La Bosnie-Herzégovine, 25 ans après Dayton (6/12) : en Republika Srpska, en finir avec l’autocratie

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Alors que l’émigration saigne l’entité de ses forces vives – comme le reste de la Bosnie-Herzégovine – comment combattre le régime corrompu et autoritaire du tout puissant Milorad Dodik en Republika Srpska ? Stefan Blagić, animateur de l’association Restart Srspska, tente d’inventer de nouvelles formes d’action. Entretien.

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Propos recueillis par Jean-Arnault Dérens


Une série présentée en partenariat avec la Fondation Heinrich Böll


Un quart de siècle après la fin de la guerre, le Courrier des Balkans ouvre un grand cycle de réflexion sur la situation politique et économique de la Bosnie-Herzégovine, sur les mobilisations sociales et environnementales qui traversent sa société et sur le chemin qui pourrait s’inventer pour un meilleur avenir. Ces publications seront accompagnées par deux journées de colloque en ligne, les 2 et 3 décembre prochain.

Manifestation « Pravda za Davida », à Banja Luka (7 juillet 2018)
© Laurent Geslin / CdB

Diplômé de la faculté de science politique de Banja Luka, Stefan Blagić a travaillé au sein de la coalition Pod Lupom ainsi qu’au centre d’information de l’Union européenne (UE) à Banja Luka. Il a fondé en 2017 l’association Restart Srpska, qui lutte contre la corruption et les pratiques politiques autocratiques en Republika Srpska.

Le Courrier des Balkans (CdB) : Quels étaient vos objectifs en fondant l’association Restart ?

Stefan Blagić (S.B.) : Nous étions très critiques envers le pouvoir en Republika Sprska, mais nous voulions soulever des problèmes concrets, exiger des solutions concrètes. J’ai réuni une équipe en 2017, et nous avons enregistré l’association. Notre première action a eu lieu au mois d’août : dénoncer les achats de luxueuses berlines pour les cadres et les fonctionnaires payés par les contribuables. Nous exigions que le coût des voitures de fonction soit limité à 50 000 KM (25 000 euros), plus la TVA… Nous n’avons pas obtenu gain de cause, mais le gouvernement s’est au moins engagé à ce que 10% du prix des voitures soit reversé à une cause humanitaire, en l’occurrence le Fonds de solidarité pour les enfants malades. Ensuite, nous avons lancé une campagne pour dénoncer l’exode des jeunes, obligés de quitter la Republika Srpska, comme toute la Bosnie-Herzégovine d’ailleurs. On en parlait déjà beaucoup, bien sûr, mais rien de concret n’était fait, et nous avons été la première organisation à nous saisir du sujet. Nous avons installé un grand panneau sur la place de Krajina, dans le centre de Banja Luka, et appelé les citoyens à venir le remplir avec des messages ou simplement avec le nom de leurs proches partis à l’étranger – des frères, des sœurs, des enfants, des parents, des amis, etc. Une sorte de mur des lamentations et de l’exode. En 2h30, tout était rempli. Mais l’Union des sociaux-démocrates indépendants (SNSD), le parti de Milorad Dodik, nous a répondu par le déni, niant l’évidence de l’exode !

CdB : La Bosnie-Herzégovine a toujours été une terre d’émigration, mais depuis quand l’actuelle vague de départs a-t-elle commencé à se creuser ?

S.B. : En 2014. C’est vraiment l’année charnière. Cette vague de départ marque l’expression d’un profond ras-le-bol. Après le résultat des élections générales de l’automne, les gens ont fait le constat que tout était bloqué et ont commencé à partir massivement. Pas seulement les jeunes, mais des familles entières, des gens qui avaient un emploi, mais qui n’en pouvaient plus de vivre ici. Les principales destinations sont, comme toujours, la Slovénie, l’Autriche et l’Allemagne – ainsi que la Serbie pour les gens qui vivent dans l’est, frontalier, de la Republika Srpska.

CdB : 2014, c’était aussi l’année qui est évoquée en Fédération pour l’exode, après l’échec du mouvement des plenums, mais aussi les dramatiques inondations du printemps…

S.B. : En effet, 2014 est une année de basculement : les Bosniens, en Fédération comme en RS, ont perdu tout espoir en la possibilité d’un changement. L’opposition a aussi montré qu’elle ne voulait ou ne pouvait pas changer les choses… Les gens ont compris qu’en fait, elle ne valait pas mieux que le pouvoir ! En Republika Srpska, il faut comprendre que tout doit être repris à zéro. Par exemple, aucun concours n’est exigé pour postuler à un poste dans les administrations et les entreprises publiques. La loi ne précise que les conditions d’embauche pour les fonctionnaires de l’État et ceux des communes. Partout ailleurs, il faut avoir la carte du parti pour espérer trouver un emploi. C’est cela que les gens ne supportent plus, même ceux qui ont réussi à trouver pour eux-mêmes une petite place dans ce système.

CdB : Vous-même, vous êtes resté en Bosnie-Herzégovine. Qu’en est-il de votre génération ?

S.B. : Je suis né en 1991. Ma génération n’est pas tellement partie. Les deux-tiers des gens de mon âge sont restés en Bosnie, c’est après que l’exode s’est creusé…

CdB : Vous avez grandi en Republika Srpska, mais quand vous étiez lycéen, étudiant, aviez-vous des relations, des contacts avec la Fédération ?

S.B. : J’ai grandi à Šekovići, une petite commune du nord-est de la Bosnie-Herzégovine, proche de Zvornik, qui est aujourd’hui devenue un vrai désert. Là-bas, tout le monde est parti… Quand j’étais lycéen, j’ai commencé à m’engager dans des associations, ce qui m’a amené à avoir des contacts avec des lycéens de l’autre entité. Autrement, non, personne n’avait de contact avec la Fédération, tout simplement parce que ces contacts n’étaient pas nécessaires dans la vie de tous les jours, ni pour les études, ni pour le travail… Dans cette région frontalière, les gens vont beaucoup en Serbie. C’est notamment vrai pour les études : ceux qui le peuvent vont étudier à Novi Sad ou à Belgrade. Bien sûr, ceux qui partent étudier à Istočno Sarajevo ont plus de contacts avec la Fédération. Moi, je voulais faire la Faculté de sciences politiques, et il n’y en a ni à Istočno Sarajevo ni à Novi Sad, c’est ainsi que je me suis retrouvé à Banja Luka. Quand je me suis inscrit, nous étions 240 étudiants, aujourd’hui, ils sont 27 ou 28, tous niveaux confondus. Cela s’explique bien sûr en partie par la baisse de la natalité, mais surtout par le fait que les jeunes s’en vont, et ne veulent même plus perdre du temps à faire des études en Bosnie-Herzégovine.

CdB : Vous avez aussi pris des initiatives pour dénoncer la corruption au sein du système judiciaire ?

S.B. : Oui, lorsqu’a éclaté l’affaire « fer à cheval », quand le président du Conseil de la magistrature de Bosnie-Herzégovine (VSTV), le juge Milan Tegeltija, a été pris la main dans le sac... Tout avait commencé, au printemps 2019 par la diffusion d’une vidéo par le site Žurnal, où l’on voit un homme d’affaire remettre de l’argent à un inspecteur de police pour « régler » une affaire. Nous avons dénoncé non seulement la corruption, mais aussi la passivité du Haut représentant international en Bosnie-Herzégovine (OHR), Valentin Inzko. Nous avons organisé une performance devant les bureaux de l’OHR à Sarajevo, et il avait promis de nous recevoir. Nous n’avons jamais eu de ses nouvelles... Il est trop lié aux partis politiques.

CdB : Restart s’est aussi beaucoup engagée dans le mouvement Pravda za Davida (Justice pour David)… Quelles leçons tirez-vous de ce mouvement ?

S.B. : En effet ! Nous avons été impliqués dans le mouvement dès le départ, et il n’en reste malheureusement pas grand chose. Il s’est étiolé depuis le départ à l’étranger de Davor Dragičević, le père de David, mais surtout du fait de l’intense et violente répression du pouvoir. Les rassemblements ont été interdits, la police traquait les manifestants ! C’est à ce moment que Restart a pris l’initiative parodique d’organiser une manifestation de jouets, sur un banc de la place de Krajina, puisque les vraies manifestations étaient interdites. Et la police est venue m’arrêter, même pour cela ! Je pense malgré tout qu’il n’est pas possible de parler d’échec. Le 5 octobre 2018, nous avons réuni la plus grande manifestation qu’ait jamais connue Banja Luka ! Cela montre combien était fort le ras-le-bol, combien était grande la volonté de changement. Le problème, c’est que ce mouvement puissant de la société ne pouvait trouver aucune expression politique lors des élections générales, qui avaient lieu deux jours plus tard. Pour l’immense majorité des citoyens, ces élections étaient purement formelles, aucune force politique n’ayant la volonté de changer le système. Malgré tout, le SNSD de Milorad Dodik a perdu 10 000 voix rien qu’à Banja Luka. Le problème, c’est l’absence de débouché capable de répondre à cette envie de changement.

CdB : Un candidat d’opposition vient d’emporter la mairie de la ville, aux municipales du 15 novembre

S.B. : Oui, mais il ne faut pas croire que le SNSD ait perdu ! Le parti de Milorad Dodik reste dominant au sein du Conseil municipal. C’est uniquement son candidat au poste de maire qui a été battu.

CdB : La Republika Srpska semble en effet toujours sous l’étroit contrôle de Milorad Dodik et de son SNSD. Comment trouver une issue ?

S.B. : Théoriquement, il y a deux solutions. Soit un nouveau parti politique émerge, capable d’incarner ce désir de changement, un parti qui aurait un soutien réel de l’UE tout en sachant conserver la confiance des citoyens… Ou bien le régime Dodik commet une erreur, comme celle qu’a commise Milo Đukanović au Monténégro, en voulant imposer la loi sur les religions… C’est comme cela que les régimes les plus indéboulonnables tombent parfois. En commettant une erreur, en se croyant encore plus fort qu’ils ne le sont. Si le changement doit venir par les urnes, il y a toutefois d’indispensables conditions qui doivent être remplies : changer la loi électorale et libérer la radiotélévision publique, la RTRS, de sa tutelle politique. Sans cela, il est illusoire d’attendre le moindre changement. Et il faudrait bien sûr un message clair et ferme de l’UE et des États-Unis.

CdB : Pourquoi l’UE tolère-t-elle toujours le régime de Milorad Dodik ?

S.B. : Attention, Dodik est arrivé au pouvoir en 2006 parce que les gens ont voté pour lui ! C’était un excellent opposant, mais ensuite, on l’a laissé construire ce système de pouvoir absolu, corrompu et clientéliste. Personne ne se fait d’illusion sur la nature de son régime, mais effectivement, tout le monde le tolère… Les États-Unis ont bien placé Dodik et Nikola Špirić sur leur liste noire, mais cela n’a pas eu beaucoup de conséquences. La stratégie internationale à l’égard de Dodik est erronée : l’Union européenne n’a pas voulu l’affronter de crainte qu’il ne se rapproche de Moscou. Or, Dodik s’est quand même rapproché de la Russie et les Européens se retrouvent démunis. C’est le genre de stratégie erronée qui fait penser aux accords de Munich contre Hitler en 1938.