Par Jean-Arnault Dérens
La Cour d’honneur du Palais de l’Elysée est très large, bien assez pour accueillir une centaine de vélos. Pourtant, ce ne sont pas les étudiants cyclistes partis le 3 avril de Novi Sad pour porter leurs revendications, soutenues par l’immense majorité des citoyens serbes, devant les institutions de Strasbourg qu’Emmanuel Macron a choisi d’inviter.
Non, bien au contraire, il a convié à déjeuner le président serbe Aleksandar Vučić, l’homme qui se trouve au sommet de la chaine de corruption que dénoncent les étudiants, qui a pris les institutions de son pays en otage, qui bafoue jour après jour les principes et les valeurs que l’Union européenne et la France sont supposées promouvoir.
Dimanche soir, annonçant sa venue prochaine à Paris, Aleksandar Vučić avait le sourire aux lèvres en annonçant qu’il allait ainsi « énerver encore un peu plus ceux qui n’aiment pas la Serbie », confondant une fois de plus le pays et sa personne.
Je ne sais pas si Emmanuel Macron aime la Serbie, mais je sais qu’il aime bien Aleksandar Vučić. Plus celui-ci bafoue les principes de l’Etat de droit, l’indépendance de la justice et même les règles ordinaires de l’économie de marché, plus il peut compter sur le soutien de la France. Aleksandar Vučić vend son pays à la découpe à la Chine ? La France espère attraper quelques miettes. La Serbie viole sans cesse plus la liberté de la presse et les droits des journalistes, ainsi que le rapporte Reporters sans frontières ? On se félicite des « progrès européens » du pays. Aleksandar Vučić refuse depuis trois ans d’appliquer les sanctions européennes contre la Russie ? Emmanuel Macron lui vend douze avions Rafale.
Rappelons-nous des « éléments de langage » communiqués par l’Elysée quand cette promesse de vente fut conclue, à l’occasion du dernier voyage d’Emmanuel Macron en Serbie, fin août 2024 : il s’agissait, nous expliquait-on, « d’arrimer la Serbie au camp occidental » et de la détacher ainsi de la Russie...
Aujourd’hui, défié par un immense mouvement de contestation qui ne cesse de prendre de l’ampleur depuis le mois de novembre, Aleksandar Vučić crie à la menace d’une « révolution de couleur », qui serait ourdie par on ne sait quelles mystérieuses officines, forcément occidentales, espérant ainsi obtenir le soutien de la Russie.
Les promesses de vente n’engagent que ceux qui veulent y croire, et ces Rafale virtuels, bien loin d’éloigner Belgrade de Moscou, permettent au rusé Vučić de tenir en laisse le complaisant Macron.
Les Rafale n’ont toujours pas été livrés ni payés et ne le seront peut-être jamais – on ne sait pas où la Serbie irait chercher trois milliards d’euros pour les payer. Peu importe, les promesses de vente n’engagent que ceux qui veulent y croire, et ces Rafale virtuels, bien loin d’éloigner Belgrade de Moscou, permettent au rusé Vučić de tenir en laisse le complaisant Macron, la Maison France ne critiquant jamais ses clients.
Passons sur les Rafale, le lithium ou les centrales nucléaires que Paris rêve de vendre à la Serbie. De quoi Emmanuel Macron va-t-il donc parler à son ami Vučić ? De la « menace russe », bien sûr, et du « réarmement de l’Europe », car il ne passe pas un jour sans que le locataire de l’Elysée n’assène, l’air pénétré, de grandes tirades sur le sujet. Gageons qu’« Aco » saura écouter Emmanuel avec gentillesse, tout en réfléchissant in petto à ses prochains contacts avec le ministre Lavrov : un acheteur de Rafale doit bien écouter le vendeur lui faire son boniment.
Mais défend-on l’Europe en courtisant un autocrate comme Vučić, au nom d’ineptes stratégies géopoliques ? Non, bien sûr que non. On ne peut sauver le projet européen qu’en étant intransigeant sur les valeurs qui le fondent, la démocratie et l’Etat de droit. Cela seul donne sa légimité à l’Europe et peut la rendre désirable pour les peuples des Balkans. Aujourd’hui, ce sont les étudiants cyclistes qui réveillent et même qui défendent l’Europe, tandis qu’Emmanuel Macron enterre le projet européen au nom d’élucubrations sur « l’Europe puissance », qui l’amènent à pactiser avec un Vučić.
« Les hommes auraient besoin d’un sens de l’histoire comparable au sens de l’orientation des oiseaux migrateurs », écrivait dans ses Carnets, le 4 janvier 1944, l’écrivain révolutionnaire Victor Serge. Cela fait bien longtemps que la France, du moins ses dirigeants, ont perdu tout sens de l’histoire. Deux jours avant la chute du tyran tunisien Ben Ali, le 12 janvier 2011, la ministre des Affaires étrangères de l’époque, Michèle Alliot-Marie proposait le « savoir-faire des forces de l’ordre » françaises pour lui venir en aide.