Blog • Écrire Trieste pour se réconcilier avec l’existence

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À propos de Giorgio Pressburger, Nouvelles triestines, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 2019, 176 pages.

Giorgio Pressburger
© L’Horloge de Munich, film documentaire de Mauro Caputo, Luce Cinecittà, 2014. Courtoisie de Mauro Caputo.

Né à Budapest dans une famille juive, Giorgio Pressburger (1937-2017) s’exile en 1956 pour s’installer à Trieste et adopter l’italien comme langue d’écriture – expérience restituée sous forme romanesque dans La Langue perdue. Écrivain, homme de théâtre et de radio, il vit entre Rome et Trieste. De 1991 à 2003, il est le directeur artistique du Mittelfest de Cividale del Friuli (www.mittelfest.org) – festival réunissant des artistes d’Europe centrale. Nommé par le ministère des affaires étrangères italien, il dirige de 1998 à 2002 l’Institut Culturel Italien de Budapest.

Inspirée par l’écriture limpide d’Umberto Saba, Sigmund Freud et Simone Weil comme figures tutélaires, l’œuvre de Pressburger est nourrie de cultures juive, italienne et mitteleuropéenne. L’identité mitteleuropéenne fondamentalement plurielle irrigue sa philosophie et explique son attachement à Trieste dont les Nouvelles triestines restituent la singularité plurielle y compris au niveau de la langue par le recours au dialecte triestin, slovène, yiddish, ainsi qu’à un mélange de slovène et d’italien, quand ce n’est pas à un sabir fait d’italien et d’allemand. Les Saba, Slataper, Marin, Giotti, Fölkel et Cergoly n’ont pas procédé autrement. Tous ont souligné ainsi la dignité littéraire du dialecte, leur volonté de préserver la spécificité de l’identité triestine et leur refus de s’aligner sur une norme nationale. Pressburger s’inscrit dans cette prestigieuse lignée d’écrivains qui ont marqué l’âge d’or de la littérature triestine.

Avec les Nouvelles triestines, Pressburger renoue avec le genre de la nouvelle qui fit le succès du recueil La Neige et la Faute, où l’auteur questionnait l’absurde dans les pas de Kafka, Zweig et Primo Levi. Les sept nouvelles s’inspirent de mythologies de la vie ordinaire de Trieste telles que racontées par des connaissances ou entendue dans des cafés de la ville des vents. L’auteur de préciser : « En tant que telles, elles pourraient même être vraies. En fait, je les ai passablement remaniées en les adaptant à ce que je pense être la vérité. »

Le récit « Dulle Griet » donne une idée des remaniements entrepris. Sortie tout droit du « Margot la folle » de Breughel l’Ancien (1563, huile sur panneau de bois), une mystérieuse femme prend en charge les Yougoslaves venant faire leurs achats à Ponte Rosso au cœur de Trieste dans les années titistes. Si Margot la Folle est à la tête d’une armée de femmes en route pour piller l’Enfer, la figure de la nouvelle écume les kiosques et stands proposant blue-jeans ou autres produits introuvables en Yougoslavie. Si le peintre a pu vouloir montrer l’inutilité d’accumuler les richesses, le lecteur peut se demander si l’auteur ne dénonce pas ici la société de consommation qui ne connaît pas de rideau de fer. Avec le temps, les frontières s’ouvrent et le libre commerce trouve son plein essor. Margot la Folle s’en est retournée dans le tableau de Breughel l’Ancien pour céder sa place aux séduisantes vendeuses des centres commerciaux, représentées cette fois-ci sous les traits de Sainte Marguerite d’Antioche telle que peinte par des artistes de la renaissance.

Pierre Breughel l’Ancien, Margot la folle ou Dulle Griet, huile sur panneau de chêne, 117,4 x 162 cm., 1563. Musée Mayer van den Bergh, Anvers. Wikimédia.

La nouvelle se lit comme un conte inspiré par Les Villes invisibles, plus particulièrement le chapitre « les villes et la mémoire », où Italo Calvino personnifie en une femme chacune des villes. Le portrait de Trieste fait référence à la vierge martyre du début du IVe siècle dont les différentes représentations renvoient à l’évolution de la ville et de son hinterland, le tableau de Breughel l’Ancien suscite nombre d’associations que le lecteur peut développer librement. Au moment de conclure, le narrateur reprend la main et renvoie une ultime fois à la « Margot la folle » de Breughel l’Ancien : ces « grands centres commerciaux […] sont des lieux distrayants dans lesquels il vaut la peine de se perdre. Pour toujours. Sans jamais se retrouver. » Sauf à être Margot qui, comme le dit un proverbe flamand, « pouvait aller piller l’enfer et en revenir saine et sauve ».

Pressburger met régulièrement en scène la relation auteur-lecteur, ainsi dans le récit d’un divorce et d’une « Vengeance » : « Malheureusement, je ne peux pas laisser au lecteur (si tant est qu’il y en ait un) la liberté de choisir la suite de cette histoire. Celle-ci possédait un mécanisme interne qui ne lui permettait pas de changements de trajectoire, elle devait obéir à sa propre logique » et le narrateur d’assumer la direction de la suite d’une histoire où le chaos s’immisce « pour dévier le cours des choses et celui du destin, et la volonté des deux protagonistes de cette histoire. » Sans espoir de guérison, la femme (Lena) lutte pour vivre jusqu’au moment où le divorce sera prononcé afin que son mari ne bénéficie pas de son héritage. Elle parvient à ses fins, et obtient ainsi « sa vengeance sans effusion de sang. »

En cours de récit le narrateur cède momentanément sa place à l’auteur : « À quoi bon spécifier des détails, fournir des éléments précis, des informations, dans la tentative, ridicule, de rendre authentique cette histoire ? Les histoires ne sont jamais authentiques, le pur être au monde, l’existence, n’est pas authentique. La vérité ne réside dans aucune histoire. La vérité est la vérité, un point c’est tout. En revanche, les histoires contiennent des douleurs, des délires, des souffrances, des violences, qui sont encore plus impressionnants que la vérité. »

La dernière nouvelle du recueil fait le récit de Chaïm Vivante, orphelin de Corfou, amené à Trieste alors qu’il était encore au berceau et qui ne connaît qu’une seule histoire, celle de la libération. « La même histoire, celle de Chaïm. Celle de tous. De la libération de l’esclavage. À un moment donné, les mots, les mots commencent à manquer, et l’histoire s’échoue. Et la libération n’arrive pas. Il est difficile de se battre avec les histoires, il est difficile de se battre avec les mots, il est difficile de trouver la liberté. »

Association culturelle Giorgio Pressburger : www.giorgiopressburger.eu

Œuvres de Giorgio Pressburger traduites en français :

— Histoires du huitième district. Traduit de l’italien par Hélène Leroy, Verdier, 1989 (avec Nicola Pressburger).
— L’éléphant vert. Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 1990 (avec Nicola Pressburger).
— La Loi des espaces blancs. Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 1990.
— Les Jumeaux. Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 1998.
— La Neige et la Faute. Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 2002.
— L’Horloge de Munich. Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 2005.
— La Langue perdue. Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 2008.
— Dans l’obscur royaume. Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 2011.
— Histoire humaine et inhumaine. Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 2015.
— Nouvelles triestines. Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 2019.

Films :

— Messaggio per il secolo, film documentaire de Mauro Caputo, VOX Produzioni, 2013 (interviews de Giorgio Pressburger et Claudio Magris).
— L’orologio di Monaco, film documentaire de Mauro Caputo, Luce Cinecittà, 2014 (voix et présence de l’auteur).
— Il profumo del tempo delle favole, film documentaire de Mauro Caputo, Luce Cinecittà, 2016 (voix et présence de l’auteur).
— La legge degli spazi bianchi, film documentaire de Mauro Caputo, Luce Cinecittà, 2019.

Le coffret Sul fondo della coscienza (Luce Cinecittà, 2022) rassemble la trilogie L’orologio di Monaco, Il profumo del tempo delle favole et La legge degli spazi bianchi.