Réfugiés : contourner la Croatie par le « triangle » Serbie-Roumanie-Hongrie

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Une nouvelle route migratoire s’est ouverte dans les Balkans : en Serbie, de plus en plus d’exilés tentent de contourner les barbelés barrant la Hongrie en faisant un crochet par la Roumanie, avant d’espérer rejoindre les pays riches de l’Union européenne. Un chemin plus long et pas moins risqué, conséquence des politiques sécuritaires imposées par les 27.

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Par Milica Čubrilo-Filipović et Simon Rico

Des Palestiniens de Syrie squattent une maison de Rabe. À gauche, Siri.
© Simon Rico / CdB

Cet article est publié avec le soutien de la Fondation Heinrich Böll (Paris)


Il est 18h30, le jour commence à baisser sur la plaine de Voïvodine. Un groupe d’une cinquantaine de jeunes hommes, sacs sur le dos et duvets en bandoulière, marche d’un pas décidé le long de la petite route de campagne qui relie les villages serbes de Majdan et de Rabe. Deux frontières de l’Union européenne (UE) se trouvent à quelques kilomètres de là : celle de la Hongrie, barrée depuis la fin 2015 d’une immense clôture barbelée, et celle de la Roumanie, moins surveillée pour le moment.

Tous s’apprêtent à tenter le « game », ce « jeu » qui consiste à échapper à la police et à pénétrer dans l’UE, en passant par « le triangle ». Le triangle, c’est cette nouvelle route migratoire à trois côtés qui permet de rejoindre la Hongrie, l’entrée de l’espace Schengen, depuis la Serbie, en faisant un crochet par la Roumanie. « Nous avons été contraints de prendre de nouvelles dispositions devant les signes clairs de l’augmentation du nombre de personnes traversant illégalement depuis la Serbie », explique Frontex, l’Agence européenne de protection des frontières. Aujourd’hui, 87 de ses fonctionnaires patrouillent au côté de la police roumaine.

Depuis l’automne 2020, le nombre de passages par cet itinéraire, plus long, est en effet en forte hausse. Les statistiques des passages illégaux étant impossibles à tenir, l’indicateur le plus parlant reste l’analyse des demandes d’asiles, qui ont explosé en Roumanie l’année dernière, passant de 2626 à 6156, soit une hausse de 137%, avec un pic brutal à partir du mois d’octobre. Selon les chiffres de l’Inspectoratul General pentru Imigrări, les services d’immigrations roumains, 92% de ces demandeurs d’asile étaient entrés depuis la Serbie.

La Roumanie et la Hongrie, c’est mieux que la Croatie.

Beaucoup de ceux qui espèrent passer par le « triangle » ont d’abord tenté leur chance via la Bosnie-Herzégovine et la Croatie avant de rebrousser chemin. « C’est difficile là-bas », raconte Ahmed, un Algérien d’une trentaine d’années, qui squatte une maison abandonnée de Majdan avec cinq de ses compatriotes. « Il y a des policiers qui patrouillent cagoulés. Ils te frappent et te prennent tout : ton argent, ton téléphone et tes vêtements. Je connais des gens qui ont dû être emmenés à l’hôpital. » Pour lui, pas de doutes, « la Roumanie et la Hongrie, c’est mieux ».

La route du « triangle » a commencé à devenir plus fréquentée dès la fin de l’été 2020, au moment où la situation virait au chaos dans le canton bosnien d’Una Sana et que les violences de la police croate s’exacerbaient encore un peu plus. Quelques semaines plus tard, les multiples alertes des organisations humanitaires ont fini par faire réagir la Commission européenne. Ylva Johansson, la Commissaire suédoise en charge des affaires intérieures a même dénoncé des « traitements inhumains et dégradants » commis contre les exilés à la frontière croato-bosnienne, promettant une « discussion approfondie » avec les autorités de Zagreb. De son côté, le Conseil de l’Europe appelait les autorités croates à mettre fin aux actes de tortures contre les migrants et à punir les policiers responsables. Depuis, sur le terrain, rien n’a changé.

Pire, l’incendie du camp de Lipa, près de Bihać, fin décembre, a encore aggravé la crise. Pendant que les autorités bosniennes se renvoyaient la balle et que des centaines de personnes grelottaient sans toit sous la neige, les arrivées se sont multipliées dans le Nord de la Serbie. « Rien que dans les villages de Majdan et Rabe, il y avait en permanence plus de 300 personnes cet hiver », estime Jeremy Ristord, le coordinateur de Médecins sans frontières (MSF) en Serbie. La plupart squattent les nombreuses maisons abandonnées. Dans cette zone frontalière, beaucoup d’habitants appartiennent aux minorités hongroise et roumaine, et Budapest comme Bucarest leur ont généreusement délivré des passeports après leur intégration dans l’UE. Munis de ces précieux sésames européens, les plus jeunes sont massivement partis chercher fortune ailleurs dès la fin des années 2000.

© Simon Rico / CdB

Siri, un Palestinien dont la famille était réfugiée dans un camp de Syrie depuis les années 1960, squatte une masure défoncée à l’entrée de Rabe. En tout, ils sont neuf, dont trois filles. Cela fait de longs mois que le jeune homme de 27 ans est coincé en Serbie. Keffieh sur la tête, il tente de garder le sourire en racontant son interminable odyssée entamée voilà bientôt dix ans. Dès les premiers combats en 2011, il a fui avec sa famille vers la Jordanie, puis le Liban avant de se retrouver en Turquie. Finalement, il a pris la route des Balkans l’an dernier, avec l’espoir de rejoindre une partie des siens, installés en Allemagne, près de Stuttgart.

La police m’a arrêté, tabassé et on m’a renvoyé ici. Sans rien.

Il y a quelques jours, Siri a réussi à arriver jusqu’à Szeged, dans le sud de la Hongrie, via la Roumanie. « La police m’a arrêté, tabassé et on m’a renvoyé ici. Sans rien », souffle-t-il. À côté de lui, un téléphone crachote la mélodie de Get up, Stand up, l’hymne reggae de Bob Marley appelant les opprimés à se battre pour leurs droits. « On a de quoi s’acheter un peu de vivres et des cigarettes. On remplit des bidons d’eau pour nous laver dans ce qui reste de la salle de bains », raconte une des filles, assise sur un des matelas qui recouvrent le sol de la seule petite pièce habitable, chauffée par un poêle à bois décati.

De rares organisations humanitaires viennent en aide à ces exilés massés aux portes de l’Union européennes. Basé à Belgrade, le petit collectif Klikaktiv y passe chaque semaine, pour de l’assistance juridique et du soutien psychosocial. « Ils préfèrent être ici, tout près de la frontière, plutôt que de rester dans les camps officiels du gouvernement serbe », explique Milica Švabić, la juriste de l’organisation. Malgré la précarité et l’hostilité grandissante des populations locales. « Le discours a changé ces dernières années en Serbie. On ne parle plus de ’réfugiés’, mais de ’migrants’ venus islamiser la Serbie et l’Europe », regrette son collègue Vuk Vučković. Des milices d’extrême-droite patrouillent même depuis un an pour « nettoyer » le pays de ces « détritus ».

« La centaine d’habitants qui restent dans les villages de Rabe et de Majdan sont méfiants et plutôt rudes avec les réfugiés », confirme Abraham Rudolf. Ce sexagénaire à la retraite habite une modeste bâtisse à l’entrée de Majdan, adossée à une ruine squattée par des candidats à l’exil. « C’est vrai qu’ils ont fait beaucoup de dégâts et qu’il n’y a personne pour dédommager. Ils brûlent les charpentes des toits pour se chauffer. Leurs conditions d’hygiène sont terribles. » Tant pis si de temps en temps, ils lui volent quelques légumes dans son potager. « Je me mets à leur place, il fait froid et ils ont faim. Au vrai, ils ne font de mal à personne et ils font même vivre l’épicerie du village. »

Abraham Rudolf, l’un des rares villageois de Majdan à ne pas craindre les réfugiés
© Simon Rico / CdB

Si le « triangle » reste a priori moins dangereux que l’itinéraire via la Croatie, les violences policières contre les sans papiers y sont pourtant monnaie courante. « Plus de 13 000 témoignages de refoulements irréguliers depuis la Roumanie ont été recueillis durant l’année 2020 », avance l’ONG Save the Children.

C’est dur, mais on n’a pas le choix. Mon mari a déserté l’armée de Bachar. S’il rentre, il sera condamné à mort.

Ces violences répétées ont d’ailleurs conduit MSF à réévaluer sa mission en Serbie et à la concentrer sur une assistance à ces victimes. « Plus de 30% de nos consultations concernent des traumatismes physiques », précise Jérémy Ristor. « Une moitié sont liés à des violences intentionnelles, dont l’immense majorité sont perpétrées lors des push backs. L’autre moitié sont liés à des accidents : fractures, entorses ou plaies ouvertes. Ce sont les conséquences directes de la sécurisation des frontières de l’UE. »

Hanan est tombée sur le dos en sautant de la clôture hongroise et n’a jamais été soignée. Depuis, cette Syrienne de 33 ans souffre dès qu’elle marche. Mais pas question pour elle de renoncer à son objectif : gagner l’Allemagne, avec son mari et leur neveu, dont les parents ont été tués dans les combats à Alep. « On a essayé toutes les routes », raconte l’ancienne étudiante en littérature anglaise, dans un français impeccable. « On a traversé deux fois le Danube vers la Roumanie. Ici, par le triangle, on a tenté douze fois et par les frontières de la Croatie et de la Hongrie, sept fois. » Cette fois encore, la police roumaine les a expulsés vers le poste-frontière de Rabe, officiellement fermé à cause du coronavirus. « C’est dur, mais on n’a pas le choix. Mon mari a déserté l’armée de Bachar avec son arme. S’il rentre, il sera condamné à mort. »

Qu’importe la hauteur des murs placés sur leur route et la terrible répression policière, les exilés du nord de la Serbie finiront tôt ou tard par passer. Comme le déplorent les humanitaires, la politique ultra-sécuritaire de l’UE ne fait qu’exacerber leur vulnérabilité face aux trafiquants et leur précarité, tant pécuniaire que sanitaire. La seule question est celle du prix qu’ils auront à payer pour réussir le « game ». Ces derniers mois, les prix se sont remis à flamber : entrer dans l’Union européenne via la Serbie se monnaierait jusqu’à 2000 euros.