Blog • La Bosnie-Herzégovine face au dilemme du cannabis médical (9/10)

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Alors que la Croatie a ouvert il y a cinq ans le cannabis thérapeutique aux malades, la Bosnie-Herzégovine (BiH), sa proche voisine, peine à sauter le pas. Dans ce pays où la consommation de marijuana est fortement criminalisée, de nombreux patients choisissent de s’en procurer illégalement pour soulager leurs symptômes. Mais depuis quelques années, un mouvement de mobilisation se met en place pour presser le gouvernement de légiférer sur la question.

Par Agathe Harel, Irena Pejak et Veronika Trivunić

Agathe Harel

Je n’ai jamais été doué pour les rouler.” Dans son grand salon au mobilier moderne, Igor Kremenović fait frotter le fin papier entre ses doigts avant de porter le joint à ses lèvres. Il l’allume et se cale confortablement dans son canapé, les mains croisées sur sa chemise à carreaux. Résidant dans la ville de Banja Luka, en République serbe de Bosnie-Herzégovine, ce commercial de 32 ans consomme illégalement du cannabis depuis près de quatre ans. Pour lui, cette pratique s’est imposée comme le seul remède à sa maladie.

Depuis deux ans, Igor Kremenović milite pour que le cannabis thérapeutique soit légalisé en Bosnie-Herzégovine.
Agathe Harel

Igor souffre d’insomnie chronique, un trouble qu’il qualifie d’”enfer” et dont les traitements traditionnels ne parviennent pas à le sortir. Sa maladie atteint un pic en 2014, où vingt jours se passent sans qu’il ne trouve le sommeil. “Au bout du dixième jour, j’ai commencé à penser au suicide, parce que les pilules que je prenais ne me faisaient plus d’effet.”

"Au bout du dixième jour, j’ai commencé à penser au suicide, parce que les pilules que je prenais ne me faisaient plus d’effet."

Le jeune homme contacte alors un médecin, qui lui prescrit des médicaments destinés aux personnes schizophrènes. Des comprimés très forts qui ne lui permettent pas de récupérer correctement son manque de sommeil. “Ils te paralysent et te mettent dans un état de quasi-mort pendant quinze heures, raconte Igor. Avec ça, tu ne peux rien faire pendant les dix heures qui suivent. Tu ne peux pas conduire, ni formuler une phrase : tu es comme un cadavre.

Après des années de traitements inefficaces, Igor Kremenović s’est tourné vers le cannabis pour soulager ses insomnies chroniques.
Agathe Harel

Dans la confidence, son médecin lui conseille alors d’essayer le cannabis, sans pouvoir le lui prescrire. Lui qui déteste la cigarette n’envisage même pas la question. Sa première expérience avec le cannabis n’arrive que deux ans plus tard, en 2016, lorsqu’il demande à une amie de le laisser essayer. “J’ai tiré quatre ou cinq fois sur le joint. Au début, j’avais la tête qui tournait. Je suis allé me coucher et j’ai dormi normalement, sans interruption. Ça a été une révélation.”

Un à dix ans d’emprisonnement

Igor milite aujourd’hui sur les réseaux sociaux pour informer les Bosniens des effets thérapeutiques de la marijuana. Pour lui, la méfiance des citoyens et des autorités à l’égard de cette plante découle d’un manque de connaissances. “Chez nous, personne ne veut en parler, explique-t-il. Les responsables politiques savent que c’est un sujet tabou et personne ne répondra à vos questions. Je suis une des rares personnes à avoir le courage d’en parler en public.”

Et pour cause. Alors que la Croatie a légalisé, en 2015, la prescription de médicaments à base de cannabinoïdes aux personnes atteintes de maladies graves, la Bosnie-Herzégovine peine à trouver un accord, malgré plusieurs années de débat.

Aujourd’hui, la législation qualifie le cannabis de drogue dure et soumet sa consommation, même dans un but médical, aux mêmes sanctions que les autres stupéfiants. La loi stipule que “toute personne qui produit, possède, vend ou met en vente, ou qui achète, conserve ou transporte [...] sans autorisation une substance considérée comme de la drogue sera punie de un à dix ans d’emprisonnement.”

Dans les faits, les consommateurs de marijuana s’exposent surtout à une amende élevée, dans un pays où le salaire moyen est équivalent à environ 350 euros par mois. “Si la police trouve du cannabis sur vous, la peine est toujours de 900 à 1500 BAM (environ 450 à 750 euros, NDLR), précise Igor. La quantité détenue n’a pas d’importance.” À titre de comparaison, un usager de cannabis en France s’expose, depuis 2018, à une amende forfaitaire de 200 euros.

Une mobilisation plurielle

Malgré les sanctions, beaucoup de malades bosniens prennent le risque de se procurer et de consommer du cannabis venu de l’étranger, sous forme d’herbe ou d’huile, sa déclinaison la plus forte. Ces dernières années, de nombreux experts et associations de patients ont élevé la voix pour demander aux responsables politiques une légalisation du cannabis thérapeutique, sans résultat.

Les bureaux de l’association Iskra, un local discret installé au coeur du quartier résidentiel de Nova Varoš.
Agathe Harel

C’est le cas d’Iskra, l’association des femmes atteintes du cancer du sein, basée dans le quartier de Nova Varoš, au centre de Banja Luka. Depuis une quinzaine d’années, l’organisation, qui rassemble 300 membres, lutte pour la prévention et l’éducation face au cancer du sein, pour favoriser une détection précoce de la maladie.

En 2014, l’organisation a interpellé le gouvernement pour permettre aux malades du cancer, mais également aux personnes atteintes de sclérose en plaques, d’avoir accès à une alternative thérapeutique aux traitements lourds. “Nous avons découvert que le cannabis aide à diminuer les effets secondaires de la chimiothérapie et réduit la douleur des patients”, explique Suzana Kekić, présidente de l’association.

À l’issue de leur mobilisation, les membres d’Iskra avaient obtenu la promesse qu’un comité serait formé pour rédiger le projet de loi et l’adopter. “Cela fait six ans, et nous attendons toujours.

“Pour nous, le traitement par le cannabis signifie ralentir le cancer”

Dans le petit salon-cuisine des locaux d’Iskra, dans le centre de Banja Luka, Suzana Kekić tripote distraitement les montures de ses lunettes qui pendent à son cou. L’espace est petit et clair, chargé de plantes, de vases artisanaux, de tableaux colorés et d’un immense panier de fruits. Il y flotte une odeur douceâtre, mélange de parfum et de cigarette.

Assise jambes croisées, le dos droit, Suzana raconte d’un ton égal l’opération du sein gauche qu’elle a subie en 2004, après la découverte d’une tumeur maligne. “Seize ans ont passé et je suis toujours en vie. Je fais comme si je n’étais même pas tombée malade.”

"Seize ans ont passé et je suis toujours en vie."

Suzana Kekić, présidente d’Iskra, défend la sortie du cannabis de la liste des substances illicites en Bosnie-Herzégovine, pour aider les patients du cancer à soulager leurs symptômes.
Agathe Harel

L’huile de cannabis, aucune des membres actuelles d’Iskra n’en utilise. Pour cela, il faut connaître les réseaux, et les risques d’interpellation sont trop élevés. C’est Azra Ikalović, l’ancienne présidente de l’association, décédée il y a deux ans des suites d’un cancer métastatique, qui a engagé cette lutte.

Azra a consommé quotidiennement de l’huile de cannabis pendant cinq ans, raconte Suzana. Elle a été la première à s’exprimer publiquement avec nous sur la légalisation du cannabis thérapeutique en République serbe de Bosnie-Herzégovine.”

L’histoire d’Azra Ikalović n’a en effet pas échappé aux médias de la région. Après quinze ans d’interventions lourdes, l’ancienne présidente de l’association s’est tournée vers l’huile de cannabis, le seul moyen, pour elle, de soulager les nombreux effets secondaires de ses traitements. Ce combat pour la légalisation de la marijuana à but médical, Iskra a continué de le mener après sa mort, en 2017. “Le traitement par le cannabis signifie, pour nous un moyen de ralentir les troubles du cancer, affirme Suzana. Cela veut dire qu’il améliore la vie, d’une certaine manière.

“La plante n’est pas nouvelle”

Le cannabis a-t-il vraiment des vertus thérapeutiques sur les personnes atteintes de maladies graves ? Oui, selon le docteur Zdenka Gojković, cheffe du service d’oncologie au centre clinique universitaire de Banja Luka (UKC) et coordinatrice sur l’oncologie au ministère de la Santé en République serbe de BiH.

Des études indiquent que nous avons tous des récepteurs CBD 1 et 2 dans le corps, qui peuvent reconnaître le THC (la principale molécule cannabinoïde présente dans le cannabis, NLDR)”, explique la docteure. Au cours de son évolution, la civilisation a presque toujours été en contact avec cette plante, elle est même considérée par plusieurs chercheurs comme la première que les hommes ont commencé à cultiver, aux débuts de l’agriculture. Cela explique l’existence de ces récepteurs, qui régulent certains phénomènes naturels dans notre corps.

Le service oncologie de l’UKC, centre hospitalier universitaire de Banja Luka.
Agathe Harel

Selon l’oncologue, la consommation de cannabis par les malades du cancer ne devrait pas être systématique mais peut aider à réduire les nausées et les vomissements causés par la chimiothérapie.

“Sur le marché noir, 10 millilitres d’huile de cannabis coûtent jusqu’à 500 euros”

Outre l’enjeu médical, la légalisation du cannabis thérapeutique en Bosnie-Herzégovine implique également des enjeux économiques majeurs. Pour Admir Čavalić, doctorant, analyste économique et directeur de la Multi Association qui promeut le libéralisme économique en BiH, l’interdiction stricte de la marijuana produit des conséquences sociales et économiques délétères pour le pays.

Selon l’économiste, le marché noir instaure en tant que monopole des prix d’achats en fonction du risque, ce qui rend ces prix sujets à de fortes variations. “Le cannabis est surestimé du fait qu’il est illégal de l’obtenir. À titre d’exemple, dix millilitres d’huile de cannabis vont coûter entre 600 et 1000 BAM (environ 300 à 500 euros) au consommateur. Les prix ne sont pas dictés par la qualité du produit, mais par les fournisseurs eux-mêmes.

Admir Čavalić l’affirme, la légalisation du cannabis thérapeutique permettrait, d’une part, d’améliorer la qualité du produit pour les consommateurs, et de l’autre, de mettre un terme au marché noir, géré par des organisations criminelles, qui donne lieu à d’autres activités illégales. “Pour toutes ces raisons, les personnes gravement malades sont généralement endettées pour financer leur propre thérapie au cannabis. Chaque jour, des personnes souffrent et paient parce que rien n’est fait à ce sujet.”

Un blocage politique structurel

Alors comment expliquer l’inaction des pouvoirs publics ? Zdenka Gojković a été l’une des premières personnalité à soulever la question de la légalisation du cannabis médical. En 2014, alors qu’elle était députée du Parti socialiste à l’Assemblée nationale de l’entité serbe du pays, elle a soumis cette proposition au ministre de la Santé, qui a commandé au centre hospitalier de l’UKC la création d’un comité de réflexion pour émettre un avis sur la question.

L’oncologue et ancienne députée Zdenka Gojković a été l’une des premières personnes dans le domaine médical à proposer la légalisation du cannabis pour les patients atteints de maladies graves en République serbe de BiH.
Agathe Harel

Le sentiment était essentiellement positif”, explique Zdenka Gojković. La question est ensuite remontée au ministère des Affaires civiles de BiH, qui a formé un groupe d’une quinzaine de spécialistes des domaines de l’oncologie, de la pharmacie, de la psychiatrie et de la neurologie.

En 2017, la commission au niveau national se positionne elle aussi pour la légalisation du cannabis thérapeutique. Depuis, aucun projet de loi n’a été débattu au Conseil des ministres.

Pour Zdenka Gojković, ce blocage s’explique principalement par les spécificités structurelles de la Bosnie-Herzégovine, qui compliquent l’obtention d’un consensus. “Le simple fait que nous n’ayons pas eu de gouvernement pendant un an en BiH après les élections de 2018 explique très bien la complexité pour nous de légiférer sur des choses simples.” De leur côté, le ministère de la Santé de République serbe de BiH et le ministère national des Affaires civiles n’ont pas donné suite à nos demandes d’entretiens.

Igor Kremenović, lui, en est sûr : rien ne changera dans un futur proche. Se fournir en Bosnie-Herzégovine demeure un réel défi pour les patients, qui n’ont pas toujours les contacts nécessaires à leur disposition. “J’achète mon cannabis en Bosnie-Herzégovine, mais aussi dans d’autres pays. À chaque voyage, je dois en acheter en petite quantité pour pouvoir le cacher et passer la frontière. Mais bien sûr, je risque toujours d’aller en prison, même dans les autres pays où je m’en procure.

À chaque voyage, Igor risque la prison.
Agathe Harel

Les autrices

Agathe étudie le journalisme au Celsa. Elle et ses deux partenaires ont formé un trio soudé, joyeux et complémentaire. “Arrivée à Banja Luka avec quelques jours d’avance, j’ai pu découvrir à mon rythme ce pays, dont je ne connaissais que si peu de choses”.
Retrouvez son Making-Of sur le site de Téméco

Irena étudie le français à Sarajevo. C’est elle qui a proposé un reportage sur le thème du cannabis. “Rien dans ce monde n’est simple, et travailler sur ce reportage ne fait pas exception. Car avec notre meilleure volonté, tout ne s’est pas passé comme on l’espérait”.
Retrouvez son Making-Of sur le site de Téméco

Veronika étudie le français depuis un an à Banja Luka. Benjamine de l’équipe, elle a enrichi le groupe de sa bonne humeur. “Chaque fois que l’une de nous s’inquiétait, les deux autres étaient là pour la réconforter et lui répéter que tout irait bien”.
Retrouvez son Making-Of sur le site de Téméco