Blog • la dissidence et la gauche dans le journal de Dumitru Tsepeneag

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« Je dois tout essayer, par tous les moyens, avant de retourner bredouille dans les eaux boueuses de mon socialisme natal », notait en juin 1970 le romancier Dumitru Tsepeneag dans son journal (Un Roumain à Paris, Paris P.O.L., 2021). Heurs et malheurs d’un écrivain fraîchement entré en dissidence allant à la rencontre de la gauche pour nourrir ses convictions et sa révolte...

Dumitru Tsepeneag
© Editions P.O.L.

Auteur de plusieurs romans parus aux éditions P.O.L., Dumitru Tsepeneag vient de publier son journal chez le même éditeur. Il s’agit de la traduction en français par Virgil Tanase du livre Un român la Paris paru en Roumanie pour la première fois en 1993 [1]. Celui-ci est également l’auteur de l’Avant-propos et d’un appareil conséquent de notes sur les nombreux auteurs roumains contemporains cités dans le journal dont les parcours sont brièvement retracés. Le critère, consistant à les trier en fonction de postes occupés et responsabilités exercées à l’époque stalinienne, est parfois discutable [2]. Ce serait le seul reproche que d’aucuns ne manqueront de faire à ces notes qui demeurent, comme l’index, d’un grand secours pour le lecteur francophone.

Plusieurs considérations de l’Avant-propos appellent en revanche de sérieuses réserves. Partant d’une réflexion de Camus de retour des USA en 1946, Virgil Tanase écrit par exemple à propos de « ces ‘’dissidents’’ venus d’au-delà du rideau de fer » : « Riches d’une ‘’expérience historique’’ inédite et dramatique, ils avaient pris, en quelques années, une avance de quelques siècles ‘’dans la conscience’’ sur un Occident qui, ignorant leurs avertissements, semblait avoir besoin d’une nouvelle catastrophe mondiale pour récupérer le retard » (p. 8).

Vu l’évolution de la situation à laquelle on a assisté ces cinquante dernières années à l’Ouest comme à l’Est, cet éloge alambiqué semble plutôt déplacé. Non moins surprenante est l’interprétation rétrospective du combat mené par lesdits dissidents lorsque l’auteur de l’Avant-propos affirme, après avoir estimé que « les solutions pour construire un monde plus équilibré, nouveau si ça se trouve, sont toujours à gauche » : « C’était ce que croyaient dur comme fer les ‘’dissidents’’ qui, de l’autre côté du Mur de Berlin, pensaient que les nouvelles modalités de vie collective sont à chercher en dépassant le communisme totalitaire par la gauche » (p. 22). Tout au long de l’Avant-propos, le mot dissident figure entre guillemets sans aucune indication particulière. Nous y reviendrons dans l’épilogue qui figure à la fin de cette chronique.

Au centre du petit monde des lettres roumain de Paris

La lecture attentive du livre permet de se faire une idée plus précise du trajet politique de son auteur dans le contexte de la dissidence telle qu’elle s’est donnée à voir à l’Est, mais aussi telle qu’elle a été perçue à l’Ouest. Pour ce faire nous nous tiendrons strictement à ce qui est dit dans son journal. Il couvre la période allant de décembre 1970 à mars 1978, soit celle qui précède de peu le coup de frein aux ouvertures amorcées dans le domaine culturel au milieu des années 1960 connu sous le nom de « thèses de juillet » (1971) et succède de peu à la grève des mineurs de la vallée de Jiu (août 1977) et à l’expulsion de Paul Goma de Roumanie en novembre 1977. Entre ces deux dates marquantes, il y eut la signature des accords de Helsinki en août 1975 qui allaient inaugurer un nouveau cours dans les relations Est-Ouest, les États signataires s’engageant à respecter les droits de l’homme.

Le livre de Tsepeneag est un journal d’écrivain, le titre « Un écrivain roumain à Paris » aurait été peut-être plus approprié. Il est centré sur le petit monde des lettres roumain à Paris. S’y côtoient des écrivains roumains établis de plus ou moins longue date en France avec d’autres, dont l’auteur, fraîchement arrivés ou encore ceux ne faisant que passer. Mêlés à la société de leurs amis français, à des confrères mais aussi à des protecteurs, de fait ou en puissance, à des mécènes ou à des sponsors, à des éditeurs et des traducteurs, très recherchés, et pour cause, tous gravitent autour de deux journalistes de la Radio Free Europe : Monica Lovinescu et Virgil Ierunca. Depuis Paris, ceux-ci tiennent au courant le public roumain des débats qui agitent ce petit monde tout en intervenant avec un art consommé pour rendre compatibles les propos et messages rapportés avec la ligne éditoriale de cette radio financée par le Congrès états-unien. Malgré ses réticences et ses critiques exprimés en aparté, les rapports de Tsepeneag avec ce petit monde fort composite sont présentés dans le journal comme assez cordiaux et on cherchera en vain une quelconque charge contre les deux journalistes de Free Europa avec lesquels il entretient des relations suivies. Une seule fois il s’en prend aux « patrons américains de ce poste de radio qui s’emploie à entretenir certaines idées reçues susceptibles de nourrir les illusions des auditeurs » (p. 99). Si, pour ne pas couper avec la Roumanie et éviter une forme de discrédit, il refuse un poste à cette radio (p. 64) dont le directeur loue sa « capacité à faire du tapage » (p. 126), il n’entend pas moins profiter de ses entrées pour critiquer le régime roumain et ses complices à l’étranger (p. 99). En effet, depuis la condamnation de l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 et ses attaques réitérées contre l’Union soviétique, Ceauşescu et son régime bénéficient de certaines sympathies à l’Ouest, surtout dans les milieux de droite.

Le dilemme des écrivains est-européens en France

En décembre 1970, quand il commence la rédaction de son journal, Tsepeneag a déjà acquis une réputation en Roumanie en raison de ses publications, de ses tentatives de réformer l’Union des écrivains et de son rôle dans la mise sur pied en 1968 du groupe se réclamant de l’onirisme - « seul courant littéraire né derrière le rideau de fer », lit-on dans l’Avant-propos (p. 14). Il a trente-trois ans et se montre décidé de poursuivre, en professionnel, une carrière d’écrivain déjà bien entamée tout en restant fidèle aux principes dont il s’est réclamé publiquement jusque-là. Sa situation est assez instable. Arrivé dans un premier temps en 1968 à Paris il fait pendant les années au cours desquelles il tient son journal de nombreux allers-retours avec Bucarest en jouant au chat et à la souris avec les autorités roumaines. Une seule fois il est fait mention dans le journal de pistons dans les hautes sphères dont aurait pu bénéficier son épouse pour le rejoindre à Paris. C’est le consul de Roumanie à Paris, avec lequel il se retrouve à plusieurs reprises pour ses problèmes de visa, qui lui en fait part (p. 551). En France il vit de « bourses et autres sinécures » (p. 378) en attendant de signer des contrats avec les éditeurs, Flammarion notamment où il rencontre en 1971 Paul Otchakovsky qui publiera ensuite ses romans au POL. Pendant la seconde partie des années 1970 il est rémunéré comme rédacteur en chef des Cahiers de l’Est.

Les écrivains peu ou prou dissidents de l’Est étaient confrontés à un dilemme : comment intervenir dans un débat éminemment politique, celui qui prévalait en Occident, où la gauche tenait le haut du pavé, surtout en France, alors que leur dissidence était motivée justement par le refus de la politique, de la politisation assommante et frustrante à l’Est. Pour leurs interlocuteurs occidentaux, il n’était pas toujours facile non plus de concevoir que l’on puisse critiquer ou combattre un régime politique, comme certains le laissaient entendre, en prétendant rejeter toute forme de politique. D’aucuns, surtout à gauche, trouvaient là un argument qui justifiait leur refus ou leur hésitation de condamner les abus et les injustices perpétués par les régimes communistes à l’Est dénoncés par leurs confrères. C’est avec ceux-ci, dirigeants et idéologues du PCF et surtout avec leurs compagnons de route qui nourrissaient quelques doutes sur le fonctionnement du socialisme réel mais n’osaient pas aller plus loin, que Tsepeneag va croiser le fer et marquer des points sans pour autant renoncer à ses principes. Il exhorte par exemple l’Humanité - qui dans un article intitulé « De l’antisoviétisme à l’antidémocratie » le traite d’« archiréactionnaire » en raison de sa participation aux côtés de Günter Grass et Pierre Daix au colloque de Bièvre - de publier un droit de réponse. Il y démonte avec méthode la « manière stalinienne » de conspuer cette table ronde qui portait sur « le socialisme et la liberté d’expression ». Son message finit ainsi : « Il me reste à espérer que vous allez publier ma lettre. Pour ne pas m’obliger de la publier ailleurs, en apportant ainsi de l’eau au moulin de ceux qui, tout au long de la campagne électorale, ont soutenu que l’arrivée au pouvoir du PCF signifierait la perte de la liberté d’expression » (p. 467-468).

A propos d’un projet de revue littéraire prônant le dialogue Est-Ouest, qui verra le jour cinq ans plus tard sous le nom de Cahiers de l’Est, il écrit en décembre 1970 : « En ce qui me concerne, il s’agit surtout de faire pièce au gauchisme occidental. Vu le discrédit de la droite, le combat ne peut être mené qu’avec la gauche mais pour cela il faut l’amener à se situer sur des positions moins stupides. La revue doit être une sorte de ‘’tribune libre’’ et publier des gens de gauche qui seraient ainsi piégés, entraînés dans un débat qu’ils ne pourraient plus éviter. Il faut agir avec doigté et je suis conscient qu’il me faudra dépenser une énergie que j’espère, quand même, moindre que celle dont j’ai eu besoin en Roumanie pour constituer le groupe onirique » (p. 37). Cette décision s’inscrit donc dans une certaine continuité par rapport aux coups d’éclats de ce groupe en Roumanie contre les tenants du proletkult et du réalisme socialiste aux réunions de l’Union des écrivains.

La double singularité de Tsepeneag

Pour saisir la singularité de la démarche de cet auteur il faut tout d’abord rappeler la nature de l’onirisme, courant que l’on peut situer quelque part entre le « nouveau roman », Tsepeneag est le traducteur d’Alain Robbe-Grillet, et le surréalisme, avec lequel il ne faut surtout pas le confondre, selon lui. En commençant son journal, il déclare d’ailleurs : « Dans mes textes littéraires, pour des raisons strictement esthétiques, auxquelles je suis toujours attaché, je m’interdis, moi ( !) de faire de la sociologie, de la psychologie ou de la philosophie » (p. 24).

Le mot politique n’est pas prononcé, mais c’est un peu comme si. D’aucuns pourraient se demander si ce choix n’est pas lui aussi politique en quelque sorte. Il le suggère à un moment donné quand il écrit que « tout au plus, il (l’onirisme) accomplit un travail de taupe en rongeant les fondements de la mentalité bourgeoise dont le régime soi-disant socialiste ne s’est pas complètement débarrassé » mais se rattrape vite : « L’aura politique dont il jouit en Roumanie a été imposée par les circonstances, ce qui veut dire qu’il n’est pas une conséquence directe et essentielle de la théorie onirique » (p. 494). En tout cas, dans son journal, il ne fait à aucun moment le lien entre son engagement politique et son travail d’écrivain.

Tsepeneag se singularise aussi au sein de son propre groupe littéraire. Il le suggère en évoquant ses « discussions orageuses avec Dimov (Leonid, cofondateur du groupe) et avec les autres (membres du groupe) aussi) que je voulais persuader de la nécessité d’un engagement politique non conformiste qui dépasse les simples limites de la littérature » (p. 117) [3]. « Aux dogmes communistes, il convient d’en opposer d’autres, tout aussi robustes, or ceux des esthètes, y compris ceux des oniristes, ne font pas le poids, ridicules par rapport à la brutalité concrète des autres », fait-il remarquer par ailleurs (p. 61).

C’est donc en se réclamant d’une norme esthétique qui rejetait toute connivence entre la littérature et le politique, tout en manifestant d’emblée une ferme volonté de s’engager politiquement que l’écrivain Tsepeneag a foncé dans le débat public en Roumanie pour commencer puis en France, où il a vite marqué des points. Censuré en Roumanie, le roman Ostinato de Paul Goma (1935-2020) paraît en Allemagne fédérale et sera dans la foulée traduit en français. A la demande des éditions Suhrkamp, il rédige un véritable « pamphlet contre le réalisme socialiste » (p. 76) en guise d’évaluation, il se rend à la Foire du livre de Francfort où il multiplie les interviews et les interventions pour dénoncer la situation en Roumanie et assurer la promotion du livre… Puis il enchaîne tout une série de polémiques sur la place publique pour plaider sa cause, multiplie les missives destinées aux officialités roumaines, s’accroche parfois avec ses propres confrères. L’un dans l’autre, on peut estimer rétrospectivement que c’est lui qui a posé les jalons de l’argumentaire à même de persuader des milieux politiques et intellectuels occidentaux du bien-fondé de la contestation en cours en Roumanie afin d’obtenir leur soutien, ce qui était loin d’être gagné d’avance, et ainsi obtenir l’adhésion de l’opinion publique.

Fondée en 1977, la section roumaine de la Ligue pour la défense des droits de l’homme (LDHR) bénéficiera pleinement de cette percée tout au long des années 1980, alors que Tsepeneag se désengagera progressivement. Les Cahiers de l’Est dont il était le rédacteur en chef depuis 1975 cesseront de paraître au n° 20, en 1980.

Neutre sur le plan politique et en phase avec l’ère Mitterrand, d’où son efficacité, la LDHR ne pouvait pas être considérée comme représentative pour l’exil roumain ni pour son public en Roumanie via Free Europe, les deux étant marqués à droite, même si ses protestations et ses requêtes ponctuelles faisaient l’unanimité. En revanche, l’engagement à gauche de Tsepeneag apparaissait comme plus déterminé que jamais et irrévocable au moment où s’achève son journal, en mars 1979. Ceci ne pouvait que mieux faire ressortir la singularité de sa démarche mais aussi son isolement…

Un écrivain dissident à la rencontre de la gauche

Dès les premières pages du journal, Tsepeneag plante le décor en quelque sorte en faisant état de sa « théorie », de sa « foi », qu’« il n’y a aujourd’hui en Roumanie pas l’ombre d’un communiste, surtout parmi les jeunes éduqués par le Parti » (p. 25-26). Quatre années plus tard, en février 1974, il rapporte sa prestation à la table ronde qui allait faire l’objet de la polémique avec le quotidien communiste signalée plus haut qui commence ainsi : « En ce qui me concerne, j’ai affirmé d’emblée que, s’il est question de liberté d’expression dans un régime socialiste, la discussion ne peut être que théorique puisqu’un tel régime n’existe nulle part » (p. 451).

Ces mots avaient toutes les chances de laisser dubitatifs les confrères roumains de leur auteur. Pourtant ce n’était pas seulement un tour de passe-passe rhétorique, assez facile d’ailleurs. Ils correspondaient à une conviction qui allait se renforcer avec le temps.

Je dois tout essayer, par tous les moyens, avant de retourner bredouille dans les eaux boueuses de mon socialisme natal

En 1971 il se rend à deux reprises à des rassemblements organisés par les trotskistes à la Mutualité contre la répression en Tchécoslovaquie. Plutôt agacé par le rituel qui accompagne le chant de l’Internationale et les applaudissements à tout va du jeune public, il ne conclut pas moins :
« J’ignore jusqu’à quel point ces jeunes Tchèques (qui venaient d’être condamnés à des peines de prison) sont vraiment des trotskistes mais il est de plus en plus évident qu’ils sont les seuls à combattre le stalinisme. Les partis démocratiques sont flasques et cherchent le compromis. Ceux de droite ont perdu toute crédibilité. Les seules formations politiques vivantes et libertaires susceptibles d’entraîner les jeunes sont celles de l’extrême gauche » (p. 191-192). La presse ne s’est fait l’écho d’aucun de ces deux rassemblements, note-t-il. Ses démêlées avec les grands journaux qui lui étaient plutôt favorables en Occident en disent long sur ses exigences à la fois éthiques et politiques. Lors des événements de Francfort, le Monde publie un article qui rapporte ses propos recueillis pour être rendus publics lors de la sortie de la traduction française du livre de Goma. « Le premier roman sur les prisons roumaines » est le titre du papier choisi par la rédaction alors qu’il l’avait intitulé « La censure, une arme à double tranchant ». « Il n’y a plus de prisonniers politiques en Roumanie depuis 1964 », rappelle-t-il dans le rectificatif dont il demandera la publication pour lever toute ambiguïté (p. 239). Le New York Times ira encore plus loin dans le changement du titre d’une tribune de Tsepeneag : « Romania : Where Thinking Is a Crime » (La Roumanie, le pays où penser est un crime) à la place de « L’impossible retour ». « Voudraient-ils se servir de moi pour exprimer un avis qu’ils n’osent pas, eux, proférer ouvertement ? » s’interroge-t-il (p. 303). Dans cet article, qui aura un grand retentissement, Tsepeneag revient sur une thèse qui lui est chère. Dans un pays comme la Roumanie, où la gauche était faible et les communistes très minoritaires avant la guerre, la majorité des intellectuels de la vieille génération souffrait d’un complexe de culpabilité dont le pouvoir politique communiste a su profiter (p. 252). Ceci le conduit à conclure à l’« impossible retour » au stalinisme et à lancer l’appel suivant : « Si les dirigeants roumains pouvaient analyser la situation intérieure avec le discernement qui conduit leur politique étrangère, ils s’apercevraient peut être que les nouvelles générations d’intellectuels et de travailleurs sont totalement différentes des précédentes » (p. 256).

Deux ans après, en septembre 1973, il nuance un peu son propos. Être jeune n’est pas un mérite en soi, mais « si on peut corrompre ces jeunes écrivains, on ne peut pas les intimider, on ne peut pas leur faire peur, on ne peut pas leur reprocher leur passé (…) Il n’est plus possible de qualifier de ‘’contre-révolutionnaire‘’ le mécontentement des jeunes, cette insatisfaction qui devient une véritable contestation » (p. 611-612). On aura beau lui reprocher rétrospectivement par exemple la sous-estimation du poids de la corruption au sein de la société roumaine ou la montée du cynisme chez les jeunes générations dans les années à venir, toujours est-il qu’il fut un des très rares a avoir tout fait pour tenter de changer quelque chose, de faire revenir la direction roumaine sur ses décisions qui allaient conduire le pays à la dérive que l’on sait. Il résume par une jolie phrase les efforts déployés dans ce sens à Paris :« Je dois tout essayer, par tous les moyens, avant de retourner bredouille dans les eaux boueuses de mon socialisme natal » (p. 181).

« L’avertissement de Bakounine »

Les listes des livres et brochures achetés ou reçus les notes sur ses lectures et les réflexions qu’elles ont suscitées à chaud qui ponctuent le journal sont un bon indicateur de l’évolution de son intérêt pour la pensée politique et de ses convictions en la matière. Il passe assez vite de Djilas, l’ancien compagnon d’armes de Tito emprisonné à la sortie aux USA de son livre sur La nouvelle classe, de Raymond Aron et son Opium des intellectuels ou encore de Jean-François Revel, le directeur de l’Express auteur de Ni Marx ni Jésus, un best-seller en ce temps, à Marcuse dont l’Homme unidimensionnel fut traduit en français juste après les événements de mai 1968 et à toute une série d’auteurs qui se sont illustrés en ce temps dans la critique, inspirée parfois par Marx lui-même, du marxisme-léninisme triomphant à l’Est : Alain Touraine, Pierre Clastres, Bertrand Russell, François Fejtö, Boris Souvarine, Jean-Jacques Marie, Noam Chomsky ou Daniel Guérin. Il se réjouit du pluralisme de fait qu’il pouvait y avoir au sein de la dissidence russe où un historien comme Roy Medvedev pouvait être marxiste et contestataire (p. 418) tandis que l’ancien chef de la télévision d’État tchèque devenu après 1968 député socialiste italien Jiri Pelikan lui apparaît comme « le type de militant communiste honnête presque inexistant en Roumanie » (p. 418). S’il se propose de (re)lire Marx, en précisant que, s’il écrit sur ce genre de questions, c’est « par passion politique, pas du tout théorique » (p. 338).

Les ouvrages et les opuscules anarchistes occupent une place de choix dans les références citées. « Je devrais écrire un article intitulé ‘’L’avertissement de Bakounine’’ pour mettre en cause le principe du Parti unique et omnipotent, qui conduit tout droit à l’instauration de l’État policier en bonne et due forme. Somme toute, le totalitarisme de type soviétique trouve son origine dans la pensée de Marx. Bakounine, socialiste libertaire et anarchiste, a bien pressenti les dangers de la sacralisation de l’État et de la volonté de le préserver à tout prix », note-t-il par exemple le 20 juin 1974 tout en précisant peu après : « On pourrait répliquer que le socialisme libertaire (qui propose parmi d’autres solutions politiques, peu nombreuses, l’autogestion) est utopique » (p. 474, 475). Un an auparavant, il pointait dans son journal, à propos vraisemblablement du film de Dušan Makavejev récemment sorti en salle : « ‘’W. Reich et… les mystères de l’organisme’’. (J’ai vu le film, d’autant plus extraordinaire qu’il prouve que même incapable de proposer une solution globale, le mouvement anarchiste est toujours vivant) » (p. 337).

Le noyau dur de l’exil roumain et la dissidence

Les rapports de Tsepeneag avec les membres de l’exil roumain auxquels il a affaire sont compliqués. Il a besoin d’eux, eux ont besoin de lui. Il en est bien conscient et respecte ses partenaires tout en comprenant pourquoi ceux-ci se méfient de lui. Il ne les méprise pas moins, en dernière instance, même s’il manifeste une sorte de bienveillance et parfois une forme de tendresse pour ceux qui ont déjà réussi dans son domaine, les lettres : Eugène Ionesco, Cioran, Eliade ou encore Horia Vintilă. C’est, tout au moins, l’impression qui se dégage de son journal. Les principales frictions ont eu lieu au sujet des Cahiers de l’Est, financés dans un premier temps par un ancien diplomate roumain Alexandre Creţianu (1895-1979) qui a débloqué la somme nécessaire d’un fond national destiné, entre autres, à des publications roumaines de l’exil. Ce « vieux pépé Creţianu », pour reprendre les termes employés dans le journal pour le désigner [4], imposa une autre figure de l’exil, Sanda Stolojan (1919-2005), comme directrice de publication. Issue d’une famille réputée, celle-ci participera à la fondation de la LDHR dont elle devint la présidente entre 1983 et 1991. Il était hors de question pour Tsepeneag de faire des Cahiers une énième revue de l’exil roumain de droite et la perspective d’être contraint d’accepter des « soljénitsynismes » l’effrayait (p. 501). Il concevait ces Cahiers plutôt comme une publication d’avant-garde, au service d’une sorte d’internationale des intellectuels et créateurs de l’Est. Finalement, cette entreprise éditoriale fut une réussite sur le plan littéraire et témoigna de cette volonté de sortir du provincialisme roumain qui hantait tant Tsepeneag en s’ouvrant aux écrivains tchèques, yougoslaves, polonais, etc.

Cependant, ce n’est pas au sein de l’exil bourgeois parisien mais aux États-Unis lors d’un bref séjours qu’il croisera les auteurs des théories radicales les plus abracadabrantes. Des exilés de la vieille garde mais aussi des jeunes récemment émigrés qui avaient couru de gros risques pour s’enfuir de Roumanie se montraient persuadés que Ceauşescu était en réalité de mèche avec les Russes (p. 547) ou que Goma était un agent de la Securitate (p. 548). Tant dans l’émigration qu’au pays, le poids des théories conspirationnistes de ce genre était, et demeure d’ailleurs, considérable.

Pour faire comprendre l’incompatibilité entre l’écrivain dissident Tsepeneag et l’exil roumain, un autre aspect doit être rappelé. Dans l’entretien accordé à Free Europe, qui figure dans l’addenda du journal, il évoque à un moment donné : « la mystique stalinienne qui reposait sur le rapport entre le péché originel de l’individu né et élevé dans le régime bourgeois et le rachat de ce péché, que l’on nommait ‘’rééducation’’ » (p. 611). En remplaçant « stalinienne » par « anticommuniste » et « bourgeois » par « communiste » on obtient une formule qui suggère bien un trait caractéristique du noyau dur de l’exil roumain. Ce serait donc : « la mystique anticommuniste de l’exil roumain reposait sur le rapport entre le péché originel de l’individu né et élevé dans le régime communiste et le rachat de ce péché, que l’on nommait ‘’rééducation’’ ». En l’occurrence, la fameuse « rééducation » consisterait plutôt en une surenchère relevant d’une sorte de dénonciation incantatoire de plus en plus impuissante avec l’effacement progressif du maccarthysme qui avait dominé la scène politique états-unienne au début des années 1950. Mais, pour ce qui nous intéresse ici, le plus important est ailleurs : pour ce noyau dur de l’exil, la dissidence était littéralement inconcevable puisque forcément consubstantielle du communisme tel qu’il fonctionnait à l’Est. Or des personnages comme Tsepeneag leur apportaient un cinglant démenti. Issue de ce même exil, Monica Lovinescu, qui a réalisé l’entretien cité plus haut pour le compte de Free Europe, a compris la leçon et tiré les enseignements qui s’imposaient. S’il ne contrecarrait pas les intérêts de ses employeurs, bien au contraire, le soutien qu’elle apportait à Tsepeneag correspondait aussi à des convictions acquises progressivement. Il en va de même pour d’autres membres de l’exil, parfois plus réticents, comme Sanda Stolojan, qui ont investi la LDHR alors que le plus souvent rien ne les prédestinait à un tel militantisme. Bien que très minoritaires par rapport à l’ensemble de l’exil, ceux-ci témoignaient d’une évolution en son sein que l’on ne saurait passer sous silence.

Epilogue (1)

Entre guillemets ou non, « dissident » demeure une notion vague. Autant donc s’en tenir aux sources, en Russie, où son histoire moderne a débuté dans la foulée de la déstalinisation. Ce terme est la traduction approximative du mot russe inakomysliachtchii qui signifie « hétérodoxe », « penser pas comme les autres ». Être dissident serait alors « penser pas comme les autres » et l’assumer en public d’une manière ou d’une autre dans un contexte marqué par l’interdit, la censure, le tabou. Dans ce sens Tsepeneag était un dissident, et il y en avait d’autres comme lui en Roumanie et ailleurs, tout au moins quand ils se trouvaient dans leurs pays. C’est probablement la raison pour laquelle Tsepeneag a pratiqué autant d’aller-retour entre Paris et Bucarest et s’est entêté pour maintenir coûte que coûte des relations, tendues certes, avec ses interlocuteurs institutionnels officiels en Roumanie tout au long des années 1970. Quand cela n’a plus été possible, il a été amené à quitter petit à petit la scène de la dissidence. De toute façon, que pouvait-il faire de mieux désormais que gérer ses propres exploits en matière de dissidence…

Cinquante ans après, une gauche est en train de se chercher en Roumanie, dans un contexte bien différent de la période communiste ou de l’entre-deux-guerres, et les résultats ne sont pas toujours probants. Cela passe forcément aussi par un intérêt croissant pour la mémoire de ce que la gauche a pu signifier par le passé et, de ce point de vue, le témoignage d’un Dumitru Tsepeneag tel qu’il ressort de son journal est précieux, quand bien même son combat a eu en fin de compte davantage d’impact sur la vision du monde et la culture politique des Français que des Roumains [5].

Epilogue (2)

L’un dans l’autre, les actes dissidents ont été isolés et sans portée majeure en Roumanie même mais assez bien coordonnés et mis en valeur de l’extérieur depuis le « moment Goma » notamment grâce, entre autres, à Dumitru Tsepeneag pour marquer des points contre le régime politique de ce pays. L’histoire moderne de la Roumanie et, surtout, l’impact durable du tournant nationaliste de la direction communiste roumaine depuis la dissidence de Ceaușescu au sein du bloc de l’Est sont pour beaucoup dans ce demi-échec. Aussi a-t-on assisté dans les semaines, les mois, les années et même les décennies qui ont suivi l’implosion du régime communiste roumain à un détournement et à une récupération déconcertante de ces actes au profit d’un anticommunisme tous azimuts dont la fonction de diversion jusqu’à nos jours n’est plus à rappeler. De ce point de vue, l’interprétation proposée par Virgil Tanase [6] dans son Avant-propos innove puisqu’elle tente de récupérer dans une perspective de gauche ces mêmes actes dissidents. L’opération est cependant tout aussi grossière. C’est la raison pour laquelle on ne peut que se féliciter de la publication du journal de Tsepeneag qui permet de saisir des aspects trop souvent ignorés de la contestation dissidente roumaine dans les années 1970 et les ressorts spécifiques qui ont permis à ceux qui s’y sont engagés de marquer des points sans pour autant laisser les traces auxquelles on pouvait s’attendre.

Notes

[1L’édition définitive est parue en 2016 aux éditions Cartea românească. Je n’ai pas pu la consulter, ce texte ayant été rédigé en temps de pandémie.

[2Le mot stalinien est utilisé ici dans son acception courante, pour désigner les années de terreur au cours desquelles les communistes roumains ont imposé et consolidé leur emprise sur l’État et la société. « Né en 1937 à Bucarest, Dumitru Tsepeneag a neuf ans lorsque l’Union soviétique, dont les armées occupent la Roumanie, donne le pouvoir au Parti ouvrier roumain », écrit Virgil Tanase p. 9. Cette information, reprise en note p. 37 et 101, est inexacte puisque c’est bien du Parti communiste roumain qu’il s’agissait en ce temps. Ce n’est qu’en janvier 1948, après la fusion avec le Parti social-démocrate, et jusqu’en juillet 1965 qu’il a été appelé « ouvrier ».

[3Dans un article intitulé « L’onirisme subversif » paru dans România literară n°10, 1992, le critique littéraire Gabriel Dimisianu se fera l’écho de cette situation : « La vérité est que le mécontentement (des autorités communistes) à l’égard des oniristes n’est pas parti de leur littérature mais des manifestations de certains d’entre eux dans la vie publique (…) Des écrivains comme Ţepeneag « posaient des questions incommodes, lançaient des défis qui allaient plus loin que le champ esthétique, ils attaquaient sans la moindre inhibition les écrivains opportunistes. » Pour l’atmosphère qui régnait dans le monde de l’édition et des lettres en Roumanie dans les années 1970, cf. aussi le témoignage de la romancière Gabriela Adamesteanu.

[4Les portraits peu flatteurs dressés par l’auteur du journal ne concernaient pas seulement les représentants de l’exil. Il en allait de même de ses confrères, tels que le romancier Nicolae Breban dépeint dans la posture qu’il affectionnait tant lors de son passage à Paris et Francfort, celle de « plus grand écrivain roumain » (p. 264).

[5Pour ce qui est de la gauche, l’impact de la dissidence dans un pays comme la France est quelque peu contradictoire. Cela a permis une prise de conscience plus large des errances du si mal nommé socialisme réel, dénoncées depuis longtemps par les libertaires, l’extrême gauche communiste et les socialistes. Mais, à moyen et long terme, elle a contribué au renforcement de la droite.

[6Né en 1945, donc plus jeune que Tsepeneag, l’écrivain Virgil Tanase collabore avec lui dès 1970, au début ponctuellement (p. 33-34). Coordonnateur en 1977 du Dossier Paul Goma aux éditions Albatros, celui-ci se retrouva en 1982 au centre de l’affaire connue sous son nom à l’occasion de son « enlèvement » dont la Securitate roumaine fut suspectée. Trois mois plus tard, on apprendra qu’il s’agissait d’une mise en scène orchestrée par la DST sous prétexte de déjouer une tentative d’assassinat de l’écrivain attribuée à la Securitate sur la foi des déclarations d’un agent roumain repenti.