Blog • La mémoire de l’exode julien-dalmate et des foibe d’Istrie

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Les études se multiplient sur la question de l’exode des Italiens de Vénétie julienne et de Dalmatie et celle des foibe, les fosses karstiques d’Istrie. Depuis le livre pionnier de Pamela Ballinger (2003), toute une littérature a été publiée en Italie. Tour d’horizon.

Réfugiés quittant le port de Pula/ Pola pour l’Italie
© Radio Vatican

L’un des rares essais écrits en langue anglaise au sujet de l’exode istrien, julien, dalmate durant l’après-guerre est celui de Pamela Ballinger. L’œuvre, publié en 2003, se base sur les résultats d’une étude sur le champs remontant à janvier 1995-septembre 1996, avec une toute derrière mise à jour en l’occasion d’une visite sur le terrain de l’été 2000. Le terrain est celui de la marche julienne, cette zone de frontière à laquelle l’auteur a ajouté la ville de Trieste. Pamela Ballinger a séjourné à Trieste ainsi qu’à Rovinj, pour étudier les histoires et les mémoires de ceux qui sont partis en exode et de ceux qui sont restés dans ce qui devait devenir le territoire attribué à la Yougoslavie par les accord de paix de Paris de 1947 et les accords d’Osimo de 1975.

Une quinzaine d’années ayant passée, certains aspects de l’essai finissent par être un peu datés. Pamela Ballinger, devenue professeur d’histoire à l’Université du Michigan, ne s’est plus occupée du sujet, hormis deux articles qui traitent en partie de la question, mais avec une approche géographiquement plus vaste et surtout plus historique. Lors de son récent passage en Italie, en tant que visiting professor auprès de l’Institut universitaire européen de Florence, de mai à juin 2019, elle s’est plutôt dédiée à des thématiques historiques liées au fascisme et à son extension territoriale.
En 2003, au contraire, son approche tenait plutôt à l’anthropologie et son essai est plein de rencontres et d’interviews, ainsi que des comptes-rendus des expressions politiques et culturelles recueillies sur la question de l’exode istrien, julien et dalmate de part et d’autre de la frontière. Ce qui manque, toutefois, est la décision prise par l’Italie en 2004 d’instituer le 10 février de chaque année une journée du souvenir des victimes des foibe, de l’exode istrien, julien et dalmate, choisissant comme date le jour anniversaire de la signature en 1947 des accords de paix de Paris.

A l’ombre des Balkans, sur les plages de la Méditerranée…

Le livre de Pamela Ballinger ayant été écrit peu après la fin des guerres dans l’ancienne Yougoslavie, il reste marqué par une vision noire des Balkans. Le but de l’auteure est de « raconter une histoire qui retrace les reconfigurations de la mémoire et de l’identité en relation aux frontières tant politiques que symboliques ». D’après les mots de l’auteure, son étude des conséquences des déplacements de la population « ethniquement » italienne reflète l’intérêt des académiciens dans l’étude d’une situation qui pourrait être représentative des conditions contemporaines, où la présence croissante des exilés, des réfugiés, des passeurs de frontières de toutes sortes. Dans sa conclusion, elle explique mieux cette idée en expliquant que l’« hybridité authentique » de l’Istrie reflète « les paradoxes de la vie contemporaine faite de mouvements transnationaux et de passages de frontière ».

L’ambition de l’auteur la pousse non seulement à imaginer cet espace, mais aussi à recueillir les images de ceux qui l’ont habité ou l’habitent toujours et par cela rendent l’espace significatif en tant que « place », son objectif étant non pas de reproduire une histoire objective des événements, mais d’étudier le processus de création de la mémoire en partant de l’exemple de deux cousins, lesquels ayant été partagé par l’exode, se sont retrouvés avec deux différentes visions des événements ayant eu lieu dans le même espace. Elle nous propose une image de l’Istrie, ou bien l’image que les habitants de l’Istrie se sont créées dans le deuxième après-guerre, une image qu’ils gardent sur place ou bien emmènent avec eux, soit qu’ils restent dans l’ « espace », toujours mots de l’auteur, modifié par les événements historiques et politiques (ceux qui sont restés), soit qu’ils en soient partis, lors de leur exode (ceux qui sont allés).

Le principal obstacle qu’elle rencontre dans cette reconstruction est ce qu’elle définit comme la politique de la submersion ou de l’engouffrement, fait une comparaison explicite avec la pratique de l’engouffrement utilisée en Istrie dans l’immédiat après-guerre, avec le fait que ce pan de l’histoire ait été gommée, tant en Italie qu’en Yougoslavie, pour des raisons politiques dans les débats politiques et culturels de l’après-guerre. Un chapitre entier de l’essai est dédié à la politique de la submersion, où l’auteure recueille les témoignages de gens ayant vécu une pièce d’histoire qui a été, dans les mots de l’auteur, « submergée ou expédiée sous la terre, faisant écho à l’horreur souterrain des gouffres karstiques ».

Storytelling : la prolifération de la littérature sur l’exode en Italie

Dès 2004, toute une littérature s’est développée en Italie autour du sujet des foibe et de l’exode, par la suite de l’institution du jour de la mémoire, qui a donné libre champs à des auteurs qui avant n’osaient pas traiter du sujet. Des ouvrages historiques, surtout des essais, existaient déjà, mais depuis 2004 elles sont sorties de l’anonymat de certains circuits d’édition locaux et particuliers, pour paraître sous des maisons d’éditions nationales et dévoiler au grand public une partie de l’histoire à découvrir en Italie.

Tout comme aussi une littérature existaient déjà, Pamela Ballinger cite quelques auteurs comme Claudio Magris, Marisa Madieri, Fulvio Tomizza, en oublie d’autres comme Carlo Sgorlon, mais l’essentiel c’est qu’après 2004 on se trouve face à un véritable épanouissement, surtout des témoignages recueillis, soit sous forme de mémoriaux, que des romans, parce que avant 2004 il était mieux éviter de traiter de certains arguments dans la vie privée, tout comme dans la création artistique. Mme Ballinger aurait beaucoup aimé le mémorial sous forme d’échange de textes narratifs et de correspondance entre Anna-Maria Mori, qui est partie et Nelinda Milani, qui est restée, publié en 1999 a été paru à nouveau en 2018.

D’autres auteurs utilisent la fiction pour reconstruire et rappeler leur propre histoire personnelle ou familiale, mais il y a aussi ceux qui à partir des événements historiques créent une fiction qui doit uniquement à leur créativité. Stefano Zecchi, Professeur d’esthétique à Milan, se passionne tellement au sujet et profite du battage publicitaire offert par la récurrence de l’institution du jour de la mémoire, pour y dédie une trilogie, un roman pour chaque ville italienne de l’Istrie et de la Dalmatie qui sont devenus des best-sellers ayant le but avant tout d’entretenir ainsi que de renseigner. Pour finir, rappelons que l’année derrière est sortie la traduction italienne de la Chronisterie de Nedljeljko Fabrio qui parle de l’histoire de la ville de Rijeka vu par la perspective de deux familles, l’une d’origine italienne et l’autre d’origine croate.

Ce n’est pas encore une « politique de l’émersion » venue corriger 70 ans de submersion, mais le pouvoir de la « narration », du storytelling, qui à travers la reconstruction des faits et la représentation dans la fiction de la mémoire permet à la fois de reconnaître, renseigner, rappeler, et peut-être pour certains de guérir de leur douleur respectifs. De plus, des nos jours, la narration peut jouir du retentissement des média et des réseaux sociaux et avoir une visibilité plus ample que dans le passé et sortir de la connaissance de niche et strictement locale, pour paraître dans la nationale ou globale, une sorte d’émersion virtuelle.