Médias en Serbie : « il est plus difficile de travailler aujourd’hui que sous Milošević »

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Les médias serbes sont-ils moins libres aujourd’hui qu’à l’époque de Slobodan Milošević ? Depuis l’arrivée au pouvoir d’Aleksandar Vučić, les tabloïds règnent en maitre sur la scène médiatique et les espaces de liberté se réduisent comme peau de chagrin. Soumis au régime d’une censure « douce et efficace », les médias sont un pilier essentiel du régime. Omer Karabeg reçoit la journaliste Lila Radonjić et Snježana Milivojević, professeur à la Faculté des sciences politiques de Belgrade.

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Propos recueillis par Omer Karabeg

D.R.

Omer Karabeg (O.K.) : Lila Radonjić, depuis l’époque de Slobodan Milošević, vous avez toujours travaillé au sein de médias indépendants. Est-il plus difficile de travailler aujourd’hui que dans les années 1990 ?

Lila Radonjić (L.R.) : C’est plus difficile aujourd’hui. Dans les années 1990, les médias étaient en lutte et, dans certaines villes de Serbie, on pouvait trouver de bonnes télévisions indépendantes. Il n’en existe presque plus. Les organes du gouvernement ont repris la main sur pratiquement tous les médias. À l’époque de Milošević, les journalistes de Studio B, où je travaillais, et ceux de B92 pouvaient poser des questions sérieuses et ouvrir des débats constructifs. Aujourd’hui, ces débats n’existent plus à la télévision. Nous sommes soumis à une véritable propagande de guerre, nous sommes en crise permanente, entourés d’ennemis. Sous Milošević, il arrivait parfois que des groupes armées fassent irruption dans les rédactions pour effrayer les gens et dicter les programmes. Nous n’en sommes pas là, mais vu la manière dont les choses évoluent, qui sait ce qui peut arriver ?

O.K. : À l’époque de Milošević, le quotidien Politika avait une rubrique destinée à attaquer ceux qui critiquaient le Président. Aujourd’hui, ce sont les tabloïds, et notamment Informer qui font ce travail. Pensez-vous que ces pressions sont plus efficaces que celles de Politika il y a 25 ans ?

L.R. : Les tabloïds sont responsables de l’état d’urgence permanent dans lequel nous vivons. La situation est totalement schizophrénique : le « Kosovo, c’est la Serbie », mais celui qui va à Pristina est un « traitre ». Les absurdités sont quotidiennes. Je suis particulièrement inquiète de la montée du nationalisme, surtout chez les jeunes. C’est la conséquence du gouvernement et du travail de ces médias. Certains lecteurs savent bien que ce qui est écrit est faux, mais quand vous leur demandez pourquoi ils lisent ces journaux, ils répondent « vouloir voir les mensonges du patron ». Le modèle offert par ces médias finit par s’imposer. C’est une censure douce et très efficace. Il n’y a pas d’interdiction, mais tout simplement pas assez de place pour les émissions polémiques de débats.

O.K. : Pensez-vous que les gens croient aux mensonges des tabloïds ? Ces journaux ont des tirages importants. Informer se vante de tirer plus de 100 000 exemplaires et d’être le journal le plus lu de Serbie.

Snježana Milivojević (S.M.) : Je pense que les gens croient ce qu’ils lisent et c’est très dangereux. Même pour les plus septiques, les tabloïds finissent par définir la « normalité » de la société. Ils règnent sur notre monde, ce qui provoque une perte généralisée de valeurs. Cependant, ces médias n’occuperaient pas l’espace central de la vie publique s’ils n’étaient pas le prolongement de la vie politique du pays. La parole de ces journaux convient à la politique officielle. Et les conséquences en sont vraiment dramatiques.

O.K. : La différence est grande entre les programmes télévisés des années 1990 et ceux d’aujourd’hui. Autrefois, c’est la télévision nationale qui roulait pour Milošević, aujourd’hui c’est Pink qui soutient Vučić. Le Premier ministre apparait à l’écran aussi souvent qu’il le désire, il attaque et ridiculise l’opposition, qui n’a jamais l’occasion de lui répondre. Et si quelqu’un reproche à Vučić de monopoliser les médias, il peut toujours affirmer qu’il ne passe pas constamment à la télévision publique.

L.R. : Autrefois, on trouvait des rédactions, on réfléchissait à la programmation, aujourd’hui, on ne diffuse que ce qui est le plus rentable, ce qui permet de rassembler le plus de téléspectateurs. Le Premier ministre scrute tous les jours les audiences après ses interventions. Cela dicte la programmation. Il arrive parfois que les conférences de presse de Vučić soient relayées sur toutes les télévisions du pays en même temps. C’est un fait sans précédent.

O.K. : Les médias sont-ils le pilier du régime de Vučić, de la même façon qu’ils étaient autrefois le pilier de celui de Milošević ?

S.M. : Je pense que oui, car notre Premier ministre s’est entièrement formé sous le régime de Milošević. Sa rhétorique, sa manière de faire de la politique, sa vision du monde et les instruments dont il se sert ont été définis par ses professeurs. Il leur reste fidèle. Son parti propose une politique rétrograde, mais il réussit à s’assurer un large soutien de la population car beaucoup de gens ne se sentent pas en sécurité. Il faut donc constamment créer un danger, fabriquer des menaces et les médias sont nécessaires à cette stratégie. Tout se déroule au sein des studios de télévision, c’est là que se créent les problèmes et parfois même leurs solutions. Ce sont des usines à fabriquer des scandales. Les médias cherchent à faire taire l’opposition, à développer l’apathie et l’insatisfaction.

L.R. : Les médias sont l’un des principaux piliers du régime Vučić. Le Premier ministre est lié de façon obsessionnelle aux médias, depuis l’époque où il était ministre de l’information de Milošević. Il a un grand mépris pour les journalistes, mais il ressent en même temps le besoin de s’adresser personnellement à eux, de les appeler par leur nom. Il a besoin d’être constamment dans les médias, c’est son arme principale. Les programmes doivent se résumer à un peu de musique et à un peu de politique. C’est une combinaison qui marche très bien en Serbie. Les chaines ont naturellement adapté leurs programmes à ses désirs.

Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.