Blog • S’entraîner à la « vraie vie » : Nedjelko Fabrio et quelques considérations sur la nationalité en Istrie

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Nedeljko Fabrio
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Ce matin une voiture est passée devant la maison arborant un drapeau frappé de l’échiquier croate blanc et rouge. Normal, je suis en Croatie pour mes congés estivaux et on est le lendemain de la fête de la République, alors que l’on jouit encore des effluves de la deuxième place de la Croatie aux mondiaux de foot.

Depuis deux jours, un doute habite pourtant mes pensées. En visite chez des copains, une vieille amie de la famille, en parlant de mon père et de « croaticité », a laissé tomber dans la conversation, en s’adressant à son beau-frère, que mon père avait des connexions avec Gojko Šušak. Le beau-frère ne lui a pas donné raison, mais le doute est resté dans l’air.

Peut-être à cause du fait que nos visites tombent aux alentours de la fête nationale, congés estivaux obligent, ce n’est pas la première fois que cette dame sort de tels propos dans la conversation. L’année passée c’était à propos d’un tout nouveau monument dédié à Šušak dans sa ville natale en Bosnie-et-Herzégovine. A chaque fois cela me surprend, parce que ça témoigne d’une certaine difficulté envers la perception du concept de nationalité, ou du moins la présence de quelques préjugés inattendus de la part de quelqu’un vivant dans la ville de Rijeka et n’ayant pas de souci, à l’occasion, à parler en italien.

Personnellement, je trouve superflue l’idée de rechercher une pureté nationale dans une région comme l’Istrie qui a toujours été un mélange de peuples et de nations, ainsi que terre d’échanges de langues et de cultures. Juste le jour après cette conversation, en traversant en voiture la ville de Pula je n’ai pas pu éviter de remarquer la coexistence bruyante entre les maisons bâties par les italiens en style éclectique, délabrées, mais encore habitées, au charme intacte, certaines semblables à des petits châteaux aux toits pointus, avec les gratte-ciels, eux aussi désormais aux façades délabrées, fonctionnels et modernes de l’architecture du “socialisme réel”. L’héritage historique ancien de la présence italienne en Istrie se mêlant à celui devenu désormais historique de la Yougoslavie.

Nedjelko Fabrio et l’éloge de la ville de Rijeka

Ces mêmes jours on pouvait encore lire dans la presse locale la nécrologie de l’écrivain Nedjelko Fabrio, décédé quelques jours auparavant, le 4 août. Académicien, traducteur, critique musicale, essayiste, écrivain et romancier. Il est auteur du roman Vježbanje života (« Entraînement à la vie ») dans lequel il célèbre la nature multiple de la ville de Rijeka : hongroise, italienne et croate à la fois et au même temps. Publié en 1985, le roman raconte l’histoire de deux familles, une italienne, la famille de Carlo provenant des Apennins et la famille croate des Despot, les deux familles vivant dans la ville de Rijeka entre 1822 et 1953, la vie commune se mêlant aux événements historiques.

Le sous-titre du roman, pourrait se traduire en langue française par le mot « Mémorial », ou le travail de rédaction d’un chroniquer, le but étant de parler de la ville et de son histoire à travers aussi des faits divers, des faits communs, de la vie de tous les jours, qui peuvent devenir, à certaines époques, des faits historiques. En croate le mot utilisé par l’auteur est « kronisterija » un mot fondant : chronique, histoire et hystérisme, que Fabrio a emprunté à un autre auteur croate Viktor Car Emin. D’après Mirjana Jurišić le mot sert pour donner une allure post-moderne au roman et en dicter le rythme. Selon toujours l’auteure, pour Fabrio l’histoire n’arrive pas à régir l’ « apprentissage à la vie », mais plutôt son contraire, ou la cyclique humble répétition des événements sociaux et politiques du destin, qu’au niveau individuel se traduisent seul et uniquement en « peine, mal, souffrance, douleur, folie et mort ».

Dans le Jelčić, manuel d’histoire de la littérature croate, on peut lire que toute l’œuvre de Fabrio est imbue d’histoire, d’ailleurs aussi dans la rédaction même de ses romans il intercale la narration avec des morceaux d’articles de journaux de l’époque. Toujours le Jelčić dit que Fabrio « [V]oit l’histoire des événements quotidiens de la contemporanéité et il la vit et rend vive en tant que le quotidien de chaque jour, par ce moyen approfondissant et méditant l’essence de l’exister croate ».

L’œuvre est celle d’un enamouré de la ville qui essaie de la célébrer, en tant que « ville promise » comme elle est appelée dans le roman. Né à Split, Fabrio a passé, à part quelques séjours à Zagreb, pour ses études où pour remplir des charges comme celle de rédacteur du programme dramaturgique de la télévision croate, ou de Président de la Société des lettrés croates, grand part de sa vie dans la ville de Rijeka. En même temps, comme nous le rappelle Mirjana Jurišić, il s’intéressait aux relations entre les peuples vivant sur les deux rives de l’Adriatique, en étant aussi de son vivant traducteur à partir de la langue italienne.

Un « entrainement à la vrai vie »

Toutefois, revenant au doute sous-mentionné, par souci d’exactitude, j’ai pris en examen mon éducation, pour y retracer de traces de nationalisme. Je suis arrivée à la conclusion que bon : j’ai la citoyenneté croate et que je parle le croate. Mais je suis la seule dans la famille. Mon père, ayant renoncé à la citoyenneté yougoslave pour la citoyenneté italienne en tant que refugié. Moi, née à Rijeka, j’étais bilingue à l’époque, mais une fois ma famille installée en Italie, j’ai refusé de parler croate, résultat : j’ai dû l’apprendre à l’âge adulte.

Je ne crois pas d’avoir reçu une éducation nationaliste, mais plutôt une éducation ouverte, parce que si c’est mon père qui m’a transmis la curiosité de la découverte, l’ouverture mentale qui donnent les voyages et les échanges, la volonté de rencontrer l’autre, peu importe sa langue, nationalité ou idéologie. Du côté de la famille de ma mère, une famille de refugiées aussi, des juliens dalmates, j’ai aussi appris l’importance de ne pas oublier ses propre racines, là d’où l’on vient. Je sens ce double héritage peser sur mon éducation, ce passage des frontières, dans un sens et dans l’autre, cette présence encombrante de l’histoire dans le vécu personnel quotidien, cet « entraînement » constant « à la ‘vraie’ vie », qui peut aussi passer par des événements historiques pour paraphraser le titre du roman de Fabrio.

Cependant, je n’ai pas encore révélé de quelle nature était la « connexion » entre mon père et le ministre de la guerre de Franjo Tuđman. Le dernier soir avant de partir de la Croatie, j’ai demandé à mon oncle si mon père connaissait Gojko Šušak et il m’a répondu qu’à l’époque de ses études universitaires à Rijeka mon père pour un certain temps avait partagé une chambre avec Šušak dans un appartement. Quelques années plus tard les deux ont émigré, mon père en Italie, Šušak au Canada, mais mon père n’est plus revenu en Croatie de son vivant, en-dehors des congés estivaux, pour voir la famille.