Enquête | La Serbie sort du charbon à reculons

| |

La Serbie reste l’un des dix pays les plus dépendants au monde du charbon pour son électricité. Ces dernières années, la Chine a même redonné de l’avenir à ce combustible fossile. Sous la pression de l’Union européenne, la transition verte commence à peine.

Cet article est accessible gratuitement pour une durée limitée. Pour accéder aux autres articles du Courrier des Balkans, abonnez-vous !

S'abonner

Par Milica Čubrilo-Filipović et Simon Rico

Kostolac B, avec les grues chinoises en train de construire le bloc 3.
© Simon Rico | CdB

« En ce moment, beaucoup de gens s’intéressent au charbon en Serbie. On dirait que ça sent le sapin pour nous. » Milan Radovanović est contremaître dans une des immenses mines à ciel ouvert de la Kolubara, propriétés d’Elektroprivreda Srbije (EPS), la compagnie nationale d’électricité. Il fait aussi partie des dirigeants de la section locale Mines et énergie du syndicat Nezavisnost (Indépendance). Quand ce sexagénaire a commencé sa carrière de gueule noire, la Yougoslavie socialiste s’enfonçait vers l’abîme. Depuis, il a tout connu : les guerres, les sanctions internationales et l’interminable transition néolibérale.

Dans le grand bureau enfumé du syndicat à Lazarevac, la principale ville de la Kolubara, ses camarades partagent la même inquiétude. Les anciens comme les plus jeunes. « On sait bien que la stabilité de l’approvisionnement énergétique ne peut s’appuyer que sur le charbon ou le nucléaire », clame l’un d’eux, d’un air docte. « La Serbie n’a pas de nucléaire, mais d’importantes réserves de lignite. Le pays doit donc miser sur cette ressource pour garantir son indépendance. On l’a bien vu durant l’embargo des années 1990, nous manquions de tout, sauf de courant. »

La Kolubara, c’est la grande région minière de la Serbie, à une heure d’autoroute au sud de Belgrade. Ses six puits de surface fournissent plus de 70% du lignite consommé par les six centrales thermoélectriques du pays, bâties du temps de la Yougoslavie socialiste, entre 1956 et 1987. Le reste du charbon serbe vient de la région de Kostolac, à une centaine de kilomètres à l’est, près du Danube.

Dans l’histoire récente de la Serbie, la Kolubara occupe une place particulière. À l’automne 1914, c’est ici que l’armée royale remporta ses premières batailles face à l’Autriche-Hongrie. Des victoires héroïques, vite devenues des symboles de fierté nationale, et qui le sont encore. Personne n’a oublié non plus que la grande grève de dizaines de milliers de mineurs de charbon a largement contribué à la chute du régime autoritaire de Slobodan Milošević lors de la révolution du 5 octobre 2000 : malgré l’envoi de la police et de l’armée, jamais ils n’ont cédé.

Milan Radovanović, mineur et syndicaliste devant l’une des mines de la Kolubara.
© Simon Rico | CdB

Aujourd’hui, les mineurs de la Kolubara sont de nouveau entrés en résistance. Ces dernières semaines, ils se sont mis en grève contre le changement de statut de leur employeur. Le gouvernement de la très libérale Ana Brnabić s’apprête en effet à privatiser la compagnie nationale EPS. Un premier pas en vue de l’ouverture du marché de l’énergie à la concurrence, comme le prévoit le processus d’intégration à l’Union européenne.

« La transition énergétique que les Européens tentent de nous imposer ne fera qu’appauvrir encore un peu plus la Serbie », se désespèrent Milan Radovanović et ses camarades de la Kolubara. Aujourd’hui, le prix moyen du kWh est de 0,09 euros, l’un des plus bas d’Europe, garanti grâce aux mines de lignite et aux vieilles centrales yougoslaves. Mais aussi grâce au fait qu’aucune taxe ne vise, pour l’instant, ce combustible particulièrement polluant. Selon les calculs du syndicat Nezavisnost, les tarifs pourraient vite passer à 0,28 euros en vue de décarboner le mix énergétique de la Serbie. « Vu les salaires, à peine 400 euros en moyenne, il sera alors impossible de payer les factures d’électricité. »

Le mythe du charbon se fissure

Et pourtant, la filière charbon, censée garantir la sécurité énergétique de la Serbie semble mal en point. En 2022, les autorités de Belgrade ont même dû importer pour plus d’un milliard d’euros de lignite et d’électricité de chez leurs voisins à cause d’une série de graves dysfonctionnements dans les centrales et les mines publiques. Notamment l’inondation d’importants stocks dans la centrale Nikola Tesla d’Obrenovac, qui alimente la région de Belgrade. La ministre de l’Énergie de l’époque, Zorana Mihajlović, pointait alors « la mauvaise planification d’EPS ».

Or, les rumeurs accablent plutôt son gouvernement. On raconte que six mois plus tôt, les autorités auraient demandé à EPS de puiser dans ses réserves stratégiques de lignite pour produire plus d’électricité et pouvoir en exporter. L’objectif était alors de combler - un peu - l’abyssal déficit commercial. Sauf qu’au printemps, les besoins en courant sont moindres et le prix du kWh est très bas.

Le résultat a été catastrophique : non seulement, cela n’a pas renfloué les caisses de l’État, mais l’hiver suivant il n’y avait plus suffisamment de réserves pour compenser les pertes d’Obrenovac. Combinées, ces erreurs ont coûté très cher aux finances publiques : plus de trois milliards d’euros au total - gaz, fioul, mazout et pétrole compris. « Tout cet argent aurait permis à la Serbie de construire de nombreuses sources d’énergies renouvelables », déplore aujourd’hui Zorana Mihajlović.

Pour revenir à l’équilibre, les tarifs d’électricité ont déjà dû augmenter : une hausse de 10% du kWh a été appliquée en janvier dernier et une hausse de 24% échelonnée en trois étapes est prévue jusqu’en mai 2024. Un nouveau conseil de surveillance a aussi été nommé en vue de mieux encadrer EPS et éviter de répéter « les erreurs de ces 30 dernières années », comme l’a expliqué la nouvelle ministre de l’Énergie, Dubravka Đedović. Ces sept experts, dont trois Norvégiens, prendront aussi part à la réflexion sur la nouvelle stratégie énergétique pour 2040 que la Serbie doit présenter d’ici la fin de l’année.

Même si la grave crise de 2022 a commencé à sérieusement ébranler le mythe, le charbon reste incontournable. « On a l’impression d’en être resté aux schémas des années 1970, sauf que les temps ont changé : aujourd’hui, on vit à l’heure du réchauffement climatique », s’agace Mirko Popović, le directeur du RERI, la principale ONG écologiste de Serbie. « La Serbie a pris beaucoup de retard », confirme un expert de la Délégation européenne à Belgrade, sous couvert d’anonymat. « C’est très récemment que les autorités ont fini par comprendre que le charbon n’avait plus beaucoup d’avenir et que la transition vers les énergies renouvelables devenait inévitable. »

Une des six immenses mines de surface de la Kolubara
© Simon Rico | CdB

Des (non) choix lourds de conséquences

Depuis la fin de la Yougoslavie socialiste, la Serbie a en effet préféré faire l’autruche, sur le mode un tiens (le charbon) vaut mieux que deux tu l’auras (l’éolien et le solaire). Le traumatisme de l’embargo des années 1990 a sûrement renforcé cette stratégie. Résultat : plus de trois décennies après, son mix énergétique n’a pas bougé d’un iota, ou à peine. Le charbon en représente toujours près de 70% et l’hydro environ un quart. Malgré une hausse substantielle ces cinq dernières années, l’éolien et le solaire, ensemble, dépassent à peine les 3%.

La ministre Dubravka Đedović a beau clamer que la part du renouvelable est supérieure à la moyenne européenne, c’est oublier un peu vite que la pollution engendrée par la production électrique serbe est l’une des pires d’Europe : son ratio d’émissions de CO₂ par kWh atteint 626 grammes, c’est-à-dire le niveau moyen (641) des pays de l’Union européenne en 1990, presque deux fois plus qu’aujourd’hui (334). Concernant le dioxyde de soufre, c’est encore pire : en 2020, ses six centrales à charbon en ont rejeté plus que toutes celles de l’Union européenne, selon le réseau écologiste Bankwatch.

Cette année-là, la Serbie s’est retrouvée à la neuvième place mondiale, la première en Europe, des pays où la pollution tue le plus. Face à la vague de panique qui avait alors saisi la population, le Président Aleksandar Vučić s’était voulu rassurant : il ne s’agissait là que des « conséquences de l’accroissement du niveau de vie des citoyens serbes ». La facture sanitaire de la pollution émise par les centrales électriques au charbon est pourtant salée : les experts de Bankwatch l’ont évaluée à 2326 décès, 666 939 journées de travail perdues, pour un total supérieur à cinq milliards d’euros.

Malgré ces avertissements, les autorités ont longtemps fait la sourde oreille. En 2021, l’homme fort de Belgrade vilipendait même le « djihad vert » alors que les premiers « soulèvements écologiques » secouaient la Serbie. « Nous devons augmenter la part du renouvelable, mais la situation actuelle montre que notre décision de ne pas fermer nos mines [de lignite] était intelligente », fanfaronnait-il un peu plus tard, quand les prix de l’énergie commençaient à s’envoler. Sans manquer de dénoncer vigoureusement les « acteurs extérieurs » qui poussent « la Serbie à renoncer aux richesses de son sous-sol ».

« Depuis l’époque de Milošević, on entend se répéter les mêmes discours anti-occidentaux », remarque Mirko Popović du RERI. « ​​On prétend que l’Union européenne voudrait nous imposer ses valeurs. Cela ne vaut pas seulement pour les droits humains, c’est pareil pour l’économie ou l’environnement. On répète que le charbon serait une ressource sacrée en Serbie, le cœur de notre énergie, dont Bruxelles voudrait nous priver. Or le vent, le soleil ou l’eau sont tout autant nos ressources nationales. Mais pour le comprendre, c’est tout le logiciel productiviste hérité de l’époque socialiste qu’il faut réinitialiser. »

La Chine pour soutenir le charbon

Quand l’Union européenne, mais aussi le FMI et la Banque mondiale ont décidé d’arrêter de financer les projets liés au charbon, les autorités de Belgrade ont donc été frapper à la porte de Pékin, un partenaire moins regardant sur la protection de l’environnement. Un accord-cadre à près d’un milliard d’euros fut conclu dès 2010, prévoyant la modernisation de la centrale Kostolac B et l’installation de filtres à désulfurisation, et surtout la construction d’un troisième bloc. Cette année-là, la Serbie déposait son dossier de candidature en vue d’intégrer l’Union européenne.

Devant Kostolac B, une affiche présente le projet de bloc 3 financé et construit par les Chinois.
© Simon Rico | CdB

« Nous nous sommes tournés du mauvais côté », regrette Mirko Popović. « Aujourd’hui, on s’apprête à mettre en service une nouvelle centrale à charbon, alors que le monde entier commence à en sortir. » Kostolac B3 aurait dû ouvrir dès 2020, mais le chantier, entièrement financé et réalisé par des entreprises chinoises, a pris beaucoup de retard. Après un énième report, aucune date officielle n’est annoncée, même si le plus probable reste le premier semestre 2024.

Depuis son lancement officiel, fin 2014, ce projet suscite de nombreuses inquiétudes. Comme le relève Just Finance International, le contrat pose plusieurs questions de légalité : aucun appel d’offres n’a été lancé, aucune étude d’impact environnementale n’a été menée avant l’agrandissement de la mine voisine de Drmno qui fournit le lignite, et la pollution annoncée dépasse déjà les limites de pollutions actuelles autorisées par l’UE.

Depuis 2010, la Chine a placé plus de 17,3 milliards de dollars en Serbie dans le cadre des Nouvelles routes de la soie, selon l’American Enterprise Institute, un think tank libéral américain. D’abord en crédits, puis en investissements, qui se renforcent ces dernières années. En 2016, le groupe HBIS a ainsi racheté l’aciérie de Smederevo, premier exportateur de Serbie, Zijin Mining a acquis l’immense mine de cuivre de Bor deux ans plus tard et en 2022 Linglong a ouvert à Zrenjanin la première usine de pneus chinois en Europe.

« La Chine a financé la filière charbon en vue de garantir à ses entreprises une production d’électricité bon marché et constante le plus longtemps possible », veut croire Zvezdan Kalmar, le directeur du Centre pour l’écologie et le développement durable (CEKOR). « Avec tous les retards accumulés, personne ne sait aujourd’hui combien a réellement coûté le chantier de Kostolac B3. Cette nouvelle centrale pourrait in fine se transformer en un gouffre financier quand la taxe carbone de l’Union européenne entrera en vigueur. » Sur ce sujet, les autorités serbes n’ont pris aucun engagement. Seul point positif : au printemps 2021, la Serbie a arrêté la construction de la centrale Kolubara B qui devait aussi être confiée à une société chinoise.

La transition verte à marche forcée

Quelques mois plus tôt, la Serbie avait signé l’Agenda vert de l’Union européenne. Ce document, imposé aux six pays des Balkans occidentaux candidats à l’intégration, prévoit notamment de parvenir à la neutralité zéro carbone d’ici 2050. Un objectif particulièrement ambitieux pour Belgrade vu la place centrale qu’occupe toujours le charbon dans son mix énergétique. Sauf que le pays n’a plus guère le choix que de s’orienter vers de nouvelles sources d’énergie. L’âge moyen de ses centrales à charbon serbes dépasse les 50 ans. Un âge vénérable, plus élevé que celui de la mise à la retraite - 46 ans - des infrastructures comparables dans le monde. Sans parler d’un autre problème de taille : leur approvisionnement en combustible. « Dans les mines, les filons de lignite sont de plus en plus fins et la qualité toujours moins bonne », souligne l’expert de la Délégation européenne. « Au rythme actuel de consommation, les centrales n’auront plus rien à brûler en 2050. »

Voilà sûrement pourquoi la compagnie publique d’électricité a annoncé la fermeture de dix unités d’ici 2035. C’était en février dernier lors de la présentation de sa « Go Green Road ». Ce plan, dont il n’existe aucune version écrite publique, est censé servir de feuille de route pour encadrer la transition verte jusqu’en 2050. La stratégie annoncée prévoit 8,5 milliards d’investissements dans les douze années à venir pour garantir la sécurité énergétique du pays : 2,2 milliards d’euros dans la modernisation des centrales au lignite et 4,8 pour développer les sources d’énergie renouvelables. Quant au détail du financement, il n’a pas été dévoilé.

La centrale Nikola Tesla d’Obrenovac est la plus puissante de Serbie.
© Simon Rico | CdB

« La Serbie n’a pas de baguette magique capable de modifier son mix énergétique du jour au lendemain », reconnaît la nouvelle ministre de l’Énergie. « Pour réussir sa transition écologique, la Serbie a besoin d’un soutien fort et continu de ses partenaires internationaux et des institutions financières mondiales », poursuit Dubravka Đedović. Autrement dit, sans de massives aides européennes, point de salut. Selon son chiffrage, pas moins de 32 milliards d’euros d’investissements seront nécessaires dans les 25 prochaines années pour parvenir à la neutralité carbone.

En attendant, la Serbie met l’accélérateur pour adopter enfin son Plan national Énergie et Climat (NECP), que la Commission européenne lui demande depuis plusieurs années. Une ébauche a été présentée en juin 2022, qui confirme, enfin, l’amorce d’une sortie du charbon. Ce document s’engage notamment à une réduction de 40% des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030. En misant sur un multiplication par 100 du solaire pour atteindre une capacité d’1,54 GW (soit l’équivalent d’un bloc de la centrale thermoélectrique Nikola Tesla de Belgrade) et de 3,54 GW pour l’éolien, dix fois plus qu’aujourd’hui.

On parle aussi de grands projets hydroélectriques, sur la rivière Bistrica et sur le Danube. « Cela permettrait d’équilibrer la production variable des parc éoliens et photovoltaïques », explique Nikola Rajaković, qui enseigne à l’École d’ingénierie électrique rattachée à l’Université de Belgrade. La Serbie doit enfin mettre le paquet sur l’efficacité énergétique, son autre chantier prioritaire. « La consommation d’électricité par logement est d’environ 200 kWh en Serbie, contre une moyenne de 140 kWh dans l’UE », soulignent par exemple les autorités américaines. D’après les estimations des experts, une meilleure isolation des bâtiments pourrait permettre de réaliser des économies d’énergie de 30 à 40%.

« Les autorités socialistes yougoslaves se sont mises au charbon dans les années 1950 et il a fallu à peine trois décennies pour construire toutes les centrales. On devrait donc pouvoir en sortir aussi vite », avance Predrag Momčilović, spécialiste climat de la coalition écologiste Moramo (Nous devons), qui a fait élire quelques députés en 2022. Avant de lâcher : « Le problème, c’est qu’il est toujours compliqué d’employer le mot transition dans les Balkans occidentaux. Pour beaucoup, ça rappelle de mauvais souvenirs : celui de l’effondrement de la Yougoslavie et de la paupérisation qui a suivi. Voilà pourquoi les gens ont si peur de passer le cap. »