Blog • Kadaré ou l’art de pratiquer la dissidence littéraire sans être un écrivain dissident

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Depuis son installation en France en 1990, date à partir de laquelle ses œuvres de fiction se feront de plus en plus rares, Ismaïl Kadaré tend à s’ériger en conscience incontournable de la nation et multiplie les prises de position nationalistes et polémiques. Et si ces dernières étaient déjà annoncées dans les romans qui l’avaient consacré ? Le livre de Jean-Paul Champseix qui vient de paraître sous le titre : Ismaïl Kadaré, une dissidence littéraire permet de faire le point sur cette question controversée.

Ce n’est que bien après les années 1980, période pendant laquelle je dévorais les romans d’Ismaïl Kadaré, qu’un certain nombre de doutes ont commencé s’insinuer dans mon esprit à propos des rapports présentés de plus en plus comme compromettants entretenus par ce dernier avec le régime communiste albanais et en particulier avec son chef incontesté Enver Hoxha. Allergique aux débats polémiques de l’après-1989 sur la compromission réelle ou supposée avec les régimes communistes des écrivains et intellectuels des pays de l’Est qui s’étaient fait un nom en les critiquant d’une manière ou d’une autre ou en les combattant auparavant, je me suis bien gardé d’approfondir la question et de chercher à aller plus loin. Kadaré était pour moi avant tout un conteur moderne très ingénieux qui me fascinait parce qu’il me replongeait dans l’aire géographique et culturelle dont je suis issu, les Balkans, avec ses légendes envoutantes et ses lourdeurs archaïques, et parce qu’il traitait sur un ton critique inattendu certains aspects du communisme albanais. Curieusement, je ne me posais guère la question de savoir si Kadaré était où non un écrivain dissident alors pendant ces mêmes années 1980 je suivais de très près les diverses formes de dissidence et d’opposition émergentes dans les autres pays dits de l’Est. Mais ces doutes sont revenus en force à la lecture de La discorde : l’Albanie face à elle-même : essai littéraire paru chez Fayard en 2013. Les attaques contre ses compatriotes traités de renégats, de négationnistes ou d’apostats à commencer par Fatos Lubonja, emprisonné puis relégué à domicile pendant dix-sept ans, qu’il formule dans cet essai fort politique ont ravivé mon malaise vis-à-vis de cet auteur que je tiens malgré tout pour un des plus grands dans les Balkans. En effet, depuis son installation en France en 1990, date à partir de laquelle ses œuvres de fiction se feront d’ailleurs de plus en plus rares, l’écrivain tend à s’ériger en conscience incontournable de la nation et multiplie les prises de position nationalistes et polémiques. Et si ces prises de position étaient déjà annoncées dans les romans qui ont consacré sa gloire littéraire ?

L’art de pratiquer la dissidence littéraire sans être un écrivain dissident

Le pavé (482 pages) qui vient de paraître chez Honoré Champion dans la collection Bibliothèque d’études de l’Europe centrale sous le titre : Ismaïl Kadaré, une dissidence littéraire m’a permis de voir plus clair. La démonstration de Jean-Paul Champseix, qui a enseigné la littérature française dans les années 1980 à Tirana et publié depuis de nombreux ouvrages et articles sur l’Albanie, est éclairante sur un point précieux : la dissidence littéraire de Kadaré résulte avant tout de l’absence des normes, tendances, esprit du réalisme socialiste dans son œuvre romanesque. Cette non-conformité avec la doctrine officielle en matière d’esthétique, annoncée dès son premier roman et succès international (Le général de l’armée morte, paru en 1962, publié en France en 1970), semble correspondre chez lui moins à un choix délibéré qu’à une vocation, à un penchant allant de soi, même si des stratégies assez sophistiquées d’évitement et de camouflage sont aussi à l’œuvre dans ses romans, comme le montre si bien J.-P. Champseix [1].

Certes, le réalisme socialiste n’a pas empêché l’émergence de certaines œuvres de talent qui ont connu en leur temps et parfois aujourd’hui encore un succès bien mérité, notamment dans la littérature russe soviétique, même s’il s’agissait plutôt d’exceptions. En revanche, le fait de se situer si souvent aux antipodes de cette doctrine et de connaître un succès retentissant tant sur le plan national qu’international comme ce fut le cas de Kadaré, qui plus est dans un des pays les plus dogmatiques du « camp socialiste », est exceptionnel, unique en son genre. Mais pratiquer avec tant de brio une dissidence littéraire comme le fit Kadaré ne fait pas de lui un écrivain dissident à l’instar de ses confrères soviétiques, au lendemain de la déstalinisation, ou tchèques, marqués par le printemps de Prague, qui ont déclaré publiquement leur dissidence et en ont assumé les conséquences. Kadaré ne l’a pas fait et ne pouvait pas le faire dans le contexte albanais. Le lui reprocher serait d’ailleurs lui faire un mauvais procès.

La complicité à distance entre Hoxha et Kadaré

Le principal mérite de J.-P. Champseix est sans doute la mise en lumière de la dissidence littéraire de Kadaré à travers notamment une analyse très serrée de ses œuvres clefs et des échos qu’elles ont pu rencontrer. Il nous fait ainsi entrer de plein pied dans l’univers très particulier du romancier. A propos du monde « brouillé » exploré par le romancier albanais, il rappelle par exemple l’« heureuse formule » d’un de ses traducteurs, Alexandre Zotos, qui évoque « la prédominance permanente du narré et du rapporté sur le constaté » (p. 348). Parallèlement, J.-P. Champseix mène une véritable enquête sur la nature des rapports entre Kadaré, né en 1936 à Gjirokastër, et Enver Hoxha (né lui aussi à Gjirokastër, 1908-1985) tels qu’ils ressortent des documents et témoignages souvent contradictoires disponibles, ce qui permet d’éloigner certaines suppositions malveillantes [2].

Incontestablement, assiste-t-on à une complicité entre les deux qui s’est révélée bénéfique sur le plan littéraire, même si elle peut apparaître comme déplaisante rétrospectivement. Cette complicité à distance, puisqu’ils ne se sont apparemment rencontrés qu’une seule fois (p. 36), peut être interprétée de diverses manières. Plutôt que d’opposer le romancier et le dictateur, de les mettre en concurrence, de chercher à savoir qui s’est servi de qui, il me semble intéressant de se demander si leur complicité ne reposait pas aussi, au-delà d’intérêts convergents, sur des valeurs communes.

L’attitude bienveillante de Hoxha vis-à-vis de Kadaré tient vraisemblablement pour une bonne part de son caractère fantasque. Son caractère imprévisible le rapproche d’ailleurs davantage d’un Staline que des autres dignitaires staliniens de l’époque. Passé par des établissements français en Albanie avant de suivre des cours en France sans obtenir de diplôme, entré dans le mouvement communiste au contact de camarades français et albanais à Paris, enseignant au lycée français au retour au pays en 1936, puis bistrotier, avant que l’ancien dandy se hisse à la tête du Parti communiste puis de l’Etat albanais, Hoxha aurait très bien pu trouver plus stimulant et plus gratifiant se faire portraiturer dans Le grand hiver par un Kadaré, dans son style déconcertant à premier abord, que par un honnête écrivain au vocabulaire prolétarien. L’audience d’un tel auteur sur le plan international, en France en particulier, ne pouvait que le flatter, malgré les éventuels inconvénients.

L’attitude de Kadaré est plus difficile à discerner. Plutôt que de se fier à ses tentatives ultérieures de justifier ou « corriger » sa position sous le régime communiste, mieux vaut lire attentivement – et, quand cela s’impose, au premier degré - ses romans de l’époque [3]. Certes, comme il l’a affirmé maintes fois par la suite, la bienveillance du dictateur l’a aidé tout au long de sa carrière : « non seulement mon salut, mais les quatre cinquièmes de mon œuvre », écrit-il, « je les dois au Grand hiver » (p. 101). Ce livre, qui rend hommage à l’attitude présentée comme digne et courageuse de Hoxha lors de la rupture des relations avec les dirigeants soviétiques tout en présentant sans complaisance la société albanaise, « n’est ni un roman réaliste socialiste ni une œuvre de cour », note J.-P. Champseix (p. 91). Beaucoup plus tard, en 1991, Kadaré se demandera si ce n’était pas un « masque correcteur » du tyran qu’il aurait en réalité conçu à cette occasion en dressant son portrait : « Un masque qu’il accepterait de porter en viendrait-il à corriger les traits du tyran ? » (p. 93) se demande-t-il dans Le poids de la croix paru au lendemain de son exil en France. Cherchait-il à « humaniser » le tyran dans le but d’influer sur sa politique ? Peut-être, mais là n’est pas le plus important.

Tout porte à croire qu’il accompagnait sincèrement et avec une ferveur guère feinte les ruptures idéologiques prônées par Hoxha avec la Yougoslavie de Tito en 1948, pour commencer, avec Khrouchtchev en 1961-1961 et enfin avec la Chine au début des années 1970 (Le concert de la fin de l’hiver) et qu’il partageait vraisemblablement les vues de Hoxha sur des moments historiques tels la dislocation de l’Albanie en 1914 (L’année noire), la défaite d’Ali Pacha (La niche de la honte), sur la décadence ottomane, l’Islam…. Dans la plupart de ses romans, travers ses personnages, il fait état de convictions souvent compatibles avec celles affichées par Hoxha ou qui lui sont prêtées. Les propos méprisants sur « les trognes des dirigeants soviétiques, leur façon vulgaire de boire et de manger » (p. 92) de ce dernier qu’il rapporte de leur rencontre suggèrent un Hoxha qui n’hésite pas à s’écarter de la rhétorique marxiste-léniniste. Ces propos, comme ceux de certains personnages de ses romans renvoient à ceux tenus par Kadaré lui-même une fois qu’il a pu s’exprimer librement, des propos assez proches des stéréotypes faciles auxquels puisent d’ordinaire les tenants du nationalisme sous ses différentes formes.

L’albanocentrisme de Kadaré

J.-P. Champseix nous offre d’ailleurs un excellent échantillon des stéréotypes dans le registre de la langue qui illustre l’albanocentrisme de Kadaré. « Votre corps est couvert d’écailles à suffixes russes en ‘’ov’’, en ‘’itch’’ comme vos prédécesseurs l’étaient de ‘’w’’, de doubles ‘’s’’ et de doubles ‘’t’’. Vous êtes des émissaires des invasions spirituelles et militaires », fait-il dire à son personnage du Grand hiver (p. 154). Les influences du Sud ne sont pas davantage épargnées que celles de l’Est soviétique et de l’Ouest capitaliste. « Si les mots des étrangers donnent la migraine, les mots turcs ‘’contrairement à la longueur de leurs chants, se terminent comme un coup de massue’’ » rappelle J.-P. Champseix (p. 259). Enfin, les ouvriers venus souvent des « pays frères » pour bâtir l’Albanie nouvelle « ululaient comme des chats-huants, dégobillaient jusque sur les crapauds » dans Le pont aux trois arches (p. 255).

« Ne pouvant fonder le nationalisme sur une identité et une Histoire qu’il méprisait, Hoxha voulut le développer au travers de l’affirmation d’une pureté marxiste-léniniste dont l’Albanie était l’unique ‘’écrier’’ sur la planète », écrit J.-P. Champseix (p. 22). Faut-il en l’occurrence parler de « mépris » ? Difficile de l’affirmer, toujours est-il que toute incursion dans ces domaines aurait inévitablement mis en péril la légitimité du dirigeant albanais fondée sur la rhétorique marxiste-léniniste. Ismaïl Kadaré semble en revanche avoir fourni par le biais des propos des personnages de ses romans de sérieux arguments en matière d’identité et d’histoire au nationalisme de Hoxha. Ce dernier ne pouvait pas dédaigner un tel relais susceptible de contribuer à sa gloire, même si cela s’accompagnait d’une critique acerbe d’un régime politique qu’il maîtrisait par ailleurs sans difficulté grâce aux méthodes répressives et dissuasives que l’on sait. Certes, à certains égards, le stalinisme prolongé en vigueur en Albanie s’apparentait davantage à celui de la Corée du Nord que des pays de l’Est. On peut cependant se risquer à un rapprochement avec la situation roumaine sous le règne de Ceauşescu où, pendant plusieurs années à la veille et au lendemain de l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, des écrivains et des intellectuels prestigieux se sont empressés d’apporter un précieux soutien au régime communiste en raison de sa prise de distance vis-à-vis de l’URSS. Ce rapprochement a certes des limites puisque le cas de Kadaré est unique en Albanie tandis qu’aucun des confrères roumains du romancier albanais n’a été plébiscité autant que ce dernier par les lecteurs du monde entier. Encore faudrait-il ajouter que la dissidence littéraire, dont traite ce livre de J.-P. Champseix, est pour beaucoup dans ce succès somme toute bien mérité.

À lire, le blog d’Evelyne Noygues, « Tirana : ouverture du musée-studio consacré à Ismaïl Kadaré », et celui de Pierre Glachant, « Les mémoires de Jusuf Vrioni, le traducteur d’Ismaïl Kadaré et d’Enver Hoxha ».

Notes

[1Le titre de la thèse d’habilitation à diriger des recherches de J.-P. Champseix soutenue en 2000 dont est issu ce livre est d’ailleurs : Stratégies littéraires et idéologiques contre la doctrine réaliste socialiste dans l’œuvre d’Ismaïl Kadaré.

[2D’aucuns ne manqueront de mener des contre-enquêtes qui pourraient corriger sur certains points de détail le travail de J.-P. Champseix mais il est peu probable que cela change pour l’essentiel les conclusions du livre.

[3Rappelons que Kadaré n’a pas hésité à corriger dans les nouvelles éditions de ses romans certaines « défigurations liées à la monstruosité de l’époque », ce qui lui a valu des critiques. J.-P. Champseix et d’autres spécialistes insistent sur le fait que ce travail de retouche n’est pas une refonte et que les rajouts ne font qu’affadir le texte sans changer grand-chose (p. 426). Par ailleurs, sa tendance, courante dans les Balkans, à placer son peuple à l’origine de traits culturels communs dans la région (p. 414-417), tel le fond légendaire ancien, a un impact limité sur ses lecteurs. Ce genre de revendication ne saurait empêcher bien des Grecs, Slaves ou Aroumains de se reconnaître dans les légendes reprises par le romancier albanais dans Le pont aux trois arches ou Qui a ramené Doruntine ?