Blog • Immersion dans le labyrinthe de l’histoire de la Pologne

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A propos de Pierre Buhler, Pologne, histoire d’une ambition. Comprendre le moment polonais, Tallandier, 2025, 272 pages, 19.90 euros.

Małgorzata Mirga-Tas, Noncia, 2022, Video, 6’52’’
Courtesy the artist

Aujourd’hui, le déplacement du centre de gravité de l’Europe à l’est sonne l’heure du retour de l’Europe centrale. Dans un contexte géopolitique en profonde mutation, la Pologne est un acteur incontournable de la future architecture tant de la politique que de la défense européenne. Il y a incontestablement un « moment polonais » dont Pologne, histoire d’une ambition prend la mesure. Le livre de Pierre Buhler propose de manière concise un regard rétrospectif sur la longue durée permettant de contextualiser l’évolution de la Pologne, un pays souvent ballotté par les vents de l’histoire entre anéantissement et renaissance, fragmentation et recomposition.

Un double mouvement fait de ruptures et permanences structure son histoire marquée par de profondes transformations socio-économiques, l’absence de continuité politique et une politique étrangère souvent erratique qu’analyse méticuleusement le diplomate de carrière par deux fois en poste en Pologne, d’abord de 1983 à 1985 puis en tant qu’ambassadeur de 2012 à 2016. Pédagogique, Pierre Buhler commence par la présentation de trois lignes de forces – le fil rouge du catholicisme, la fonction de rempart de la Pologne, et l’irréductibilité d’une nation s’opposant aux jougs imposés de l’extérieur –, pour ensuite dérouler l’histoire polonaise en cinq temps : L’hubris (966‑1795), Le martyre (1795‑1918), Le phénix (1918‑1945), « Un Occident kidnappé » (1945‑1989), La liberté retrouvée (1989‑2025). Immersion en compagnie de l’auteur dans les turbulences de l’histoire polonaise.

À chaque séquence de l’histoire de la Pologne, la souveraineté constitue un enjeu crucial qui se décline selon les équilibres géopolitiques du moment. La Pologne médiévale voit grand, son expansion se fait à l’est pour s’étendre, à l’époque de l’Union du royaume de Pologne et du grand-duché de Lituanie (1385-1795), jusqu’aux abords de la Moscovie et de la mer Noire (soit un million de kilomètres carrés en 1618). Souvent rappelée comme un âge d’or, cette époque n’autorise en rien l’image d’Épinal d’une Pologne victime innocente comme le souligne l’historien Daniel Beauvois cité par Buhler : « L’angélisme est un trait particulièrement marqué de la littérature polonaise. Peut-être cela s’est-il produit de façon non délibérée, mais la conviction a clairement pris corps chez les Polonais qu’ils ont toujours été les victimes et leurs voisins les agresseurs […] Cela ne change rien au fait que lorsque la Pologne était une grande puissance, elle nourrissait des aspirations impérialistes. »

Retenons de cette période la date de 1683 : Jean III Sobieski (1629-1696), héros national polonais, défait l’armée ottomane aux portes de Vienne ; d’où la représentation d’une Pologne comme « rempart de la chrétienté ». La puissance ne résiste pas à l’épreuve du temps. Peu après, le pays sombre dans une lente déliquescence. Désordres institutionnel, incompétence des élites et ruine économique ouvrent la voie à un processus de désintégration que rien n’arrête. La République des deux Nations est dépecée en trois temps (1792, 1793, 1795) au profit des trois empires respectivement prusse, russe et autrichien. L’adoption d’une constitution en 1791 est le chant du cygne d’un pays qui, bientôt, n’est plus. La Pologne, qui tenait par son anarchie, fait naufrage en 1795. En exil à Paris, le poète Adam Mickiewicz (1798-1855) forgera l’image d’un pays « Christ des nations » et donc des Polonais, certes privés d’État, mais peuple élu. Le même narratif sera repris lors des grandes insurrections de 1830, 1863 et de 1944 : l’échec est sublimé en salut.

La période intermédiaire (1795-1918) profite au mouvement national ukrainien qui « sort des limbes, s’initie au jeu politique et s’affirme comme une nation distincte des Polonais au sein de l’empire habsbourgeois. » Pour le reste, les insurrections, grèves et autres manifestations ne feront pas le poids face aux puissances occupantes, seule l’Église se métamorphose en gardienne de l’idée de nation, voir en organe de résistance. Pour les autres acteurs de la société, le temps est à la collaboration et à la compromission avec les pouvoirs en place à Vienne, Saint-Pétersbourg et Berlin. La fin de la Grande guerre met un terme à 123 années de domination étrangère. La souveraineté recouvrée n’est pas synonyme de lendemains qui chantent. L’après-guerre sera particulièrement trouble : tensions sociales, grèves, émeutes et crises économiques agitent le pays au plan intérieur tandis qu’au plan extérieur le quotidien est fait de contentieux, d’affrontements, de plébiscites et d’arbitrages ne demandant pas toujours l’avis de Varsovie. La renaissance se fait donc dans la douleur, ce d’autant plus que les frontières sont le plus souvent indéterminées : « il faudra, pour arrêter ces frontières, six guerres, avec chaque voisin de la Pologne, des décisions alliées, plusieurs insurrections et plébiscites, répartis sur deux, voire trois années. »

Józef Piłsudski (1867-1937), bâtisseur principal de l’État renaissant de ces cendres est conscient « que l’indépendance de la Pologne est tributaire de l’existence d’une Ukraine indépendante de la Russie, il voit le moment venu de fonder un futur État-tampon, sous domination polonaise, brique possible de sa vision de fédération de l’entre-deux mers. » La « doctrine Piłsudski » convoque une vision « jagellonienne » de la Pologne en référence à la dynastie d’origine lituanienne des Jagellon qui, entre le XIVe et le XVIIIe siècle, règne sur une partie de l’Europe centrale correspondant de nos jours à des territoires appartenant à la Lituanie, la Biélorussie, la Pologne, l’Ukraine, la Lettonie, l’Estonie, la région de Kaliningrad et des parties occidentales de la Russie. Si l’analyse est juste et encore d’actualité concernant l’Ukraine, une telle doctrine néocoloniale n’est plus de mise. Reste la problématique définition de la frontière à l’est que le traité de Versailles avait négligé de préciser et qui se tracera avec le sang lors de la guerre soviéto-polonaise (1919-1921). La Pologne évite de justesse la défaite et l’armistice demandé par Lénine sera suivi du traité de paix de Riga (1921). L’épineuse question du tracé de la frontière ne sera cependant résolue que bien plus tard par le traité de Moscou en 1990 : lors de la négociation quatre plus deux (entre les États-Unis, la France, le Royaume Uni, l’URSS, et les deux Allemagne), la Pologne plaide par l’entremise de la France que les quatre puissances posent la reconnaissance de la frontière polonaise existante comme une condition préalable à leur acceptation de la réunification de l’Allemagne.

Pour la diplomatie française de l’entre-deux-guerres, « face à l’avancée soviétique, un État polonais fort est d’abord un contrepoids à la résurgence de la puissance allemande, mais est également, après la défaite des Russes blancs, la pièce centrale d’un cordon sanitaire face à une menace communiste désormais avérée. » À Moscou on ne pense pas autrement mais pour d’autres raisons. Au sortir de la Deuxième guerre mondiale, Staline voit en la Pologne une « une pièce essentielle à l’articulation entre la Russie et l’Allemagne, et un obstacle potentiel à ses ambitions impériales. » Le bilan est mitigé pour Piłsudski : il a certes réussi à endiguer la progression soviétique dans les pays se situant entre la Pologne et la Finlande, mais il doit renoncer à son rêve d’une fédération de nations – avec la Pologne comme pivot – reliant la mer Baltique à la mer Noire. En 1942, alors que les Alliées négocient sur l’ordre territorial de l’après-guerre, le chef du gouvernement polonais en exil Wladyslaw Sikorski (1881-1943) remet à l’ordre du jour – mais c’est peine perdue – l’idée d’une fédération d’Europe centrale bâtie autour de la Pologne. Ce n’est qu’en 1989, qu’une autre Pologne, gouvernée par Tadeusz Mazowiecki, enterre cette vision « jagellonienne » du pays pour adopter la pensée géopolitique de Jerzy Giedroyc (1906-2000) dont la doctrine réaliste veut que la Pologne renonce à tout changement du statu quo territorial de 1945. Alors que d’autres pays, la Hongrie, la Slovaquie et la Serbie seront tentés de réviser les frontières, la Pologne a fait avec la « doctrine Giedroyc » un choix clair qui stabilise son environnement immédiat et normalise les relations de Pologne avec l’Ukraine et la Lituanie.

Pierre Buhler excelle lorsque ses qualités de diplomates sont requises, ce que l’histoire polonaise exige bien souvent. Son livre retrace avec précision la descente aux enfers dans un environnement géopolitique qui n’est pas sans affecter la Pologne. Rien n’échappe à l’attention de l’auteur : « les traits caractéristiques de l’autoritarisme s’affirment, en une sorte de mimétisme des dictatures qui s’étendent en Europe. Au-delà de la répression et de la parodie de démocratie sur laquelle le régime s’est replié, Varsovie ne cache pas sa sympathie pour Franco dans la guerre civile espagnole et approuve l’agression de Mussolini contre l’Éthiopie. » La Pologne pèche par naïveté et ne réalise que trop tard que le Pacte Hitler-Staline (1939) scelle son sort et annonce une guerre désormais inéluctable. Non seulement sur le plan militaire, mais aussi sur le plan diplomatique la Pologne ne fait pas le poids. En seulement deux semaines le pays est à nouveau partagé pour être germanisé à l’ouest et soviétiser à l’Est. Même stratégie des deux côtés : on s’attache à détruire méthodiquement toutes les références culturelles polonaises, à éliminer les figures qui, à un titre ou un autre, incarnent l’identité ou la conscience nationale polonaise ; bref, tout ce qui pourrait concourir à la restauration d’un État polonais. La Pologne survit dans la Résistance et dans l’Église.

Alors que le front se déplace à l’ouest, les Alliés trouvent un accord pour définir la frontière polonaise occidentale (sur l’Oder et le Neisse). La Pologne se voit ainsi attribuer des territoires pris aux Allemands, mais « il ne s’agit pas tant de compenser [la Pologne] du préjudice subi du fait du déplacement vers l’ouest de près de 250 km de sa frontière orientale d’avant-guerre que d’affaiblir l’Allemagne future ». Reste donc à définir le tracé de la frontière orientale. Les Soviétiques parviennent à finalement imposer la version révisée par Staline de la « ligne Curzon » de 1920 (soit quelque 250 km à l’ouest de celle de 1939). En clair, il s’agit du tracé de la frontière polono-soviétique, celle du partage de 1939 avec le Reich. L’URSS s’impose donc diplomate comme « seul garant, aux yeux des Polonais, de la pérennité d’une frontière toujours considérée comme provisoire » … ce dont on se souvient en Pologne encore aujourd’hui.

La période 1945-1989 est synonyme de profondes mutations affectant la composition territoriale, ethnique et bien évidemment aussi politique de la Pologne. En bref, le pays est asservi, le totalitarisme s’impose, et l’abondance promise est aux abonnés absents. De manière synthétique mais sans oublier ce qui serait essentiel, Pierre Buhler évoque la progressive prise de pouvoir par les Soviétiques, les stratégies utilisées pour préserver les apparences de la démocratie et accréditer la fiction d’une unité nationale retrouvée. La machine de propagande tourne à plein régime et fait feu de tout bois. Ainsi l’antigermanisme est instrumentalisé afin de justifier la « condition de vassal de l’Union soviétique, érigée en garante de son intégrité territoriale. »

Au fil des années, le soft power soviétique cède la place à une soviétisation à outrance : « La presse, l’intelligentsia et la sphère de la culture sont brutalement mises au pas. L’appareil économique, étatisé, est soumis à un productivisme forcené. » Les espoirs suscités par l’arrivée au pouvoir de Władysław Gomułka (1905-1982) – arrêté et exclu du parti en 1951, puis libéré et réhabilité en 1954 – seront de courtes durées, la Pologne échappe cependant à une intervention soviétique que connaîtra en 1956 la Hongrie. Dans les années 1960, dans un climat empreint de déception et d’amertume, une génération commence à s’affirmer : émerge une intelligentsia inspirée par le personnalisme d’Emmanuel Mounier, comme Tadeusz Mazowiecki, futur président du Conseil des ministres (1989-1991), ou par le philosophe marxiste contestataire Leszek Kolakowski, comme Jacek Kuron, Adam Michnik ou encore Karol Modzelewski. L’avenir du pays est là.

En 1975, la réforme de la constitution envisagée – prévoyant notamment d’y inscrire la mention du « lien fraternel indissoluble » avec l’URSS – réveille la société civile et marque la naissance d’un premier mouvement d’opposition. Le pouvoir recule « devant une société civile qui découvre soudain qu’elle existe et qu’elle se retrouve autour de valeurs communes de démocratie, de liberté, de tolérance, aux antipodes de celles du régime. » La génération des révoltés des années 1960 s’engage, le Comité de défense des ouvriers (KOK) voit le jour et se transforme rapidement en un mouvement de défense des droits de l’homme. L’opposition ne se cache plus, elle affronte le pouvoir au grand jour. Rappelons avec l’auteur que c’est aussi en 1975 qu’est adopté l’Acte final de la CSCE (par la suite OSCE) engageant tous les États à respecter les droits de l’homme et les libertés fondamentales. Comme le souligne justement Pierre Buhler : « Le document se révèle une arme redoutable dans les mains de dissidents, pour harceler le pouvoir dans l’ensemble du camp socialiste. Des groupes de surveillance de l’application de l’accord d’Helsinki voient le jour un peu partout, en Union soviétique, en Tchécoslovaquie, avec la Charte 77 » et, en Pologne, une plateforme d’associations regroupées autour du KOR.

Désormais le régime est faible et l’opposition forte, ce d’autant plus qu’elle peut compter sur l’archevêque de Cracovie, Karol Wojtyla (1920-2005), devenu en octobre 1978 pape Jean-Paul II. À l’Église qui sort de son silence s’ajoute le mouvement ouvrier porté par le charismatique ouvrier de Gdansk, Lech Wałęsa. Les accords de Gdansk du 31 août 1980 accordant la liberté syndicale marquent la fin du monopole du Parti et permettent la création du syndicat Solidarnosc qui se métamorphose rapidement en un mouvement social indomptable. Suite à l’arrivée au pouvoir en URSS de Mikhaïl Gorbatchev (1931-2022) en 1985, le pouvoir polonais engage au printemps 1989 un processus de négociation avec Solidarnosc qui permet des élections libres. Le résultat de juin 1989 est sans appel : le Parti communiste n’obtient aucun siège et Solidarnosc triomphe. L’alliance historique entre ouvriers, catholiques et intellectuels est d’une efficacité toute machiavélique commente Pierre Buhler : « amener le Parti communiste à se prêter, avec la certitude arrogante de conserver le pouvoir, à son éviction sans appel par le simple jeu du suffrage universel le 4 juin 1989. » Le second coup de maître est l’œuvre du seul Adam Michnik, alors directeur du quotidien Gazeta Wyborcza, qui par son éditorial du 3 juillet 1989, « Votre président, notre Premier ministre », impose au président élu, le général Jaruzelski, de nommer premier ministre le catholique Tadeusz Mazowiecki. Alors qu’à Berlin le mur n’est pas encore tombé, la Pologne est déjà engagée sur la voie de la sortie du communisme. Une nouvelle séquence commence avec les années 1989-2025, période de la liberté retrouvée certes, mais non sans turbulences.

La susmentionnée « doctrine Giedroyc », intelligemment mise en œuvre par le ministre des affaires étrangères Krzysztof Jan Skubiszewski (1926-2006), sera la boussole pour l’avenir de la politique étrangère. Au plan intérieur, le pays est engagé dans un processus irréversible de transformation politiques, administratives, économiques et sociales. À cette quadruple modernisation vient s’ajouter l’intégration européenne. Un chantier d’une telle ampleur ne pouvait que provoquer des recompositions politiques et retournements de situation inattendus. Mentionnons ici les divergences politiques et fractures au sein du camp du syndicat Solidarnosc, et le rôle proactif de l’Église qui investit le champ politique en opposant systématiquement la nation à la société. Et cette dernière lui en voudra comme le note Pierre Buhler : « le taux de sympathie pour l’Église chute de 83 à 58 % entre 1989 et 1991, l’audience de ses stations de télévision régionales est très faible et une majorité de Polonais considèrent que l’influence de l’Église est excessive, qu’elle devrait être séparée de l’État et ne pas s’occuper de politique. » Un autre retournement de situation n’est pas sans ironie : la Pologne libérée du communisme remet au pouvoir les héritiers du régime qui l’a asservi. C’est ainsi Aleksander Kwaśniewski, ancien membre du Parti ouvrier unifié et ministre sous le régime de la République populaire de Pologne, qui devient président de la Pologne de 1995 à 2005 et préside à l’accession de la Pologne à l’OTAN (1999), puis à l’Union européenne (2004).

L’auteur passe en revue le début des années 2000 marqué « par les scandales de corruption et de criminalité économique dans laquelle sombre la gauche postcommuniste annonce son crépuscule. » D’où l’arrivée au pouvoir des fondateurs du parti Droit et Justice (PiS), les frères jumeaux Jarosław et Lech Kaczyński, dont le mot d’ordre est aussi simple que clair : « Une Pologne catholique dans une Europe chrétienne. » Signe des temps, Lech Kaczyński succède à Kwaśniewski comme président de la Pologne et n’hésitera pas à réécrire l’histoire et, pour ce faire, à engager des procédures et lois permettant « des poursuites judiciaires contre des individus ayant collaboré avec le régime communiste » que le Tribunal constitutionnel déclarera être inconstitutionnelles. Le gouvernement du PiS sera de courte durée (2005-2007) puisque battu aux élections anticipées de 2007 par la Plateforme civique (PO) de Donald Tusk qui préside le Conseil des ministres de Pologne de 2007 à 2014 et depuis 2023. Apaisée, stable au plan économique, la Pologne bénéfice d’une reconnaissance internationale : Donald Tusk préside le Conseil européen (2014-2019), Jerzy Buzek préside le Parlement européen (2009-2012), Marek Belka, préside la Commission économique pour l’Europe des Nations unies en tant que secrétaire exécutif (2005-2008).

Surfant sur la crise migratoire européenne de 2015, jouant la carte du « peuple pur » contre « l’élite corrompue », le PiS retourne la situation en sa faveur lors des élections d’octobre 2015. Cité par l’auteur, Jacques Rupnik décode la séquence : « la résurgence des nationalismes transforme en « national-populisme avec une conception organique de la nation comme communauté historique, culturelle et religieuse que l’État se doit de protéger. » Fort de son succès, le PiS engage dans un esprit de croisade une « contre-révolution culturelle », et fait main basse sur l’État et l’audiovisuel. Faisant le bilan de huit années de domination de la vie politique par le PiS et une église secouée par des scandales d’abus, l’auteur note que « les réactions vives de la société civile ainsi qu’une posture combative de l’opposition ont fait apparaître l’ampleur d’un autre phénomène, celui de la sécularisation de cette société polonaise si imprégnée, pourtant, par le catholicisme lors de la sortie du communisme. Graduelle pendant les premières décennies, cette sécularisation s’est accélérée sous l’emprise du PiS et est plus rapide que dans aucun autre pays du monde. » Sous l’influence d’un discours d’exclusion et par ses propres errances, « l’Église en Pologne ressemble de plus en plus à une secte » conclut le père dominicain Ludwik Wisniewski, une icône de la résistance au communisme cité par l’auteur.

Il faut attendre le retour dans l’arène politique de Donald Tusk pour que le pouvoir du PiS soit défait dans les urnes en octobre 2023. Si sa coalition n’est pas parvenue à ravir au PiS son statut de premier parti de la Diète, le processus de réinstaurer l’État de droit est résolument engagé. « Au total, les Polonais ont, une fois de plus, affirmé leur singularité, celle de ne pas se résigner aux atteintes à leurs libertés, même lorsqu’elles ne sont pas imposées par un pouvoir extérieur » conclut Pierre Buhler qui se réjouit du retour de la Pologne dans le giron européen. Ayant commencé son livre par trois lignes de force, il le termine par trois lignes de fuite : « La première consiste en un retour plein et entier dans le giron européen. La seconde a trait à un réveil des spectres du passé, ces conflits mémoriels qui pèsent de plus en plus, à la faveur de leur instrumentalisation politique, sur les relations de la Pologne avec ses voisins. Conséquence de l’agressivité de la Russie, la dernière ligne de fuite est la vocation de la Pologne à être la nouvelle clef de voûte de la sécurité de l’Europe. » L’auteur rappelle que dès l’intervention russe en Géorgie en 2008, la Pologne a vu juste. La mise en garde du président polonais Lech Kaczyński à Tbilissi en août 2008 fut ignorée : « Aujourd’hui la Géorgie, demain l’Ukraine, après-demain les États baltes et peut-être plus tard viendra le tour de mon pays, la Pologne ! »

Depuis, la centralité de la Pologne dans le conflit russo-ukrainien n’est plus à démontrer. Que la Pologne joue la carte de l’OTAN et soit réservée quant au potentiel d’une Europe de la défense s’explique par sa fascination pour la puissance américaine qui, depuis le retour aux affaires de Trump, mérite d’être pour le moins révisée. À la montée en puissance de la Pologne sur le plan militaire s’ajoute son poids politique qui gagne en ampleur au fur et à mesure que la Russie reconstruit sa sphère d’influence. La Pologne, « rempart » de l’Europe face à l’Est, est de retour aux affaires mais dans un contexte géopolitique totalement différent et dans une position, en tant que pays membre de l’Union, que plus personne ne peut mépriser comme ce fut trop souvent le cas dans le passé. Au-delà de la Pologne, c’est toute l’Europe centrale qui s’impose comme acteur incontournable. L’Union européenne semble en avoir pris la mesure en nommant Kaja Kallas, Première ministre estonienne, haute représentante pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité de l’UE, et Andrius Kubilius, ancien premier ministre européen, commissaire en charge de la Défense. Ajoutons pour notre part qu’un déplacement du siège du Parlement européen de Bruxelles à Varsovie serait en phase avec la nouvelle donne politique et donnerait à Moscou un signal très clair.