Shaip Kamberi : la Serbie à l’heure de la post-vérité et de la post-démocratie

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Son discours au Parlement a fait l’effet d’un électrochoc lors du vote de confiance au nouveau gouvernement. Député de la minorité albanaise de la Vallée de Preševo, Shaip Kamberi dénonce l’illusion démocratique et le règne de la post-vérité dans la Serbie d’Aleksandar Vučić. Et plaide pour la construction d’un État de droit et d’un État social décentralisé. Entretien.

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Propos recueillis par Hysni Bajraktari

Le Parlement de Serbie
© Wikipedia Commons

Ancien maire de Bujanovac, une commune de la Vallée de Preševo, dans le sud de la Serbie, président du Parti de l’action démocratique, Shaip Kamberi a siégé au Parlement de Serbie de 2014 à 2016, et a été réélu député lors des élections de juin 2020, en tant que représentant de la minorité albanaise. Il préside l’intergroupe parlementaire qui réunit la coalition albanaise Vallée unie et le Parti de l’action démocratique du Sandžak (SDA), représentant la minorité bosniaque. Ce groupe compte six députés sur les 250 du Parlement de Serbie.


Cet article est publié avec le soutien de la fondation Heinrich Böll Paris.


Le Courrier des Balkans (CdB) : Depuis votre retentissant discours du 29 octobre, vous êtes devenu le chef de l’opposition parlementaire au Parlement de Serbie. Comment assumez-vous ce rôle ?

Shaip Kamberi (Sh.K.) : Plus encore que d’être devenu le supposé « chef de l’opposition parlementaire », ce qui me frappe c’est que beaucoup de citoyens de Serbie voudraient me voir comme le chef de l’opposition tout court, pas seulement au Parlement. Pourtant, je n’étais encore qu’un insignifiant député albanais avant de prononcer mon discours… Cela montre combien le désir d’une alternative démocratique est fort en Serbie. Même l’opposition traditionnelle, aujourd’hui hors du Parlement, n’arrive pas à tenir ce rôle. C’est donc une lourde tâche qui nous incombe au sein de l’intergroupe, alors que nos moyens organisationnels, financiers et logistiques sont très limités. Nous ferons tout notre possible pour porter au Parlement non seulement la voix des Albanais de la Vallée de Preševo et des Bosniaques du Sandžak, mais aussi celle de tous les citoyens qui aspirent à une Serbie démocratique, égalitaire et citoyenne.

CdB : Six députés, ce n’est pas beaucoup, comment parvenir à peser dans un Parlement entièrement contrôlé par le Parti progressiste serbe (SNS) d’Aleksandar Vučić ?

Sh.K. : Ce Parlement a été légalement élu, mais il n’est pas légitime en tant qu’expression de la représentation populaire, non seulement parce que la plupart des partis d’opposition ont boycotté le scrutin du 21 juin, mais surtout parce que le processus électoral a été organisé dans un contexte autoritaire. Par conséquent, les véritables rapports de force politiques ne s’expriment pas au Parlement. À voir l’enthousiasme qu’a suscité mon discours, non seulement en Serbie, mais aussi en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo, il est clair que la vie politique serbe se déroule désormais à l’heure de la post-vérité. La convocation des élections, la formation d’un gouvernement font partie de l’illusion qu’entretient le régime d’Aleksandar Vučić. L’approbation du nouveau gouvernement n’était pas une première théâtrale. Ce n’est que le nouvel acte d’une mauvaise farce. Ainsi, le thème principal de mon discours n’était pas de dénoncer le pouvoir totalitaire et autoritaire qui sévit en Serbie, car tout le monde en est bien conscient, même les dirigeants occidentaux qui dorlotent Vučić en préférant la stabilocratie à la démocratie, croyant qu’ils parviendront à construire une paix durable et une véritable réconciliation régionale avec lui. Mon discours n’avait pas pour but de démontrer que sont aujourd’hui au pouvoir en Serbie les pyromanes des guerres qui se présentent en pompiers de la paix. Tout le monde le sait. De même que personne n’ignore la réalité de la discrimination des minorités nationales, sexuelles ou religieuses. Mon discours avait pour objectif de renverser l’ordre actuel par rapport à la vérité. Une vérité qu’on se force de nier. Prenez l’exemple de Srebrenica en Bosnie ou de Batajnica en Serbie. Dans ces deux cas, on veut s’efforcer de croire que la « vérité des faits prouvés », comme le dit Hannah Arendt, se serait pas vraie. Mon discours ne dit rien qui n’ait jamais été dit.

J’ai prononcé ce discours dans un moment politique où la vérité a perdu toute réalité, dans un Parlement qui symbolise la fin de la démocratie.

Mais je l’ai dit dans un moment politique où la vérité a perdu toute réalité. J’ai prononcé ce discours dans un Parlement qui symbolise la fin de la démocratie. Mon discours était donc inattendu. Il a surpris, car en Serbie le Parlement et le gouvernement ne sont plus perçus comme des institutions démocratiques, mais comme des instruments au service d’une seule personne : le Président Vučić, qui contrôle tout. Et au cœur de cette situation désespérante, se produit une scène invraisemblable, presque surréaliste : un élu albanais, l’un des six seuls députés d’opposition sur 250, vient dire à la société majoritaire serbe que son pays n’est même plus une République visant le bien des Serbes. Il ne s’agit même plus d’une Serbie pour les seuls Serbes ethniques, mais d’un pays totalement « vučićisé », malgré la propagande qui essaie toujours de présenter la Serbie comme un pays démocratique, pivot de la réconciliation régionale.

Mon discours a renversé ce grand mensonge, au moment où le régime voulait conforter son apparence « pro-européenne », avec la formation du nouveau gouvernement, avec une Premier ministre libérale issue de la société civile, formée dans les meilleurs écoles occidentales, et onze femmes dans le nouveau gouvernement… Il faut donner l’image d’une Serbie encore plus européenne que la Suède ou l’Allemagne ! En réalité, c’est une Serbie dont l’omnipotent Président est l’ancien bras droit du chef de l’extrême-droite condamné pour crimes de guerre ; où le nouveau président du Parlement est l’ancien porte-parole de Slobodan Milošević et le nouveau ministre de l’Intérieur l’ancien porte-parole de Mira Marković, l’épouse de Milošević... Je reconnais que j’ai été surpris de voir que l’expression publique de ces vérités connues de tous ont provoqué une telle libération psychologique collective, une rupture avec cette mythomanie dominante en Serbie, une sorte de retour à la vie. Comme le disait Albert Camus, « la révolte reste le seul moyen de continuer à vivre dans un monde absurde ». Il est impératif que la Serbie et les Balkans Occidentaux en reviennent à la vérité pour construire l’avenir.

CdB : Avez-vous des contacts avec l’opposition aujourd’hui hors du Parlement, notamment les partis réunis dans l’Alliance pour la Serbie (Savez za Srbiju) ?

Sh.K. : Non. Je n’ai aucun contact avec eux. Ils sont également responsables de la situation actuelle politique et ils ne représentent pas une alternative progressiste. Certains prônent même des politiques encore plus régressives, conservatrices et nationalistes que le pouvoir actuel. Après mon discours au Parlement, les conseillers en communication du régime ont essayé de me relier aux représentants de l’opposition extraparlementaire, afin de les salir, de les compromettre, en me présentant comme leur porte-parole. Et quoi de plus « sale » pour un opposant serbe qu’un député albanais qui critique le pouvoir en Serbie ? Voici la méthode politique quotidienne du régime Vučić. Je pense que la Serbie a besoin d’une nouvelle opposition progressiste et démocratique, radicalement opposée au pouvoir actuel, en rupture tant avec le passé qu’avec le présent de la Serbie. Malheureusement, ce n’est pas le cas des actuels dirigeants de l’opposition extraparlementaire serbe.

CdB : Votre coalition réunit Vallée unie et le SDA Sandžak. Sur quelles bases politiques et programmatiques coopérez-vous ?

Sh.k. : Nous représentons, certes, des options différentes politiques, mais nous coopérons en vue de réformes institutionnelles à même de garantir davantage de pluralité et de diversité démocratique, de droits pour les minorités et de justice sociale.

Shaip Kamberi
© Capture d’écran

CdB : Pourquoi n’avez-vous pas pu vous entendre avec d’autres formations représentant les minorités de Serbie, notamment l’Alliance des Magyars de Voïvodine (SVM) ?

Sh.K. : Nous avons une communication correcte avec le SVM, mais nous ne pensons pas, comme ce parti, que collaborer avec l’actuel pouvoir en place en Serbie soit un moyen d’améliorer l’égalité entre les citoyens de différentes nationalités. Il ne faut pas oublier que le SNS cultive l’amitié du SVM en raison des bonnes relations que Vučić entretient avec Viktor Orbán.

CdB : Vous avez déclaré prendre la parole « au nom des Albanais discriminés de la Vallée de Preševo ». En quoi sont-ils toujours discriminés ? La situation évolue-t-elle ?

Sh.K. : Comme je l’ai dit au Parlement, la Vallée de Preševo représente un cas typique de discrimination institutionnalisée des droits sociaux des minorités nationales. Bien que citoyens de Serbie, les Albanais sont toujours sous-représentés dans le secteur public. Par exemple, il n’y a pratiquement aucun albanais employé à l’hôpital de Vranje, qui couvre les municipalités à majorité albanaises. Malgré les complexes relations historiques albano-serbes, vous avez des citoyens de Serbie albanais qui réclament du travail dans les institutions de l’État serbe, et le gouvernement serbe le leur refuse. Quel message envoie-t-il ainsi aux citoyens de la minorité albanaise ? Que la Serbie n’est pas leur État ? Qu’ils ne sont pas des citoyens de même valeur ? Que Preševo, Bujanovac et Medvedja ne font pas partie de la Serbie ?

La Serbie est aujourd’hui le seul pays des Balkans occidentaux qui interdit légalement l’érection publique du drapeau national d’une minorité nationale légalement reconnue. Ce même drapeau interdit en Serbie est aujourd’hui légal en Macédoine du Nord ou au Monténégro. Le gouvernement serbe interdit des droits minoritaires dont les minorités serbes jouissent dans les pays voisins. Le drapeau serbe est légal dans tous les pays de la région où les Serbes jouissent du statut de minorité nationale. Personnellement, je ne vois aucun inconvénient à ce que la minorité serbe du Kosovo ait aujourd’hui le droit légal d’afficher le drapeau serbe à Gračanica. C’est un droit légitime. Mais, Belgrade veut voir son drapeau chez le voisin et interdit le drapeau du voisin....

La politique du SNS envers les minorités, c’est d’acheter leur silence et leur collaboration par le chantage, la répression ou des hochets symboliques.

Ceci ne fait que confirmer la logique politique de Vučić. Il se vante d’avoir de bonnes relations avec le Premier ministre albanais Edi Rama et promeut des initiatives bilatérales avec l’Albanie, mais il ne reconnait pas les droits de la minorité albanaise en Serbie. De plus, les gouvernements successifs ont bloqué le dialogue avec les élus albanais de la Vallée de Preševo, alors qu’il faut toujours mettre en œuvre les accords signés par le gouvernement serbe. La politique du SNS envers les minorités, c’est d’acheter leur silence et leur collaboration par le chantage, la répression ou des hochets symboliques. La situation dans la Vallée de Preševo est aujourd’hui stable sur un plan sécuritaire, mais l’économie est en déréliction et les droits humains largement oubliés - non seulement pour les Albanais, mais aussi pour les Rroms ou les Serbes locaux. Tous ceux qui luttent pour plus de démocratie, notamment ceux qui militent pour des bonnes relations interethniques, sont la cible du pouvoir de Belgrade.

CdB : Quelles sont vos revendications concernant la communauté albanaise de Serbie et la Vallée de Preševo ?

SH.K. : La mise en œuvre des trois accords d’engagements du gouvernement serbe pour la Vallée de Preševo, signés avec les élus de la Vallée, qui supposent l’intégration, l’avancement des droits de la minorité albanaise et le développement économique de la région. Belgrade ne veut pas mettre en œuvre ces décisions sur l’intégration des Albanais en Serbie, mais se dit prête à avoir des Albanais au gouvernement. C’est du classique : une représentation symbolique au sommet, sous le contrôle total du tout-puissant Président, mais en bas, des discriminations institutionnelles et une société inégalitaire.

CdB : Un dialogue compliqué se poursuit entre Belgrade et Pristina, qui devrait finir par aborder la question du statut du Kosovo. Quelles attentes et quelles craintes ce processus suscite-t-il dans la Vallée de Preševo ? Quelles peuvent en être les conséquences pour la Vallée ?

Sh.K. : Le dialogue entre Belgrade et Pristina doit inclure les représentants minoritaires des deux pays. Ces minorités doivent être représentées dans le dialogue par leurs représentants démocratiquement élus. C’est une condition impérative si l’on veut parvenir à une paix durable. Négliger ou instrumentaliser les minorités nationales est un jeu très dangereux. On le voit avec la minorité nationale serbe du Kosovo, qui a perdu toutes représentation démocratique authentique, tandis que le régime Vučić utilise ces Serbes du Kosovo pour ses propres intérêts politiques.

CdB : Comment commentez-vous l’inculpation des dirigeants de l’UÇK par les Chambres spécialisées de La Haye ?

SH.K. : Les dirigeants de l’UÇK ont démontré leur maturité politique en collaborant avec la justice, dès la confirmation des actes d’accusation des Chambres Spécialisées. À la différence des inculpés du TPIY qui se sont longtemps cachés avec la protection des autorités de l’État, ils n’ont pas essayé de fuir la justice. Il est important que les Chambres fassent un travail sérieux et professionnel, contribuant à la justice et à la vérité. Autrement, cela ne ferait que compromettre encore plus le processus déjà difficile de la justice transitionnelle, la réconciliation régionale et l’émergence d’une paix durable.

CdB : Comment voyez-vous la Vallée de Preševo dans vingt ans ? Dans quel environnement régional ?

Sh.K. : Il n’est pas facile de prévoir l’avenir par les temps qui court, surtout en Europe et dans les Balkans. Je pense qu’il est important que nos communes soient plus autonomes dans leur gestion politiques, et que nos régions périphériques ne soient pas exploitées économiquement par les centres du pouvoir. Dans la Vallée de Preševo, nous observons aujourd’hui non seulement la permanence de fortes discriminations politiques, mais aussi un fossé social de plus en plus profond, séparant le centre des périphéries. Je pense que les dynamiques de renforcement des échelons locaux et régionaux sont vitales pour un État de droit, qui soit aussi un État social et développé.