Albanie : Edi Rama étouffe lentement le journalisme indépendant

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Journalistes licenciés, émissions interdites, tentatives de limitation du droit à l’information. En Albanie, la liberté de la presse est de plus en plus remise en cause par le gouvernement social-démocrate. Mardi, les journalistes albanais manifestaient pour dénoncer les pressions politiques et économiques sur les médias. En cause : la collusion du pouvoir avec les principaux affairistes du pays. Reportage.

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Par Louis Seiller

Sur la pancarte : « Les journalistes ne sont pas des charlatans »
© Louis Seiller / CdB

« Démocratie en danger », « Les médias ne sont pas des officines », « AMA [Autorité des médias audiovisuels – NdA] dégage ! »… Massée devant la mairie de Tirana, une centaine de personnes essaient de faire entendre leur voix et leur colère. Il y a quelques jours, des journalistes en vue du journal Mapo et de la chaîne de télévision ABC, réputée proche de l’opposition, ont annoncé qu’ils ne renouvelaient pas leurs contrats. Signe de l’affaiblissement du pluralisme médiatique, ces départs ne sont pas des faits isolés. Ils s’inscrivent dans la continuité d’événements inquiétants : à quelques mois des élections législatives, un vent mauvais souffle sur la presse albanaise.

Carton rouge en main, Nertila Marku est l’une des organisatrices du rassemblement. Celle qui se présente comme une activiste fustige les médias qui « n’invitent dans leurs émissions que des pseudo-analystes qui ne cessent de vanter les succès du gouvernement car ils travaillent avec ces mêmes politiciens ! Il n’accueillent jamais de véritables experts qui pourraient expliquer les enjeux politiques ou sociaux du pays. Nous avons besoin de vérité et ne voulons plus de ces mensonges maintes fois répétés. »

« Edi Rama et Erion Veliaj sont les véritables directeurs de l’information »

En Albanie, les chaînes d’info en continu sont nombreuses et se sont imposées ces dernières années comme des instruments essentiels de la vie politique. Dans les cafés, les restaurants, les commerces, elles sont omniprésentes et très regardées. Mais dans ce flot incessant d’images et de sujets, difficile de trouver des voix objectives et non partisanes. La grande majorité des médias privés sont en effet la propriété d’affairistes influents. Et ces derniers temps, beaucoup s’inquiètent de la proximité nouvelle de ces « oligarques » avec les dirigeants actuels. Nerita, qui militait déjà contre le précédent gouvernement, en est certaine : « C’est pire qu’à l’époque de Berisha. Ce qui n’était qu’une bactérie et devenu un véritable virus. Nous devons nous y opposer ! »

Le pouvoir socialiste aurait-il des raisons de se méfier du travail des journalistes ? Depuis la fin de l’année 2015, force est de constater qu’il a lancé un véritable assaut législatif pour « mieux encadrer » la liberté d’expression et d’information : criminalisation des propos diffamatoires envers les fonctionnaires, lourdes sanctions pour l’auteur comme pour l’hébergeur de certains commentaires en ligne, sanctions pour les journalistes d’investigation pour « influence indue », sites d’infos soumis à une autorisation obligatoire, etc. Toutes ces mesures n’ont jamais vraiment abouti à cause des critiques qu’elles soulevaient. Face à ce relatif échec législatif, le gouvernement social-démocrate se tourne désormais vers d’autres moyens en usant de son influence auprès des différents propriétaires de chaînes.

Engagé de longue date auprès des mouvements sociaux albanais, Sazan Guri explique : « Le Premier ministre et le maire de Tirana interviennent régulièrement dans le fonctionnement des médias. Dernièrement, ils ont clairement fait pression sur l’AMA afin que des journalistes perdent leur postes. Ils influent directement sur le contenu et l’organisation des émissions ». Non loin de là, devant les portes de l’AMA, Aulon Kalaja mobilise la foule. Journaliste pour une chaîne de télévision privée, il est particulièrement remonté. « Depuis 2013, une vingtaine d’émissions et plusieurs chaînes ont été supprimées, et de nombreux journalistes, reconnus et respectés pour leur professionnalisme, ont perdu leur emploi. Nous ne voulons pas que d’autres connaissent bientôt le même sort. » Pour Aulon, la démocratie albanaise est en danger car « deux des principaux directeurs de l’information dans le pays se nomment en fait Edi Rama et Erion Veliaj », respectivement Premier ministre albanais et maire de Tirana.

« L’information libre n’est plus qu’une illusion »

En septembre dernier, le journaliste Artan Rama avait fait les frais de cette nouvelle approche éditoriale. Son tort : avoir enquêté sur la gestion de la décharge de Tirana après la mort cet été d’un jeune homme de 17 ans. Après l’interdiction et l’arrêt de son émission, les dirigeants de la chaîne Vizion Plus, également propriétaires d’une entreprise de travaux publics, s’étaient vus récompensés en obtenant un contrat portant sur un bâtiment public de la capitale. Depuis son départ de la chaîne, Artan Rama dénonce le fonctionnement du système médiatique albanais : « Le manque de transparence et la corruption des élites politiques [font le jeu] d’oligarques qui utilisent les médias pour défendre leurs intérêts. » Pour lui, « l’information libre n’est plus qu’une illusion ». C’est même l’instrument « d’une nouvelle démagogie ».

Plus que la censure elle-même, c’est la montée de l’autocensure qui inquiète. Alors que les principaux médias fonctionnaient jusque-là selon une division claire entre « une petite élite de journalistes vedettes et une majorité de journalistes corvéables à merci », beaucoup se muent désormais « en serviteurs des serviteurs ». Mettant de côté leur éthique professionnelle, ils sont obligés de se mettre au diapason des intérêts des dirigeants et propriétaires des chaînes de télévision. « La liberté d’expression est en train de mourir en Albanie », constate amèrement Sazan Guri.

Victimes de cette autocensure galopante et de leur mise en concurrence, nombre de journalistes se sentent aujourd’hui démunis. Sur la dizaine de procès que certains ont intenté pour licenciement abusif, très peu ont abouti. Face à des ténors du barreau et au manque de preuves disponibles, ils ne font pas le poids. Il existe bien des associations de journalistes, mais les manifestants estiment qu’elles ont perdu toute crédibilité. Plus corporatistes que réellement protectrices des libertés d’information et d’expression, elles ne feraient que défendre les emplois de quelques-uns. Aulon Kalaja dénonce même « des conflits d’intérêts évidents » dans le fonctionnement de la principale association où « le frère de la directrice est l’un des responsables de la police nationale ». Depuis quatre ans, cette association ne s’est exprimée sur aucun problème de censure.

Les organisateurs de la manifestation réfléchissent à de nouveaux moyens de préserver le pluralisme et la liberté des journalistes. Une association contre la censure devrait voir le jour. Sera-t-elle en mesure de s’opposer aux pressions politiques des oligarques albanais ? À juger du fossé qui les séparent aujourd’hui des manifestants, il semble bien loin le temps où Edi Rama et Erion Veiaj militaient, à l’unisson avec la société civile, pour une société plus transparente et démocratique.


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.