mais aussi des carences en matière de culture politique critique que l’on observe dans les anciens pays communistes. Depuis sa parution, des changements considérables sont intervenus. « La classe dirigeante « communiste » peut bien ne pas avoir été une bourgeoisie classique dans le sens wéberien de Bürgerlichkeit, mais elle était et est toujours, une classe dirigeante capitaliste ayant maintenant coopté de nouveaux groupes et ayant fait la paix avec soit le libéralisme soit, à certains endroits, avec le chauvinisme réactionnaire vieux style et avec l’Ouest », écrivait Gáspár Miklós Tamás en 2004 (p. 37). Cette conclusion reste certes valable mais l’importance prise ces dernières années par le « chauvinisme vieux réactionnaire » nous oblige peut être à un peu plus de circonspection tout au moins sur un point. Fragiles, en raison du contexte de terreur dans lequel ils ont fait leur apparition à l’Est et des méthodes autoritaires utilisées, ces acquis de la modernité mériteraient consolidés, mis à jour et développés, or c’est à tout le contraire que l’on assiste. Il y a encore beaucoup à faire en la matière, et de la réponse à la question de savoir qui va le faire dépend l’amorce d’une solution de la crise en cours. En tout cas, se contenter de plaider pour la construction d’une « gauche culturelle soucieuse des minorités, des immigrants, des demandeurs d’asile, des homosexuels, de l’environnement, de la paix » (p. 38), en attendant l’émergence d’une conscience de classe au sein d’une classe ouvrière définie comme « plutôt ’subalterne’ » (p. 37) ne me semble guère suffisant. Enfin, pour ce qui est des spéculations sur le thème du « maillon le plus faible » cher à Lénine je ne sais pas si l’histoire va se répéter mais, si tel sera le cas, j’ose espérer que ce sera sur le mode comique.

Notes

[1La nouvelle Alternative, n° 60-61, pp. 13-39, traduit de l’anglais par Etienne Boisserie et Claude Karnoouh.