Blog • Les mémoires de Jusuf Vrioni, le traducteur d’Ismaïl Kadaré et d’Enver Hoxha

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Coup de coeur pour Mondes effacés, Souvenirs d’un européen (éditions JC Lattès, 1998).

Il reconnaissait lui-même tout le paradoxe qu’il y avait à être devenu le traducteur en français de « deux mondes antagoniques » et on ne peut plus dissemblables, destinés à « deux types de lecteurs très éloignés l’un de l’autre », celui d’Ismaïl Kadaré, le grand écrivain albanais, « un maître de l’imaginaire et de la poésie », et celui de la pensée d’Enver Hoxha, « le chantre de la rigueur et le dernier des ’purs’ », l’implacable dictateur qui règna sans partage sur l’Albanie de 1945 à 1985.

« Pour Kadaré, je faisais mon travail au grand jour, chez moi, tandis que la traduction d’Enver Hodja était entourée de l’atmosphère de paranoïa et de secret propre à ce régime », écrit Jusuf Vrioni (1916-2001) dans un magnifique livre de souvenirs, rédigé avec la collaboration d’Eric Faye, et au titre si beau et évocateur, Mondes effacés, Souvenirs d’un européen (ed. JC Lattès, 1998).

Toute l’Histoire de l’Albanie du XXe siècle défile dans ces pages. Issu d’une grande famille albanaise de l’empire ottoman, Jusuf Vrioni connut d’abord une jeunesse privilégiée et presque frivole dans le Paris de l’entre-deux-guerres, où son père était ambassadeur, une jeunesse partagée entre mondanités, sport, jazz et semble-t-il succès féminins. Il restera nostalgique de ces années d’insouciance et conservera un amour profond de la France et de sa langue, apprise enfant auprès de sa gouvernante suisse, Mlle Badel, morte oubliée et misérable à Tirana à la fin des années cinquante, et dont il parle avec beaucoup d’affection. L’Albanie de ses origines familiales est alors pour lui un pays pratiquement inconnu et quand il arrive à Tirana, en 1943, il ignore que l’étau va bientôt se resserrer avec la fin de la guerre et l’arrivée au pouvoir des communistes d’Enver Hoxha.

En tant que représentant de l’ordre ancien, il est naturellement plus que suspect aux yeux du nouveau régime et Jusuf Vrioni passera plus de douze années (1947-1959) dans les geôles du dictateur. Son témoignage s’ajoute avec force à tous les récits bien connus de la littérature carcérale dans l’ancien bloc socialiste européen, avec son lot de brimades, d’exactions et d’horreurs, d’exécutions sommaires.

Tout cela est passionnant mais les meilleures pages des Mondes effacés sont indubitablement consacrées à son lent et difficile retour à la vie civile, grâce à ses talents de traducteur dans une Albanie qui fut pendant plusieurs années totalement coupée du monde. « Traduire pour se réintroduire », résume très bien le titre d’un chapitre du livre. Jusuf Vrioni doit surmonter les méfiances et jalousies des fonctionnaires en charge de la culture. « D’extraction et de formation +adverses+, ils ne pouvaient me tenir que pour un usurpateur ». Jusuf Vrioni mettra des années à imposer son talent et son nom de traducteur.

Il commence par traduire en français de longs et fastidieux rapports ou discours d’Enver Hoxha, « difficile à traduire » et qu’il ne fera que croiser un jour brièvement sans que le dirigeant communiste lui accorde la moindre attention. « Les traducteurs des diverses langues se consultaient entre eux pour l’interprétation de passages trop vagues (…) On sentait que l’homme avait une extrême confiance en lui ».

A partir des années soixante, Jusuf Vrioni se voit confier la traduction de plusieurs romans d’Ismaïl Kadaré, alors particulièrement apprécié de la jeunesse (Le général de l’armée morte, Le grand hiver, Avril brisé,…), et dont on vient d’ouvrir au public l’appartement de Tirana.

Le livre est plein de souvenirs vécus et touchants qui sont autant d’aperçus sur l’Albanie d’Enver Hoxha, ses luttes de pouvoir et les arcanes des milieux culturels. Il apprend avec émotion et fierté par un ami qu’une dépêche de l’AFP évoque les louanges que suscitent ses traductions en Occident. On apprend aussi qu’Enver Hoxha, amateur des lettres françaises, passait, avec quelques autres dignitaires francophones du régime, « chaque année à des librairies françaises d’importantes commandes de livres ». Leurs listes, « ∞par leur richesse, et je dois dire aussi par ce qui me paraissait être un bon choix, me rendaient fort jaloux », glisse-t-il avec humour.

« La chaleur humaine, l’amitié simple, était bien le seul antidote qui permettait de ne pas plonger dans la dépression. Certes, l’espoir d’une évolution existait, mais d’une manière diffuse, à l’arrière-plan de la pensée de chacun. Nous avions eu vent des grèves de 1980 en Pologne et de la fondation d’un syndicat libre… Mais dans ce monde communiste, nous nous sentions une exception par la rigueur, le fanatisme d’une doctrine poussée à l’extrême et par le degré de fermeture du pays ».

Jusuf Vrioni retrouvera son cher Paris seulement en 1989, la capitale française qu’il avait quittée juste avant le début de la seconde guerre mondiale, quand il avait embrassé le sol de la gare de Lyon avant de s’embarquer dans un train pour l’Italie, pressentant sans doute qu’il ne reverrait pas de longtemps sa ville adorée. « Paris était devenue blanche. J’avais quitté une cité aux bâtiments noircis par les fumées, je la retrouvais non pas immaculée mais ravalée, claire comme jamais (…) La vue de cette ville ranima la nostalgie que j’en avais, l’amour que j’avais éprouvé pour elle ».

Jusuf Vrioni est mort dans la ville qu’il aimait tant en 2001. Il représentait son pays comme ambassadeur à l’UNESCO et toutes les personnes qui l’ont connu dans ces années se souviennent d’un homme exceptionnel par sa culture et son élégance d’un temps disparu.

À lire, le blog d’Evelyne Noygues, « Tirana : ouverture du musée-studio consacré à Ismaïl Kadaré » et celui de Nicolas Trifon, « Kadaré ou l’art de pratiquer la dissidence littéraire sans être un écrivain dissident ».