Clin d’œil à une actualité récente navrante, Alina Şerban arbore ce soir-là un tee-shirt blanc proclamant son identité rom mais que non, "étonnamment", elle n’enlève pas les enfants… Tout est là chez cette jeune femme débordante d’énergie, à la magnifique chevelure sombre et au regard de jais : pugnacité, vivacité et humour.
Elle présente pour la première fois en français, à la Médiathèque Matéo Maximoff sur les études tsiganes et les gens du voyage, à Paris, des extraits d’une pièce autobiographique, Je soussignée, Alina Şerban, déclare, qui avait attiré l’attention lors de sa parution en Roumanie en 2009.
Il y est question de petites scènes de la vie d’une enfant rom de dix ans qui se heurte à l’hostilité ou dans le meilleur des cas aux préjugés ou à l’indifférence des gens pour sa communauté, une gamine partagée entre les rêves habituels de son âge et l’envie d’échapper à un destin qu’elle pressent tracé d’avance. On passe du rire à l’amertume et le ton peut même être parfois sombre. C’est simple, direct, souvent efficace et le texte a la saveur de l’authenticité et du vécu.
« Mona, les murs sont tellement droits chez toi », s’exclame la gamine émerveillée, invitée par une copine non rom. Car malgré son jeune âge, elle sait déjà "ce que signifie expulsion locative et je sais ce que veut dire perdre sa maison".
Le rire se fait amer à l’évocation de cette journée d’orientation scolaire où on leur demande leur souhait pour l’avenir. "Est-ce que j’imagine vraiment que je vais quitter cette misère ?", se demande-t-elle, bouleversée à l’idée de pouvoir rejoindre l’université un jour. "Pourquoi je me fais des films comme cela !?", tente-t-elle aussitôt de se résonner, bien consciente de la fatalité qui l’attend, entre un mariage précoce suivi d’une "ribambelle d’enfants".
Alina Şerban a eu beaucoup de chance. Née à Bucarest en 1987, elle est partie étudier à New York, puis à Londres, où elle a étudié le théâtre à la Royal Academy of Dramatic Art, avant de revenir en Roumanie. « Si j’étais restée dans ma bulle… », souffle-t-elle d’abord lorsqu’on l’interroge sur le fait de savoir s’il lui aurait été possible d’avoir un tel parcours d’écriture et d’activités artistiques en restant dans son pays. « Je n’aurais même pas eu le courage d’écrire sur moi-même » et sur la société, reconnaît-elle. Et la jeune femme est revenue en Roumanie avec « le sentiment qu’il était très important d’évoquer le respect que l’on doit à (ses) ancêtres ». « Même aujourd’hui, poursuit-elle, je lutte pour faire comprendre aux gens que ce que je fais est de l’art, alors que certains considèrent que c’est un affront à l’art ».
Quel chemin parcouru depuis le temps lointain où, petite fille, elle se confiait à son journal, « qui était mon espace personnel, me donnant la sensation d’un foyer », elle qui déménageait si souvent !
Toute son entreprise d’écriture est partie de là et ce monologue, elle l’a enrichi d’éléments de fiction au cours des années, le remaniant et le changeant plusieurs fois, « comme moi », ajoute-t-elle dans un sourire.
Alina Şerban n’en est pas restée là et compte aujourd’hui trois pièces à son actif, dont Marea Rusine (« La grande honte ») qui dénonce l’esclavage des Roms en Roumanie pendant des siècles. L’écho en a été considérable dans son pays et figure depuis 2018 au répertoire permanent d’un théâtre national public de Bucarest.
« Je gênais les gens rien qu’avec le mot esclavage. On prônait plutôt celui de servitude. Et malgré de nombreux refus, j’ai essayé de monter cette pièce ».
« L’Histoire vit encore en nous », poursuit-elle, solidaire de ses ancêtres. On la devine particulièrement fière de cette pièce. « Je suis heureuse que des Roms et des non Roms puissent se retrouver une fois par mois dans un théâtre public. C’est très dense car nous n’avons jamais l’occasion de nous parler. C’était un grand pari de réunir des gens pour aborder des sujets délicats. »
Mais Alina Şerban est également actrice. Le film Seule à mon mariage de Marta Bergman, où elle interprète le rôle principal d’une jeune rom qui rêve de gagner l’Occident avec sa fille pour changer son destin, sort le 17 avril en France. Un rôle qui présente des similitudes évidentes avec son itinéraire peu commun.
Le film a été sélectionné pour le festival de Cannes 2018 par l’Association pour le cinéma indépendant et sa diffusion (Acid), qui prône la « pluralité des regards » et une « alternative à l’hyperconcentration et au regard unique » dans le cinéma actuel, « où les dix premiers films occupent chaque semaine 93% des écrans ».
(Pour tout son travail artistique et historique sur le peuple rom en Europe, Alina Şerban a reçu la prestigieuse Soros Arts Fellowship de la fondation Open Society en 2018.)