De Byzance à la guerre en Ukraine : géopolitique de l’orthodoxie

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L’image du patriarche Kirill bénissant avions et chars russes partant détruire l’Ukraine a ravivé les clichés d’une orthodoxie belliciste, ultraconservatrice et homophobe, radicalement hostile à l’Otan et aux valeurs démocratiques occidentales... Pourtant, que comprend-on de l’orthodoxie et de sa relation complexe aux pouvoirs politiques ? Jean-Arnault Dérens publie une Géopolitique de l’orthodoxie. Bonnes pages.

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Par Jean-Arnault Dérens

La basilique de saint Sava à Belgrade
cc Wikipedia Commons | Mazarini

Nous publions des extraits de la préface de Géopolitique de l’orthodoxie, avec l’accord des éditions Tallandier.

Le dimanche 6 mars 2022, « dimanche du pardon » qui, pour les orthodoxes, précède l’entrée dans le grand carême de Pâques, Kirill, patriarche de Moscou et de toutes les Russies, prononçait un prêche enflammé dans la cathédrale du Christ- Sauveur. Une dizaine de jours plus tôt, le 24 février, la Russie avait envahi l’Ukraine. Le patriarche appelait Dieu à « renverser les desseins des païens étrangers qui veulent la guerre et rassemblent des troupes contre la Sainte Russie ». Selon le patriarche, le conflit prendrait même une dimension universelle, mettant en jeu l’avenir de la civilisation, minée par des manifestations « sataniques » comme les revendications LGBT, que seule la Russie défendrait encore. « Ce qui se passe aujourd’hui dans les relations internationales, a-t-il ajouté, n’est donc pas seulement une question de politique. [...] Il s’agit du salut de l’homme, de la place qu’il occupera à droite ou à gauche de Dieu le Sauveur. »

Jean-Arnault Dérens, Géopolitique de l’orthodoxie. De Byzance à la guerre en Ukraine, Paris, Tallandier, avril 2025, 384 pages, 23 euros.

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L’image du patriarche bénissant les avions et les chars s’en allant détruire les villes ukrainiennes a nourri une vision très négative de l’orthodoxie dans l’imaginaire européen, tandis que les médias ne manquaient pas de rappeler les points les plus controversés de la biographie de Kirill de Moscou, ancien agent supposé du KGB... Pour ceux qui ont de la mémoire, cette image est venue se superposer à celle des moines serbes qui, eux aussi, durant les guerres yougoslaves, bénissaient les kalachnikovs des miliciens partant massacrer les musulmans bosniaques.

L’orthodoxie, avec la beauté envoûtante de ses interminables liturgies, avec ses ermites et ses mystiques, fascine toujours nombre d’Occidentaux, même le roi Charles III d’Angleterre, qui effectua plusieurs séjours au mont Athos, où il fut sûrement séduit par le modèle d’autonomie et de sobriété de l’économie monastique. Certains chrétiens de tradition catholique ou protestante se convertissent, parfois par refus des évolutions successives de l’Église catholique, parfois pour des raisons qui tiennent plus d’une forme d’esthétisme spirituel. Souvent, ces convertis prennent bien soin de distinguer la figure des grands mystiques, des fols-en-Christ ou des starets, ces vieillards emplis de sagesse de la tradition russe, de celle des hiérarques corrompus au service d’une orthodoxie d’État. Pourtant, le tableau n’est guère reluisant : ritualisme forcené et attachement à une tradition figée, homophobie et rejet du féminisme qui confine parfois à la haine des femmes et de leur « impureté », rejet de la science et de toute forme de modernité, etc. L’intégrisme orthodoxe, qu’il vienne du mont Athos ou des pays postcommunistes, ne semble pas avoir grand-chose à envier à d’autres intégrismes religieux.

Les Balkans, modèle du « choc des civilisations » ?

En 1996, le politologue Samuel Huntington voyait, dans les conflits en cours dans le monde, un « choc des civilisations », dont le modèle se serait révélé dans les Balkans. Selon lui, la guerre de Bosnie-Herzégovine aurait opposé le « monde musulman », l’« Occident » et un « monde orthodoxe », dominé par la Russie mais ici représenté par la Serbie. Cette lecture des guerres yougoslaves a été critiquée par ceux qui refusaient de voir en la Bosnie-Herzégovine la « pointe avancée » d’un « monde musulman » aux contours nébuleux. En revanche, la reconnaissance de liens entre la Serbie et la Russie a moins fait débat, les deux pays semblant englués dans une même et confuse transition postcommuniste « à l’orthodoxe ». L’Église serbe a souvent été présentée, et non sans quelques solides arguments, comme l’une des responsables des sanglants conflits yougoslaves. Les prêches du patriarche Kirill de Moscou ont confirmé cette idée d’une orthodoxie belliciste, ultraconservatrice et homophobe, hostile non seulement à l’Otan ou à l’Union européenne mais à toutes les valeurs démocratiques, dont les hiérarques, richissimes et archicorrompus, ne seraient guère que des marionnettes aux mains des pouvoirs politiques. Les orthodoxes – ou du moins les chefs de leurs Églises – oublieraient leur devoir chrétien d’être artisans de paix pour se faire, partout et toujours, les fourriers et les thuriféraires des nationalismes les plus extrêmes.

L’historien Arnold J. Toynbee distinguait trois civilisations en Europe : la « civilisation occidentale », une « civilisation orthodoxe russe » et une « civilisation orthodoxe du sud-est de l’Europe » marquée par le poids de l’héritage ottoman. Le géopoliticien François Thual, lui, parlait d’un « douaire de Byzance », d’un héritage byzantin caractérisant l’ensemble du monde orthodoxe, depuis les Balkans jusqu’au Caucase et au Proche-Orient. Dans tous les cas, on postule bien une hétérogénéité fondamentale de ce « monde orthodoxe » qui, défini par l’histoire ou la religion, formerait une entité fondamentalement extérieure à la civilisation occidentale. Et l’on sait bien qu’en Occident, ce qui est qualifié de « byzantin » s’oppose toujours à la logique et à la raison... Le monde orthodoxe serait resté à l’écart de la Renaissance, de la Réforme, des Lumières et de toutes les expériences de la modernité occidentale, passant sans transition des autocratismes impériaux, tsariste ou ottoman, au communisme, en une sorte d’antithèse de l’expérience occidentale.

L’expérience historique de l’orthodoxie est marquée par de longues épreuves : conquête mongole, longue domination de l’Empire ottoman sur toutes les Églises d’Orient et des Balkans, génocides du début du XXe siècle, qui ont frappé les Arméniens, mais aussi les Assyro-Chaldéens et les Grecs pontiques... À ce titre, les orthodoxes cultivent le sentiment d’avoir été « sacrifiés » en « première ligne de défense » de la chrétienté, ce que l’Occident ingrat aurait bien oublié. Des narratifs militants de ce type sont développés tant à propos du Kosovo – où les chrétiens orthodoxes serbes seraient « submergés » par des Albanais majoritairement musulmans – que du Haut-Karabagh/Artsakh, dont la population arménienne a été systématiquement expulsée par les forces azerbaïdjanaises en septembre 2023. Les Églises d’Orient, elles, ont payé un très lourd tribut à la guerre en Syrie. Ces événements tragiques permettent une lecture géopolitique globale, promue par les courants d’extrême droite, où les orthodoxes seraient toujours placés sur le « front pionnier » d’un islam en constante extension. Cette vision avait déjà été développée dans les Balkans, le régime serbe de Slobodan Milošević étant perçu comme un axe de «  résistance » face à une « diagonale verte » courant de la Turquie à la Bosnie-Herzégovine, via l’Albanie et le Kosovo, avec le soutien des États-Unis...

Réduire les Bulgares, les Grecs, les Serbes ou les Russes à une seule et commune identité orthodoxe est illusoire.

Or ces projections idéologiques reposent toujours sur une essentialisation du phénomène religieux, qui permet de réaliser de beaux fonds de carte où de larges aplats de couleur identifient des peuples et des nations « catholiques », « orthodoxes » ou « musulmans ». La réalité est pourtant bien plus complexe. Réduire les Bulgares, les Grecs, les Serbes ou les Russes à une seule et commune identité orthodoxe est illusoire. Tout d’abord, si l’héritage orthodoxe demeure partagé par tous, pratiquants ou non, croyants ou incroyants, il y a bien des manières différentes de le vivre. De plus, s’il existe un lien fort entre l’origine confessionnelle et l’identité nationale, les deux ne se confondent pas toujours : les Albanais sont fiers d’être un peuple triconfessionnel, des catholiques et des orthodoxes cohabitant avec une majorité musulmane. Ne faut-il pas rappeler à ceux qui croient tous les Albanais musulmans que mère Teresa est née dans une famille catholique albanaise de Skopje, en actuelle Macédoine du Nord ? L’Ukraine, quant à elle, offre un cas extrême de complexité confessionnelle, avec deux Églises orthodoxes rivales, mais aussi de fortes communautés gréco-catholiques « uniates » ainsi que des catholiques latins.

Alors que la partie occidentale du continent européen – de la Bohême des Hussites à l’Irlande – a connu des siècles de sanglantes guerres entre catholiques et protestants, le monde orthodoxe, héritier du « commonwealth byzantin », pour reprendre une formule de l’historien Dimitri Obolensky, semble voué à une identité de frontière, notamment face à l’islam. Or la frontière n’est pas qu’un lieu de conflits : c’est aussi un espace d’échanges, d’interactions et d’acculturations où s’expérimentent des formes originales de vie commune, où même d’étonnantes formes de syncrétisme religieux nourrissent la piété populaire, comme dans les Balkans ou le Caucase.

Au début du XVIIIe siècle, le pèlerin ukrainien Vassili Grigorovitch-Barski, infatigable marcheur devant l’Éternel, arpente l’Italie, la Grèce, la Terre sainte, le Liban et l’Égypte, à pied et parfois en bateau, croisant des coptes, des Arméniens et des maronites, des chrétiens de rite latin et des orthodoxes grecs, mais aussi des juifs et des musulmans, et le monde foisonnant qu’il décrit n’est pas celui d’une guerre permanente de tous contre tous. Bien au contraire, entraide et solidarités permettent la survie et c’est parfois de la cupidité des « siens », de ceux de sa religion, qu’il faut le plus se méfier... Cet Orient composite n’existe plus qu’à l’état de survivance menacée, mais les religions peuvent-elles être considérées comme les principales causes des terribles violences qui ont déchiré depuis deux siècles ces « espaces intermédiaires », qui s’étendent de Vilnius, l’ancienne « Jérusalem du Nord », au Caire, en passant par Kiev et Sarajevo, embrassant le Caucase, la Grèce, la Turquie et la Terre sainte ? Ce sont bien plutôt les processus de désintégration des empires et d’affirmation d’États se voulant « nationaux », souvent mono-confessionnels, qui sont venus mettre à mal ces siècles de cohabitation. Il serait illusoire d’idéaliser cette expérience pluriséculaire de vie commune ou plutôt côte à côte, car elle n’a jamais été sans heurts ni sans tensions, mais le fait est que l’orthodoxie a une plus grande expérience de la coexistence interreligieuse que le catholicisme ou les Églises protestantes.

Tik-tok plus dangereux que le KGB ?

L’histoire a réservé l’une de ses roueries aux Églises orthodoxes : toutes celles du monde postcommuniste croient vivre une restauration, voire une véritable libération, après la chape de plomb communiste, dans le contexte d’un monde culturellement globalisé, où les identités de chacun se mettent en scène sur les réseaux sociaux... Beaucoup des actuels hiérarques ont grandi, étudié et entamé leur carrière religieuse sous le communisme et doivent diriger la barque de leurs églises dans un monde où TikTok et Instagram sont des « alliés » potentiellement bien plus dangereux que les anciens agents de la police politique chargés de « traiter » les cultes. C’est dans ce contexte qu’il faut s’interroger non seulement sur l’engagement politique et national des Églises, sur leurs relations avec les réseaux d’influence politique, économique et médiatique qui tissent la trame du postcommunisme mais aussi sur leur engagement moral (presque) toujours très conservateur : comment ce que ces Églises appellent l’« idéologie LGBT » est-elle arrivée à devenir leur commune obsession ? Si les Églises orthodoxes ont toujours défendu une morale chrétienne « traditionnelle », les questions liées à la sexualité, longtemps, n’ont occupé qu’une place modérée dans leur discours. Cette obsession nouvelle s’explique en bonne part par des rencontres qui ne relèvent nullement de la tradition mais doivent tout au contexte du monde moderne, comme celle entre les courants évangélistes américains et lÉglise russe.

Adapter la fameuse formule prêtée à Staline à propos du pape – l’orthodoxie, combien de divisions ? – n’a pas beaucoup de sens. Avec 200 ou 300 millions de fidèles – selon que l’on compte ou non les Églises d’Orient –, il s’agit de la troisième confession chrétienne, après le catholicisme et le protestantisme. Placée au carrefour des empires disparus – celui de Byzance, dont l’imaginaire continue de la hanter, puis l’ottoman et le russe –, l’orthodoxie a été déchirée par la Guerre froide, avant de se retrouver au cœur des guerres de notre temps – depuis celles qui déchirèrent l’ancienne Yougoslavie à celle d’Ukraine, en passant par l’Irak ou la Syrie. Dans ces guerres, quel rôle revint au facteur religieux ? L’orthodoxie en fut-elle cause, prétexte, justification ou victime ? Comprendre les conflits du présent n’est pas possible sans essayer de décrypter la complexité des mondes orthodoxes, sans sortir d’une approche « folklorisante » ou « orientaliste » dans laquelle s’est trop longtemps complu un Occident intellectuellement paresseux et peu curieux.