Par Simon Rico et Marion Roussey
Chaque année, c’est la même rengaine : dès que les températures baissent, les rues de Tuzla se couvrent d’un épais brouillard. Ce « smog », comme les habitants l’appellent, est devenu le symbole de l’extrême pollution de l’agglomération, forte d’un peu plus de 100 000 âmes, où l’on cultive le souvenir d’une Bosnie-Herzégovine cosmopolite et antinationaliste. Les portraits du Maréchal Tito, le père fondateur de la Yougoslavie socialiste, s’affichent encore fièrement dans les locaux de la mairie, contrôlée depuis l’indépendance par le Parti social-démocrate (SDP), la formation qui a succédé à la Ligue des communistes.
Comme d’autres grandes villes des Balkans, Tuzla s’invite périodiquement dans le haut du classement des villes les plus polluées du monde, à côté des mégapoles chinoises ou indiennes. « L’hiver, c’est le pire », confirme Goran Stojak. « Le brouillard vous mord le corps. Le nez pique, les yeux brûlent, les bronches sifflent. On ressent bien les effets des poussières qui nous pénètrent. » Ce solide gaillard habite sur les hauteurs du village de Divkovići, dans la municipalité de Bukinje, tout près de la centrale thermoélectrique. Depuis sa maison, on aperçoit la fumée s’échapper des hautes cheminées.
Dans ce village, il n’y a pas de vieux. Tout le monde meurt d’un cancer avant.
Dans le petit cimetière voisin, les dates inscrites sur les tombes ont de quoi inquiéter : rares sont ceux qui dépassent la soixantaine. Goran Stojak est conscient du sort qui l’attend s’il ne part pas. « Dans ce village, il n’y a pas de vieux. Tout le monde meurt d’un cancer avant », soupire le président de la communauté locale. En 2016, son propre père en est mort prématurément. « Ici, chaque foyer a un inhalateur. »
Divkovići comptait plus de 500 habitants avant les années 2000, ils sont désormais moins d’une centaine. « Ici, la plupart des gens sont malades ou bien ils sont coincés car leur terre est invendable. Les autres sont partis depuis longtemps », soupire Goran Stojak. Izet Barčić, 65 ans, habite l’une des rares bâtisses encore occupées. Cela fait longtemps que « Buha » porte dans sa chair les conséquences de la pollution. « Depuis bientôt 20 ans, je n’ai plus qu’un seul poumon qui fonctionne. Je ne sais pas combien de temps je vais tenir », se lamente-t-il de sa voix éraillée. Opéré plusieurs fois, il ne sort jamais sans sa ventoline. La maigre pension que l’État lui verse ne suffit pas à payer son traitement et il doit bien souvent quémander de l’aide à ses proches.
« La pollution de l’air est un tueur invisible », résume le professeur Emir Durić, qui travaillait au Centre hospitalier de Tuzla avant de prendre la route de l’Allemagne. Maida Mulić, l’une des responsables de l’Institut de santé publique explique : « La pollution provoque de nombreuses pathologies, c’est un grave problème pour toute la communauté locale ». Et de citer, outre les cancers et les maladies cardiovasculaires, le nombre de cas d’allergies, de bronchites chroniques et d’asthme qui ne cesse d’augmenter. « Cela affecte particulièrement les populations fragiles, à commencer par les enfants », insiste-t-elle. Dans les salles de classe, le taux de dioxyde de carbone et de particules fines est jusqu’à huit fois supérieur aux limites autorisées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Les mineurs ont toujours été présentés comme des héros à l’époque yougoslave. Aujourd’hui encore, ils restent des symboles.
Chaque année, la centrale de Tuzla, la plus grande de Bosnie-Herzégovine, brûle en moyenne 3,3 millions de tonnes de lignite. Cette installation, dont le premier bloc a été mis en service en 1963, est l’une des dix plus polluantes d’Europe : ses cheminées rejettent annuellement plus de 51 000 tonnes de dioxyde de souffre (SO2). Ce n’est pas la seule : selon le collectif européen d’ONG écologistes Bankwatch, les 18 centrales à charbon des Balkans occidentaux polluent plus que les 221 de l’Union européenne.
Les habitants de Tuzla manifestent régulièrement pour dénoncer le manque d’actions des autorités contre la mauvaise qualité de l’air. En janvier 2020, juste avant l’épidémie de Covid-19, ils étaient des centaines, masqués, à braver le froid glacial derrière le slogan : « Nous voulons pouvoir respirer à pleins poumons ». Dont Denis Žiško.
Cet infatigable activiste climatique a co-supervisé il y a dix ans la première étude sur l’impact sanitaire de l’électricité produite au charbon dans le canton. Cette publication et celles qui ont suivi lui ont valu de multiples menaces, mais il ne regrette rien. « Nous avons réussi à sensibiliser la population sur ces dangers. Aujourd’hui, tout le monde sait que le charbon est un problème. » Malgré les conclusions alarmantes des rapports qui se succèdent, les autorités locales refusent de renoncer à leur « or noir ». « Les mineurs ont toujours été présentés comme des héros à l’époque yougoslave. Aujourd’hui encore, ils restent des symboles », remarque Denis Žiško.
Dans une Bosnie-Herzégovine rongée par le chômage de masse, les mines de charbon – pour la plupart publiques – emploient en effet toujours environ 11 000 personnes. Pourtant, l’exploitation du lignite devient de moins en moins rentable et le secteur vit sous perfusion depuis des années. L’activité est en déficit structurel et les salaires des employés ont même dû être rabotés ces dernières années. En novembre 2021, les mineurs se sont révoltés pour demander plus de moyens et plus de droits. Mais ils n’ont pas vraiment été entendus.
« L’ambiance de travail est pesante », reconnaît Senad Sejdić, président du syndicat de Mramor, l’un des trois sites de la mine de Kreka, la plus ancienne de Bosnie-Herzégovine, située à proximité de Tuzla. « Cela fait des lustres que la direction n’investit plus et n’embauche plus. » Depuis 2017, le dispositif permettant l’extraction mécanisée du site souterrain est à l’arrêt. Les employés extraient donc le charbon manuellement, à l’ancienne, munis de pelles, de pioches et d’explosifs.
Prétendre que le charbon permet à la Bosnie-Herzégovine d’avoir de l’électricité bon marché est un mensonge.
« Les quatre centrales du pays achètent leur lignite deux fois moins cher que son coût réel de production. Et ce sont les contribuables qui paient la différence. Prétendre que le charbon permet à la Bosnie-Herzégovine d’avoir de l’électricité bon marché est donc un mensonge », déplore Denis Žiško alors que le coût du kWh bosnien est cinq fois inférieur à la moyenne de l’UE. « En réalité, les gens paient trois fois la facture : à leur fournisseur, aux impôts et aux services de santé. »
Selon l’OMS, la Bosnie-Herzégovine est le 5ème pays au monde où la pollution de l’air tue le plus. En 2018, les experts de Bankwatch ont évalué que l’ensemble des surcoûts de santé engendrés par la centrale de Tuzla dépassaient les 600 millions d’euros. Dans le canton, l’espérance de vie est de 3,2 ans inférieure à la moyenne bosnienne, alors qu’une mort sur cinq chez les adultes de plus de 30 ans serait liée à l’excessive pollution aux particules fines.
Cette année-là, Bankwatch a effectué des relevés quotidiens de la qualité de l’air sur 144 jours consécutifs. Durant 98, soit plus des deux tiers de la période analysée, les concentrations de particules fines ont dépassé la limite légale. Si la loi bosnienne, calquée sur les standards internationaux, autorise à peine 35 jours de dépassement par an, il n’y a jamais eu d’amende distribuée.
En 2020, la Bosnie-Herzégovine s’est pourtant officiellement engagée à décarboner son industrie, c’est-à-dire à fermer ses mines et centrales à charbon d’ici 2050. Six ans plus tôt, un plan de réduction des émissions avait été adopté. Sans qu’aucune avancée n’ait été constatée depuis... Hormis en 2020 et 2021 du fait de la baisse d’activités liée à l’épidémie de Covid-19. « L’une des recommandations était la mise en place urgente de dispositifs de désulfuration », rappelle Denis Žiško. « Mais à Tuzla, c’est sans cesse repoussé à cause, dit-on, de la hausse du kWh que cela provoquerait. » Et c’est pareil dans la centrale de Kakanj, elle aussi épinglée pour sa terrible pollution. Impossible d’avoir de confirmation officielle, les autorités ont fait la sourde oreille à nos questions.
En octobre dernier, la Bosnie-Herzégovine s’est fait épingler par le secrétariat de la Communauté européenne de l’énergie pour son inaction contre la pollution du charbon. En 2018, le pays s’était en effet engagé à cesser l’exploitation du bloc 4 de la centrale thermique de Tuzla et du bloc 5 de celle de Kakanj après 20 000 heures d’utilisation. Mais les autorités ont préféré prolonger leur durée de vie, invoquant les besoins accrus suite à la guerre en Ukraine et à la crise énergétique.
C’est toute la chaîne alimentaire qui est affectée, pour plusieurs centaines d’années.
En attendant, la centrale au charbon de Tuzla pollue aussi les sols. Les résidus du charbon brûlé pour produire de l’électricité, un tiers de la masse initiale, sont en effet mélangés à de l’eau dans des installations spécialisées, puis acheminés par tuyaux vers des dépôts à ciel ouvert aux abords de Tuzla. En six décennies d’exploitation, des dizaines de millions de m3 de ces boues ont été amassés sur ces sites proches de champs cultivés et d’habitations. Le grand lac du dépôt Jezero affiche ainsi une couleur d’un bleu surnaturel liée à la très forte alcalinité de son eau. « Cette eau a un pH supérieur à 11. C’est comme de l’eau de Javel », explique Denis Žiško, qui vient régulièrement effectuer des prélèvements et documenter en images les dégâts provoqués sur l’environnement voisin. Autour, les arbres les plus proches des eaux sont morts. L’été, quand les températures dépassent les 40°C, une partie des boues sèche et les poussières se dispersent aux quatre vents.
« Ces cendres et ces scories contiennent de nombreux métaux lourds », souligne le professeur Abdel Đozić, de l’Université de Tuzla, qui a mené des recherches sur la contamination des eaux et des sols voisins. « Les échantillons prélevés à différentes profondeurs montrent des concentrations en cadmium, plomb, nickel et chrome dépassant jusqu’à 340 fois les normes autorisées. Ces métaux lourds se diffusent dans les sols et les eaux souterraines. C’est donc toute la chaîne alimentaire qui est affectée, pour plusieurs centaines d’années. »
Sur les dépôts désaffectés, la végétation a repris ses droits. Aucune opération de dépollution n’a été entreprise à leur fermeture, notamment pour décontaminer les sols, chargés de métaux lourds. Seule une fine couche de terre a été déposée pour recouvrir la surface, en vue de leur exploitation agricole. Résultat, l’ONG écologiste Bankwatch a relevé des concentrations de nickel entre 6 et 12 fois plus élevées que les limites recommandées sur les sites de Plane et Drežnik, désormais cultivés. Celles de chrome et de cadmium,sont de 1,6 à 4 fois supérieures. Or, ces métaux lourds finissent par avoir des conséquences dégénératives sur les os et les organes vitaux – foie, rate, cerveau – dans lesquels ils s’accumulent, même en faibles quantités. « En 2005, une étude financée par l’Union européenne avait d’ailleurs conclu qu’il était trop dangereux de mener des activités agricoles sur ces dépôts », rappelle Denis Žiško.
La transition verte ne commencera réellement que quand les responsables politiques auront compris comment se remplir les poches avec.
« La transition verte ne commencera réellement que quand les responsables politiques auront compris comment se remplir les poches avec », ironise l’écologiste. « Pour le moment, ça leur semble préférable de contrôler quatre grandes centrales à charbon plutôt qu’une centaine de parcs solaires ou éoliens. » Les emplois publics bien rémunérés dans les centrales servent aux partis ethno-nationalistes qui se partagent le pouvoir, pour y placer leurs obligés, qui leur garantissent en retour une solide réserve de voix à chaque élection. Un mécanisme de corruption bien huilé.
Aujourd’hui, les autorités de Sarajevo espèrent enfin concrétiser ce qu’elles présentent comme « le plus gros investissement étranger depuis la fin de la guerre » : la construction par la Chine d’un nouveau bloc, le N°7, à la centrale de Tuzla. Ce projet, dont le coût dépasse les 600 millions d’euros, a été plusieurs fois repoussé. En attendant, la Chine s’est vue confier la rénovation du Bloc 6, pour un modeste montant de 13 millions d’euros, financés sur les fonds propres d’Elektroprivreda, la compagnie publique d’électricité.
La crise énergétique mondiale, aggravée par la guerre en Ukraine a bousculé l’agenda et relancé l’intérêt pour le charbon. En 2022, les exportations de charbon bosnien ont ainsi été multipliées par deux sur les sept premiers mois de l’année par rapport à 2021, d’après les statistiques officielles des douanes. Presque tout est parti en direction de la Serbie voisine, où les deux tiers de l’électricité sont toujours produits grâce au lignite et où les mines ne suffisent plus à couvrir la demande.
L’Allemagne elle-même mise à nouveau sur son lignite. De quoi mettre en sourdine les critiques de l’Union européenne sur le retard de la transition verte et du développement des énergies renouvelables dans les Balkans occidentaux. Aujourd’hui, la Bosnie-Herzégovine est l’un des dix pays les plus dépendants au monde du charbon. En 2020, près de 70% de sa production électrique en était issue. Le reste provient essentiellement des grands barrages hydroélectriques édifiés à l’époque yougoslave (27,5%). Malgré quelques investissements récents, à peine 1,5% viennent de l’éolien tandis que le solaire ne représente encore qu’une quantité infinitésimale (0,3%).
Après les scandales de ces dernières années sur les mini-centrales, il n’est plus question de miser sur les barrages. « Si on développait le photovoltaïque et les éoliennes, on aurait largement assez pour se passer du lignite », assure Denis Žiško. « Les autorités, de mèche avec le puissant lobby du charbon, savent bien que la transition finira par avoir lieu, mais elles veulent la repousser le plus longtemps possible pour en tirer le plus de bénéfices. » Sans guère se soucier de l’impact délétère sur l’environnement et la santé de leurs administrés.