Blog • Ivo Andrić : rencontre avec l’Ange de l’Histoire

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À propos de Ivo Andrić, La Cour maudite, Nouvelle traduction du serbo-croate par Pascale Delpech, Paris, Noir sur Blanc, 2025, 208 pages, 19.50 euros. Sortie le 13 mars 2025.

Les éditions Noir sur Blanc reprennent dans la collection « La bibliothèque de Dimitri » (en hommage à Vladimir Dimitrijević) une partie du fonds des Éditions L’Âge d’Homme. Pour le bonheur du lecteur, ce livre majeur d’Ivo Andrić bénéficie d’une nouvelle traduction assurée par Pascale Delpech et d’une postface de Lakis Proguidis (1).

Pur diamant de la littérature yougoslave publié initialement en 1954, La cour maudite fait partie de ces textes qu’on ne cesse de relire. Le titre fait référence à la cour de la prison de la forteresse de Yedikule (sept-tours) située dans le district de Fathi à Constantinople, aujourd’hui Istanbul. Dans le titre Prokleta avlija, le mot avlija, provenant du grec, désigne une cour entourée de hauts murs. Le mot se retrouve en Bosnie, où commence du reste le roman d’Andrić, pour désigner les cours intérieures des maisons traditionnelles possédant une ženska avlija (cour réservée aux femmes) et une muška avlija (cour réservée aux hommes).

Connaissant le potentiel subversif de l’écriture d’Andrić et ses libertés au regard de la « vérité historique » (2), on peut légitimement se demander si cette cour maudite fait seulement référence à Constantinople au tournant du XVIIIe siècle. Le récit invite régulièrement le lecteur à prendre le large et songer à d’autres situations. Ainsi par cette remarque d’une saisissante actualité : « Si tu veux connaître un pays, son gouvernement et aussi son avenir, il te suffit de savoir combien de gens honnêtes et innocents s’y trouvent en prison, et combien de scélérats et de délinquants y sont en liberté. Tu auras tout compris. »

Commençons avec la fin du livre. « Et c’est la fin. Il n’y a plus rien. […] Il n’y a plus d’histoire, plus de récit à écouter. Comme s’il n’existait plus de monde qui méritât que l’on regarde, que l’on marche et que l’on respire. Pas de Stamboul ni de Cour maudite. » À ce moment, de la cellule voisine une voix retentit, et c’est la dernière phrase du livre : « Ensuite ! Écris : scie en acier, petite, allemande. Une ! » Il s’agit d’une liste, du début d’un inventaire (3). Le livre opère ici une boucle, car il commence dans une autre cellule, celle d’un monastère catholique en Bosnie, avec l’inventaire des effets de fra Petar qui vient de décéder. À qui s’adresse l’impératif « Ensuite ! » de l’exipit, si ce n’est au lecteur à qui il revient de s’approprier le récit et de le poursuivre.

Offrant une plongée dans la période de l’occupation ottomane des Balkans, La cour maudite propose un montage de fragments enchâssés : à l’histoire du jeune historien Kamil, celle d’escrocs et du prince déchu, le Sultan Djem (1459-1495), se mêlent les rumeurs, cancans et bruits d’une prison où règnent angoisse et incertitude. Un jeune moine transmet ces récits sans ordre apparent ni intervention d’un narrateur omniscient. Commentaire en mode voix off : « Avec une telle façon de raconter, il restait évidemment des vides et des éléments inexpliqués, mais le jeune homme n’osait pas interrompre le récit pour revenir à eux et poser des questions. Chacun a en effet le droit de raconter à sa guise. »

Ivo Andrić, La Cour maudite, Traduit par Pascale Delpech, éditions Noir sur Blanc, 208 pages, 19 euros

  • Prix : 19,00 
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Dans cet espace confiné effaçant littéralement le monde extérieur pratiquement totalement absent, excepté au cinquième chapitre, une seule chose s’impose, raconter : « Nous avons toujours plus ou moins tendance à condamner les gens qui parlent beaucoup, surtout de choses ne les concernant pas directement, et même à les traiter avec mépris de bavards ennuyeux ou de jaseurs. Nous en oublions que ce défaut humain, si humain et si répandu, a ses bons côtés. Que saurions-nous en effet des âmes et des pensées de nos semblables, que saurions-nous des autres et donc de nous-mêmes, des sociétés et des paysages que nous n’avons jamais vus et n’aurons jamais l’occasion de voir sans ces gens qui ressentent le besoin, oralement ou par écrit, de raconter ce qu’ils ont vu et entendu, et aussi de dire ce qu’ils en ont tiré comme expérience et comme réflexion ? Peu, très peu. Et si leurs récits sont imparfaits, influencés par leurs propres passions et leurs propres désirs, ou même inexacts, nous avons la raison et l’expérience nécessaires pour les évaluer et les comparer les uns aux autres, pour les accepter ou les rejeter, en partie ou dans leur totalité. Il restera ainsi toujours une part de vérité humaine pour ceux qui les ont patiemment écoutés ou lus. »

Andrić aurait-il découvert dans le passé à venir de cette cour maudite le dernier événement historique permettant de saisir l’histoire qui s’est constamment soustraite à l’espace yougoslave ? Lakis Proguidis pense dans sa préface non sans raison qu’« au moment où un ensemble de peuples européens, hautement civilisés, hautement mûrs pour écrire leur histoire, ont été contraints à s’enfoncer, comme Djem à la fin du XVe siècle, comme Kamil trois siècles plus tard, dans un mutisme historique, une captivité ontologique dont ils ne sortiront jamais. » Pour le dire autrement, La cour maudite nous porte à la rencontre l’Ange de l’Histoire dont Walter Benjamin nous dit dans son commentaire de l’« Angelus Novus » de Paul Klee :

« Un ange y est représenté qui a l’air d’être sur le point de s’éloigner de quelque chose sur quoi son regard est fixe. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche est ouverte et ses ailes sont déployées. C’est cet air-là que doit avoir l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Là où une chaîne d’évènements apparaît devant nous, lui voit une unique catastrophe, qui sans relâche entasse décombres sur décombres et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été brise. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes et qui est si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement dans l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le tas de décombres devant lui croît jusqu’au ciel. Ce que nous appelons le progrès, c’est cette tempête » (4).

Paul Klee, « Angelus Novus », 1920, aquarelle 31,8 × 24,2 cm
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Du fond de notre cour maudite, tout nous porte à penser comme nous y invite Andrić qu’« il n’exist[e]e plus de monde qui mérit[e] que l’on regarde, que l’on marche et que l’on respire. » À moins de faire un pas de côté et nous écarter de nos actualités pour (re)découvrir un passé que l’état présent occulte (5). Aucune nostalgie ici tant il s’agit « à chaque époque, [...] d’arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de l’écraser » (6).

Avec son roman, Andrić nous engage dans une « migration de points de vue » (Aby Warburg) dont l’objectif est, pour le dire avec Georges Didi-Huberman, de produire « un effet de critique immanente dans le territoire clos des certitudes non questionnées où elle intervient » (7). Face au pire, il s’agit donc « malgré tout » (le mot est de Karl Liebknecht) d’imaginer le possible à partir de l’impossibilité elle-même. À « situation diabolique », position radicale : s’il y a encore du possible, celui-ci ne peut surgir que de l’impossibilité elle-même. Aujourd’hui plus qu’hier, il importe d’entendre – et pas seulement dans les Balkans – l’appel de James Baldwin : « Je sais que je demande l’impossible, mais à notre époque comme à toutes les autres l’impossible est le moins que l’on puisse exiger » (8).