Enquête | Kosovo : sortir du tout-charbon, mission impossible ?

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Malgré ses promesses de développer les énergies renouvelables, le Kosovo reste très dépendant du lignite pour son électricité. Ses immenses réserves de ce charbon très polluant sont-elles un boulet l’empêchant d’entamer sa transition verte ?

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Par Jean-Arnault Dérens et Simon Rico

Kosovo A, dont la construction a débuté en 1962, est la plus ancienne centrale du Kosovo.
© Simon Rico / CdB

Depuis les fenêtres de son bureau, le maire d’Obiliq/Obilić voit tous les jours les panaches de fumée qui s’échappent des immenses cheminées de la centrale thermoélectrique Kosovo B. Xhafer Gashi, la cinquantaine, a toujours vécu là, dans cette commune située dans la périphérie nord-ouest de Pristina. « Mon plus beau rêve, ce serait que le charbon appartienne enfin au passé », lance-t-il, la voix grave. « Cela fait plus de soixante ans que son exploitation fait des ravages, dans ma ville, mais aussi dans toute l’aire urbaine de Pristina. »

Quand les autorités yougoslaves ont lancé la construction de la centrale Kosovo A, en 1962, la zone était encore totalement rurale. Seuls existaient de gros villages agricoles administrativement rattachés à Pristina. Grâce au lignite, une petite ville a peu à peu émergé. Obiliq a été érigée en commune en 1989 par le régime serbe de Slobodan Milošević. Il s’agissait alors de détacher ce fleuron industriel de la tutelle des autorités municipales de Pristina. Le père de Xhafer Gashi et beaucoup d’hommes de sa famille ont travaillé dans les centrales et la grande mine de lignite voisine qui les alimente en combustible. Lui a toujours préféré s’en tenir éloigné. « Autrefois, au moins, les habitants d’Obiliq étaient prioritaires pour obtenir un emploi, mais ce n’est même plus le cas », peste l’édile. « Maintenant, ils ont seulement le droit d’en subir les terribles conséquences sur leur environnement et leur santé. »

Équipées de technologies très anciennes venues de l’ancien Bloc de l’Est, les deux centrales d’Obiliq, les seules du Kosovo, rejettent des quantités astronomiques de particules fines. En 2020, le réseau écologiste européen Bankwatch y a ainsi relevé des pics de concentration de PM10 jusqu’à 50 fois supérieurs à la limite journalière autorisée. Des poussières qui ont un impact très lourd sur la santé des habitants de cette zone la plus peuplée du pays.

Nos salaires sont supérieurs à la moyenne nationale, mais cela n’en vaut pas la peine, vu les menaces sur notre santé.

En 2019, un rapport de la Banque mondiale assurait que la pollution de l’air tue près de 800 personnes chaque année au Kosovo, sur une population d’à peine 1,8 million d’habitants. À Obiliq, c’est pire encore : on recense 30% de plus de cancers et de maladies respiratoires que dans le reste du petit pays. Des ONG écologistes ont même fait ce calcul macabre : l’exploitation du lignite coûterait cinq années de vie aux riverains des deux centrales. Il est difficile toutefois de confirmer cette estimation, puisqu’aucune étude épidémiologique d’envergure n’a jamais été menée sur leur impact sanitaire.

Xhafer Gashi, le maire d’Obiliq rêve de la fin prochaine du tout charbon
© Simon Rico / CdB

Chez les travailleurs des deux centrales et des mines, le taux de mortalité est en tout cas effarant. « En 2022, 35 employés de la KEK sont morts, rongés par des cancers », témoigne Nexhat Llumnica, le président du Nouveau syndicat de la Compagnie d’électricité du Kosovo (KEK), dont les bureaux se situent dans les locaux décatis du Centre de la médecine du travail, qui jouxte les mines. Cela représente 1% des 3500 salariés de la KEK – mineurs et travailleurs des centrales réunis. « Nos salaires sont légèrement supérieurs à la moyenne nationale, mais cela n’en vaut pas la peine, au vu des menaces qui pèsent sur notre santé. » Les ouvriers kosovars du charbon ont le droit de prendre leur retraite à 65 ans, comme tous les autres actifs. Beaucoup n’en profitent pas ou bien peu. Nexhat Llumnica a interdit à ses enfants de suivre son exemple et regrette que rien ne soit proposé aux actifs de la KEK pour s’engager dans un parcours de reconversion.

La malédiction de l’or noir du Kosovo

Malgré les risques de pollution et ses effets sur la santé, connus de longue date, il a fallu attendre 2016 pour qu’une unité de contrôle de la qualité de l’air soit déployée à Pristina. Tout comme à l’époque yougoslave, c’était un sujet dont on ne parlait pas dans le Kosovo d’après-guerre. La gravité de la situation est devenue le centre du débat public cette année-là, quand l’ambassade des États-Unis a mis en place un capteur devant son bâtiment et a commencé à publier les données en direct sur Internet.

Depuis, des manifestations ont eu lieu dans la capitale pour demander aux autorités d’agir enfin, notamment durant l’hiver 2018, à l’initiative de jeunes activistes, sous le hashtag #Breathe. Toutefois, hormis quelques mesures d’urgence, rien n’a été entrepris pour faire baisser à long terme le taux de particules fines, ce qui aurait en effet nécessité des investissements très coûteux.

Pour étouffer le débat sur la pollution, les autorités ont préféré faire valoir un argument de choc : le prix très bas de l’électricité, garanti par les deux vieilles centrales d’Obiliq et les immenses réserves connues en lignite, les cinquièmes plus importantes au monde. Elles représentent le principal trésor du sous-sol du petit pays, dont la superficie totale n’atteint pas celle de l’Île-de-France. Les partis politiques de tout bord, majorité comme opposition, partageaient cette même ligne.

Au Kosovo, le prix du kWh a effectivement de quoi faire rêver bien des consommateurs européens : à peine 0,06 euro, trois fois moins que la moyenne de l’UE. Même s’il est associé au passé controversé de la Yougoslavie, ce combustible fossile réputé pour son extrême pollution est donc resté au cœur de la stratégie énergétique des différents gouvernements qui se sont succédé depuis la fin de la guerre de 1999.

Nexhat Llumnica, le président du Nouveau syndicat de la Compagnie d’électricité du Kosovo (KEK).
© Simon Rico / CdB

Durant longtemps, le Kosovo a même espéré pouvoir construire une troisième centrale à charbon, avec le soutien financier de la Banque mondiale. Dans les années 2000, l’objectif était de construire un mastodonte d’une puissance totale de 2000 MW, dont le coût avait été évalué à 3,5 milliards d’euros, en vue d’exporter de l’électricité dans les pays voisins. Faute d’argent, les ambitions de Pristina ont dû être revues à la baisse, pour se limiter à une installation modeste de 450 MW, baptisée Kosovo e Rë (Nouveau Kosovo). Un seul candidat s’était manifesté pour bâtir ce projet, le groupe américain CountourGlobal, soutenu plus ou moins ouvertement par d’anciens fonctionnaires de la Mission des Nations unies au Kosovo (Minuk), voire d’anciens cadres du Département d’État.

Sauf que, fin 2018, la Banque mondiale a fini par retirer sa promesse de soutien financier, pourtant garantie depuis près d’une décennie. « Nos statuts nous obligent à opter pour l’option la moins chère et les énergies renouvelables sont désormais plus compétitives que le charbon », précisait alors son président, Jim Yong Kim. Au printemps 2020, le nouveau Premier ministre kosovar, Albin Kurti, a porté le coup de grâce, lui qui s’opposait de longue date à cette idée de troisième centrale au lignite, pour des raisons essentiellement politiciennes, le projet étant porté par ses adversaires du Parti démocratique du Kosovo (PDK).

Or, depuis, rien n’a bougé, ou presque. Plutôt que d’essayer de développer enfin l’éolien ou le solaire, les autorités de Pristina se sont contentées de prolonger la durée de vie de Kosovo A, qui aurait dû fermer dès 2017 si Kosovo e Rë était sortie de terre. Seul un parc d’éoliennes a ouvert en 2021. Ce manque d’action a fini par coûter cher.

Le gouvernement ne veut pas entamer de rupture définitive avec le charbon.

Le Kosovo vient en effet de traverser la plus grave crise énergétique de son histoire, soulevant une immense vague de colère parmi la population. La cause ? Ses centrales vieillissantes ont connu plusieurs pannes et le pays a dû se résoudre à importer plus de 40% de son électricité, à des tarifs devenus prohibitifs. Acculé, le gouvernement a aussi imposé des coupures quotidiennes durant près d’un an et doublé les prix pour les plus gros consommateurs. Il a même dû interdire le minage de cryptomonnaies, activité particulièrement gourmande en courant, une première dans le monde. Mi-avril, le gouvernement s’est d’ailleurs félicité d’avoir réussi à faire « des millions d’euros d’économies » grâce à cette mesure.

Le Kosovo doit pourtant faire face à une très forte hausse de sa consommation d’électricité, qui ne correspond pas du tout à la courbe de croissance de sa population. Entre 2000 et 2010, la consommation d’électricité a bondi de 90% alors que le nombre de Kosovars n’augmentait presque pas. Et après s’être stabilisée durant la décennie suivante, cette consommation a brutalement grimpé de 20% entre 2018 et 2021. En cause, le poids des chauffages électriques de plus en plus répandus et de la climatisation, qui s’est généralisée pour faire face aux canicules estivales. La vétusté des réseaux de distribution contribue aussi à un gaspillage massif de l’électricité produite par les deux vieilles centrales yougoslaves. Sans oublier les branchements sauvages et le fait que le secteur nord, à majorité serbe, ne paie pas ses factures à la KEK depuis la guerre de 1999.

« Même si elles étaient parfaitement opérationnelles, les installations actuelles au lignite ne suffisent plus à couvrir nos besoins », pointe Rinora Gojani, de l’ONG Balkan Green Foundation. « Il est temps de mettre le turbo sur la diversification du mix énergétique si l’on veut accroître nos capacités de production. » Sur les 6235 gWh produits par le Kosovo en 2020, le charbon en représentait 96% (5983 gWh), le pétrole 0,3% (17), le solaire 0,1% (9), l’éolien 0,001% (1) et l’hydroélectrique, essentiellement issu du vieux barrage du lac de Gazivode disputé avec la Serbie, 3,6% (225).

Rinora Gojani, experte énergétique à la Balkan Green Foundation
© Simon Rico / CdB

Diversifier, c’est bien ce que prévoit théoriquement la nouvelle Stratégie énergétique 2022-2031 que le gouvernement a eu toutes les peines à faire adopter. Les discussions se sont éternisées au Parlement, où le projet a fait débat jusque dans les rangs de la majorité de gauche souverainiste. « Le gouvernement ne veut pas entamer de rupture définitive avec le charbon », regrette ainsi le député Haki Abazi, membre « critique » du parti Vetëvendosje d’Albin Kurti, qui dirige la Commission parlementaire sur l’environnement. « On insiste toujours sur le fait que nos richesses en lignite garantissent un coût très bas de l’électricité, mais c’est faux. En réalité, si l’on additionne tous les surcoûts liés – contamination des sols et des eaux, pollution atmosphérique massive, prise en charge des maladies qui en découlent –, cela nous revient probablement à payer dix fois plus que si l’on investissait dans le renouvelable. »

Selon la nouvelle Stratégie, validée en mars, il est prévu d’allouer 390 millions d’euros à la rénovation des centrales au lignite Kosovo A et B, qui resteront la base du mix énergétique. « C’est un montant énorme pour des centrales aussi anciennes : les trois unités opérationnelles de Kosova A ont entre 47 et 52 ans, tandis que les deux unités de Kosova B approchent des 40 ans », relève ainsi Pippa Gallop, de Bankwatch. « En plus d’indiquer qu’une unité de Kosovo A fonctionnera en mode de réserve à partir de 2028, la Stratégie n’explique pas quelles mesures de modernisation seront prises ni pourquoi elles sont économiquement justifiées. »

La sécurité énergétique qu’assure le lignite compte toujours plus que son coût environnemental et sanitaire.

On a tendance à l’oublier, mais depuis le 1er janvier 2018, le Kosovo est tenu de se conformer aux quotas de pollution fixés par la Communauté de l’énergie, le marché intégré européen. De même que ses cinq voisins des Balkans occidentaux, tous candidats à l’intégration. À ce jour, seule l’Albanie les respecte... Parce qu’elle n’a pas de lignite et mise avant tout sur l’hydroélectrique. Les autres les dépassent toujours allègrement, dégageant en moyenne cinq fois plus de dioxyde de souffre (SO2) et 1,8 fois plus de particules fines que les normes autorisées.

« Dans les Balkans occidentaux où les tensions restent fortes, la sécurité énergétique qu’assure le lignite compte toujours plus que son coût environnemental et sanitaire », avance Dardan Abazi, analyste à l’Institut des politiques de développement (INDEP) de Pristina. « Pour les dirigeants, la transition verte reste avant tout perçue comme une contrainte imposée par Bruxelles et pas une source d’opportunités. Les mentalités mettent du temps à évoluer. »

Le choc de la guerre en Ukraine

La crise énergétique, aggravée par la guerre en Ukraine, est également venue percuter les engagements environnementaux du Kosovo et des cinq autres pays balkaniques candidats à l’intégration. L’intérêt pour le charbon a été relancé au sein même de l’Union européenne, ce qui a rendu moins audibles encore les injonctions de la Commission à y développer au plus vite les énergies renouvelables. Et la pollution liée au lignite se poursuit, sans que cela ne leur coûte quoi que ce soit pour le moment.

« Les organismes de régulation savent bien que les normes de pollution pour produire de l’électricité ne sont pas respectées par les compagnies nationales », poursuit Dardan Abazi. « Cela ne les empêche cependant pas de continuer à leur délivrer des permis temporaires, sans cesse renouvelés, en invoquant l’intérêt stratégique pour le faire. Il est temps que ces entreprises, peu importe qu’elles soient publiques ou privées, rendent enfin des comptes. »

En 2022, l’INDEP et la Balkan Green Foundation ont produit un long rapport baptisé Une transition énergétique juste. L’objectif : sensibiliser le gouvernement du Kosovo sur les priorités à mettre en œuvre en vue de remplir son objectif de parvenir à la neutralité carbone en 2050. Il s’agit d’un des engagements prévus par l’Agenda vert, adopté fin 2020 par Pristina et ses voisins lors du Sommet UE-Balkans occidentaux de Sofia.

À gauche, Dardan Abazi de l’INDEP. Ici avec son collègue Liron Gjocaj.
© Simon Rico / CdB

Sauf qu’à force d’avoir accumulé les retards, le coût de cette transition à marche forcée promet d’être très lourd pour les consommateurs et les contribuables kosovars. La pilule sera difficile à avaler pour une population déjà fragile économiquement, alors que l’inflation exacerbe toutes les peurs. « Les gens sont bien conscients de l’impact du charbon sur leur santé et l’environnement. On les entend souvent se plaindre de la mauvaise qualité de l’air », note Rinora Gojani de la Balkan Green Foundation. « Mais le plus important, ça reste de payer le moins possible pour se chauffer et avoir du courant. Je crois que c’est la raison principale pour laquelle il n’y a pas de grande mobilisation collective contre le charbon. »

Depuis l’automne 2022, pour faire face à la crise énergétique, le gouvernement a mis en place toute une série de mesures d’urgence, sans prévoir l’avenir à plus long terme. Voilà ce que déplorent les experts de l’INDEP et de la Balkan Green Foundation. « Aucune mesure d’incitation n’est proposée pour l’installation de panneaux solaires alors que le Kosovo bénéficie en moyenne de 240 jours d’ensoleillement par an », regrette ainsi Dardan Bazi.

Tant que le pays n’aura pas de vision stratégique globale sur l’énergie, le charbon continuera de tuer, au Kosovo et au-delà.

De son côté, Rinora Gojani insiste sur l’efficacité énergétique, l’un des angles morts de la nouvelle Stratégie énergétique du Kosovo. « La plupart des bâtiments sont très mal isolés, cela fait exploser la consommation électrique chaque hiver. Au lieu de programmer le maintien en réserve de Kosovo A après 2028 pour ces pics, il vaudrait mieux imaginer un plan de financement de la rénovation énergétique », s’agace-t-elle. Cela permettrait en outre de réduire la pauvreté énergétique, qui touche aujourd’hui environ 40% des ménages kosovars.

« Tant que le pays n’aura pas de vision stratégique globale sur l’énergie, le charbon continuera de tuer, au Kosovo et au-delà », résume Rinora Gojani. Selon les calculs de Bankwatch, le réseau écologiste européen, dont fait partie son organisation, les centrales à charbon des Balkans auraient été responsables de 19 000 morts prématurées entre 2018 et 2020, dont 60% au sein de l’Union européenne.