Pour les cinquante ans de la rencontre entre Marina Abramović et Ulay (Frank Uwe Laysiepen), la maison d’édition danoise Book Lab a l’heureuse idée d’éditer en collaboration avec Kasper Bech Dyg le film-documentaire Marina Abramović & Ulay : No Predicted End (2022), réalisé par ce dernier. Le film est certes accessible sur le site du Louisiana Museum of Modern Art, mais le livre est tout simplement exceptionnel par sa documentation photographique exploitant notamment des archives privées.
Alors que les expositions de Marina Abramović tournent en boucle – après le Stedelijk Museum Amsterdam en 2024, la performeuse belgradoise est exposée au Kunsthaus de Zurich jusqu’au 16 février 2025 –, No Predicted End vient rappeler qu’entre 1976 et 1988 ils étaient deux à explorer les limites de l’existence à travers l’art de la performance. No Predicted End parle d’une créativité sans borne, mais aussi d’épuisement, d’un amour intense qui ne fait pas l’économie d’un éprouvant conflit juridique portant sur les droits d’auteur. Tutoyer l’extrême, l’indicible est à ce prix : les lumières d’une œuvre bouleversante ont leur part d’ombre, la grandeur de cet amour-là réside peut-être dans sa fragilité.
L’auteur du film-documentaire maintenant accessible sous forme de beau-livre rappelle l’accord trouvé avec le duo à l’automne 2018 : « j’interviewerais Ulay et Marina devant la caméra tous les jours, une fois l’un le matin et l’autre l’après-midi. Le lendemain, l’ordre serait inversé. C’est ainsi que se sont déroulés les six premiers jours. Les jours suivants ont été consacrés à des conversations entre Marina et Ulay. Ce sont les entretiens les plus intenses et les plus émouvants qu’il m’a été donné de réaliser. Je suis à la fois heureux et fièr d’avoir réussi à le faire avant qu’il ne soit trop tard. Ulay est décédé en 2020 après de nombreuses années de lutte contre le cancer. »
Le livre-film déroule douze séquences : « Introduction par les artistes », « New York, août 2018 », « Premières impressions des uns et des autres », « Retour sur le Manifeste d’Art Vital », « La vie avant la rencontre avec Marina », « La vie avant la rencontre avec Ulayn », « Vivre dans la voiture », « Le mot : performance », « L’héritage et l’évolution de la performance », « La quête de spiritualité », « La complexité de la séparation », pour finir avec le volet conclusif « Il reste encore quelque chose de ». En comparaison au récit autobiographique d’Abramović Traverser les murs. Mémoires (Fayard, 2017), No Predicted End restitue mieux l’entre-deux d’une pratique artistique extrême. À l’arrêt sur image des photographies, correspond le flux de l’entretien désormais publié qui permet de s’arrêter sur un moment fort de la rencontre.
Le somptueux jeu du texte et de l’image a l’avantage de permettre d’autres lectures que celles suggérées par le simple visionnement du film. Avec ce livre-là, le titre trouve tout son sens : pas de fin prévisible. Il nous rappelle aussi que les défis de l’anthropocène nous obligent certes à « faire-avec », mais aussi et surtout à « faire équipe ». Le parcours de Marina Abramović et d’Ulay nous en rappelle les exigences.