Texte et photos : Mimi Podkrižnik
Sous le ciel clair d’octobre, en plein été indien, il est difficile d’imaginer l’horreur qui a marqué l’histoire de l’île de Rab, Arbe en italien. Une plaque commémorative, érigée par la République de Slovénie en hommage aux victimes, témoigne de la cruauté dévastatrice du camp fasciste italien établi aux abords du village de Kampor/ Campora, qui a opéré du 27 juillet 1942 au 11 septembre 1943. Près de 15 000 internés, beaucoup de Slovènes, mais aussi des Croates et des Juifs, y ont enduré des souffrances indicibles dans des conditions inhumaines, marquées par la famine, la déshydratation, les maladies infectieuses et la violence.
Beaucoup y ont péri, tandis que d’autres, brisés par les séquelles, ont succombé peu après leur transfert vers d’autres camps, notamment [celui de Gonars, dans le Frioul italien-https://www.courrierdesbalkans.fr/memoire-des-rroms-de-slovenie-stanka-et-maria-dans-les-camps-de-concentration-italiens], ou bien à leur retour chez eux. Les chiffres officiels ne disent pas tout : plusieurs milliers d’entre eux sont morts - 1488 décès sont officiellement recensés, parmi lesquels 163 enfants de moins de quinze ans, victimes innocentes d’une barbarie sans nom.
Une histoire muette, mais glaçante
À l’entrée de ce lieu de mémoire, une autre plaque, ornée de photographies, raconte une histoire muette mais glaçante. On y voit des enfants affamés et mourants, des maisons brûlées, une vue panoramique du camp avec ses tentes et ses baraques, ainsi que les sections séparées pour les hommes et pour les femmes. D’autres images capturent la distribution de la nourriture, puis le départ des Italiens après la capitulation du 8 septembre 1943, et l’émergence de la célèbre brigade partisane de Rab, composée de cinq bataillons totalisant 1700 combattants, dont un bataillon juif : en septembre 1943, ces combattants ont désarmé les soldats italiens et sécurisé les principaux bâtiments. Une carte révèle la disposition du camp : là où se situaient le cimetière – aujourd’hui voisin d’une plage de sable –, le bunker, le poste de commandement… Une seule de ces images suffit à inspirer de l’horreur.
Une fois dans ce lieu de mémoire, entouré d’un mur de pierres sèches et empreint de la beauté d’automne du paysage insulaire, une profonde émotion nous étreint. Conçu en 1953 par le célèbre architecte slovène Edvard Ravnikar, le mémorial intègre avec délicatesse certains symboles slovènes et croates. Ici, le récit du passé est encore plus poignant : les tombes, réparties en rangées, comptent 1056 petites plaques métalliques avec noms et prénoms, certaines déjà effacées, laissant espérer que les mémoires humaines ne s’éteignent pas avec elles.
On trouve également une plaque commémorative gravée des 1488 noms des victimes – qui invite intimement le visiteur à se demander si, parmi eux, figure un de ses ancêtres, peut-être aujourd’hui oublié –, un tertre elliptique dédié aux 19 premiers internés décédés, un pilier de pierre en hommage aux Juifs, et une plaque en mémoire du bataillon juif de la brigade de Rab. Chaque détail de ce lieu, ainsi que la mosaïque de Marij Pregelj, peintre slovène, ravive la douleur d’une tragédie humaine. Certaines tombes défient avec succès l’oubli et le temps : ici, des proches ont déposé une plaque de marbre, là, un visiteur a allumé une bougie ou déposé une fleur, comme un ultime geste de mémoire.
La classe politique italienne reste à l’écart
Le 11 septembre 1943, les internés, soutenus par les habitants de l’île de Rab, ont libéré le camp de concentration. Ce même jour, ils ont escorté les bourreaux italiens vers des bateaux à destination de l’Italie, comme en témoigne une photographie exposée à l’entrée du mémorial. Officiellement, le camp fut fermé le 19 septembre 1943, lorsque le dernier interné en fut évacué... Aujourd’hui, ce lieu tragique semble s’effacer peu à peu de l’imaginaire des Slovènes, qui pourtant chérissent cette île comme destination de vacances. Les jeunes générations n’en entendent plus beaucoup parler à l’école, et c’est principalement au sein des familles que l’on entretient encore ce souvenir, ou que l’on choisit de le laisser s’éteindre…

Pourtant, chaque année, les autorités slovènes et croates, ainsi que la ville de Rab et les organisations d’anciens combattants, s’unissent pour commémorer l’anniversaire de la fermeture du camp, récemment restauré grâce à la collaboration des deux gouvernements. Cette année encore, lors de la cérémonie du 6 octobre, à l’occasion du 82e anniversaire de la fermeture, des paroles fortes ont de nouveau résonné, adressées surtout aux jeunes : « Soyez les gardiens de la mémoire. Car c’est en connaissant le passé que vous pourrez bâtir un avenir différent. » Et, pour reprendre les mots de Primo Levi : « Si comprendre est impossible, connaître est nécessaire. »
Si comprendre est impossible, connaître est nécessaire.
Qu’en est-il de la partie italienne ? Un représentant de l’Association nationale des partisans italiens (ANPI), Fabrizio de Sanctis, était présent, tandis que la classe politique italienne est restée à l’écart. Ses silences sont immenses. Toutefois, peut-être vaut-il mieux qu’elle se taise, contrairement à Berlusconi, qui avait autrefois abjectement déclaré que les fascistes italiens n’envoyaient pas les opposants au régime ni personne dans des camps de concentration, mais simplement en « vacances obligatoires ».
Il est également tragique de rappeler que, dans les années 1950, le mémorial de Kampor a été aménagé par des prisonniers du camp de l’île voisine de Goli otok. Le régime yougoslave de Tito a envoyé à Goli Otok de nombreux prisonniers, principalement des politiques suspectés de stalinisme, mais pas seulement : parmi eux se trouvaient aussi, par exemple, des Témoins de Jéhovah, persécutés à cause de leur objection de conscience.












