Blog • Pahor – l’homme à la caméra

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À propos de Boris Pahor, Pèlerin parmi les ombres. Nécropole. Traduit du slovène par Andrée Lück Gaye, Paris, La Table Ronde, 1990 (réédité en 1996 et 2024), 256 pages, 8.90 euros.

La réédition du célèbre témoignage de Boris Pahor (1913-2022) est l’occasion de lire dans une nouvelle perspective ce livre-clé de la littérature concentrationnaire. Rappelons brièvement le parcours de cette figure majeure de la littérature slovène et triestine.

Originaire du Karst slovène, Boris Pahor est né à Trieste. Son premier traumatisme « date de l’expulsion des instituteurs slovènes des écoles de Trieste » comme il le rappelle dans Pèlerin parmi les ombres. Ensuite, ce sera l’incendie du Narodni dom (« Maison du peuple ») à Trieste le 13 juillet 1920 – Boris a alors 7 ans – qui est rappelée ici aussi : « La panique d’une communauté déniée qui, en 1920, avait dû contempler, impuissante, la destruction par les flammes de son théâtre au centre de Trieste avait saisi les petits écoliers chez qui on avait, à jamais, dégradé toute image de l’avenir. Le nuage de sang au-dessus du port, les fascistes déchaînés qui avaient arrosé d’essence l’imposant bâtiment et qui avaient ensuite dansé à côté du bûcher ardent – tout cela s’était imprimé dans mon esprit d’enfant et l’avait traumatisé. » Traumatisme encore, quand le slovène est interdit : « La monstruosité fut à son comble quand on changea les noms et les prénoms de milliers et de milliers de gens, non seulement des vivants mais aussi de ceux qui peuplaient les cimetières. Cette invalidation qui a duré un quart de siècle avait atteint sa limite extrême dans le camp où on était réduit à un numéro. »

De là, date l’engagement de Pahor. Étroitement lié au mouvement antifasciste slovène (TIGR), il publie en langue slovène dans des périodiques clandestins et s’engage dans la résistance au fascisme. Il rejoint les rangs de l’armée de libération yougoslave lorsque les nazis prennent le contrôle de la région de Trieste en 1944. Arrêté par la Gestapo, il est déporté en Alsace au camp de concentration de Natzweiler-Struthof, puis en Allemagne à Dachau et Bergen-Belsen. À la libération, après un séjour à Lille, il rejoint Trieste où il continue à écrire en slovène et à défendre inlassablement cette culture.

Pèlerin parmi les ombres est publié en slovène en 1967 sous le titre de Nekropola (Necropolis) par un revenant, certes, mais oh combien lucide : « nous sommes coupables, nous qui sommes revenus parce que nous ne nous sommes pas révoltés. Déçus par le monde d’après-guerre, nous nous sommes repliés sur nous-mêmes et nous nous sommes éloignés sur la pointe des pieds. » Dialoguant par-delà la mort avec son compagnon de route concentrationnaire André Ragot (1909-1954), l’auteur de N.N. Nuit et brouillard (1946), Pahor reprend le même argument en opposition à son ami qui posait la question s’il fallait anéantir le peuple qui a donné Nietzsche, Hitler et Himmler : « C’est pourquoi ce n’est pas ceux qui n’ont pas détruit la nation allemande – quelle idée monstrueuse –, qui ont déçu l’homme de l’après-guerre mais c’est plutôt ceux qui, par stratégie, ont permis que continuent les vieux égarements, qui utilisent des gens compromis pour faire la nouvelle société européenne, qui autorisent la mise en scène de procès d’opérette qui sont une offense publique, juridiquement encadrée, aux cendres des dizaines de millions d’Européens » à nouveau abandonnés et trahis.

Le livre fait le récit d’un voyage au camp de concentration Natzweiler au lieu-dit du Struthof, mêlé aux touristes, l’auteur de souvient de son voyage en enfer. Ces allers et retours dynamisent un texte autobiographique qui fait le récit d’un sinistre voyage au pays des ombres – après Natzweiler, ce sera Dachau, Harzungen et Bergen-Belsen. Le retour au passé indicible, qui ne peut se dire mais que se montrer, se fait caméra au poing : « seule une caméra pourrait saisir, le matin, dans le bloc étroit, la bousculade des uniformes rayés qui se laissent tomber des châlits à trois étages et se pressent vers le Waschraum en saisissant une paire de galoches avec toute leur toile afin de ne pas les perdre dans la neige, la boue ou les flaques. »

Le temps de tourner la page, on retrouve la même idée : « C’est vrai, seule une caméra pourrait rendre compte de telles scènes, s’arrêter sur le long câble, le suivre jusqu’à la lampe et jusqu’au sexe desséché et en même temps saisir les têtes rasées de la masse qui se bouscule pour aller au plus vite se reposer dans le caveau glacé. » Plus loin l’auteur s’explique : « Le mal qui excédait ici tous les imaginables était depuis longtemps immanent en moi comme une monstrueuse ombre menaçante. C’est pourquoi j’ai souvent l’impression maintenant que, en raison de ma communion avec la peur, j’étais, dans ce monde, une caméra insensible qui ne faisait que filmer sans rien ressentir. »

Rédigé et publié avant Nécropole, la nouvelle « Nema abeceda noči » (L’alphabet muet de la nuit) [1] illustre cette approche photographique de l’écriture. « L’alphabet muet de la nuit » littéralement performe l’espace urbain triestin en pastichant Le Quai des brumes (1938) de manière sophistiquée. Cet aspect permet de voir sous un nouveau jour les qualités de l’écriture de Boris Pahor [2] et de lire autrement le Pèlerin parmi les ombres.

Peut-être faut-il commencer par la fin où nous retrouvons l’auteur au réveil d’une nuit passée dans un camping proche du Natzweiler : « Je suis sans force et je ne peux imaginer comment mes fantômes pourront trouver les mots authentiques pour se confesser devant une assemblée d’enfants qui dansent maintenant entre les tentes et devant cette fillette qui, hier, en tenant ferme le câble de la cheminée, tournait, vive, comme emportée par un invisible manège. » Tout est dit : l’humilité de Boris Pahor et son amour démesuré de la vie.

Notes

[1Publiée initialement dans le recueil Na sipini (Ljubljana, Slovenska Matica, 1960 ; en français dans Arrêt sur le Ponte Vecchio. Traduit du slovène par Andrée Lück-Gaye et Claude Vincenot, Genève, Éditions des Syrtes, 2024.

[2Lire mon analyse de cette nouvelle dans Christophe Solioz, « Boris Pahor’s Urban Miniature : Conducting the City as an Open-Ended Score », Comparative Southeast European Studies, 71 (2023) 4, pp. 617–630).