Par Florian Bieber [1]
Retrouvez le premier volet de cet article :
De Maribor à Istanbul, pourquoi les révoltes populaires gagnent tous les Balkans
Ce qui frappe avec les mouvements qui touchent aujourd’hui l’Europe du Sud-Est, c’est qu’ils s’opposent à des régimes dans des pays qui ont connu des transformations considérables depuis les années 1990. Pourtant, les mécontentements exprimés soulignent bien les insuffisances de la transition démocratique en cours.
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L’introduction de la démocratie représentative et de l’économie de marché n’a pas abouti à la mise en place de gouvernements soucieux du bien commun. Dans certains cas, d’importantes différences idéologiques quand à l’extension rôle de l’Etat trouvent à exprimer entre les participants aux mouvements. Cela dit, en négatif, tout les rassemble : il s’agit d’obtenir la fin de la privatisation de l’Etat par des élites prédatrices.
Des réseaux informels ont dominé la vie politique au sein des partis, et donc de l’Etat, des pays postcommunistes de ces régions. Les discours européistes ou nationalistes ont été le plus souvent servi de cache-nez à la poursuite d’intérêts particuliers et donc à l’affaiblissement de l’Etat comme agent de l’intérêt général.
La crise économique de 2008 et les mesures d’austérité devant permettre d’en sortir ont aggravé les inégalités sociales, et notamment entre ceux qui bénéficient de l’appareil d’Etat et ceux qui n’en bénéficient pas…
C’est pourquoi le succès des mobilisations ne peut s’évaluer à l’aune d’une démission au sein du gouvernement ou de la satisfaction d’une revendication émergeant des colères. Considérant que c’est bien plutôt la transition économique et politique des vingt dernières années qui a été mise en cause, ces manifestations appellent une alternative radicale – qui manque encore à l’heure qu’il est.
L’Europe : cette idée qui ne divise plus
Le constat saute aux yeux que la politique de l’UE dans la région, des accords d’association à la promesse d’adhésion, n’a pas été d’une efficacité redoutable pour contrer l’appropriation privée de l’appareil d’Etat. Ceci est en partie dû au fait que l’UE manque d’outils pour superviser les pratiques des gouvernements de ses nouveaux Etats membres.
C’est également la conséquence d’un manque de clarté du projet européen : dès lors que les convictions européistes sont partagées aussi bien par le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan que par ses contradicteurs les plus énergiques de la place Taksim, aussi bien par les élites nationalistes de Bosnie que par ceux qui n’en veulent plus, il est clair que la tentation européenne n’a plus la capacité de transformation qu’elle a pu avoir.
En d’autres termes, ce consensus lâche sur l’UE la dessert plus qu’elle ne la renforce.
L’alternative négative
Les formations de gauche, qu’il s’agisse de groupes non institutionnalisés ou de partis politique enregistrés (comme Syriza en Grèce), portent des discours alternatifs sur l’UE et sur les modèles économiques et politiques qu’elle soutient. Mais ces propositions sont vagues, le gros de leur prises de position exprimant ce à quoi ils s’opposent plus que ce vers quoi ils se projettent. Ce faisant ils manquent peut-être de saisir le véritable problème, qui n’est pas nécessairement (ou pas principalement) la démocratie représentative et l’économie de marché.
Le cœur du problème est bien plutôt la faiblesse des institutions, facilement appropriables. Mais que faire pour y remédier ? Renouveler un paysage institutionnel inscrit dans la loi et dans les esprits n’est pas chose aisée. C’est bien pourquoi, si les protestations ont parfois perdu en intensité dans la région, le mécontentement reste – latent jusqu’au prochain soulèvement.
Car la nouvelle tragédie des ressources communes se joue et se rejoue chaque jour : comment faire pour que l’Etat se porte garant du bien commun ?
Guerres sociale et guerre des idées
On peut constater dans les études scientifiques sur ces « nouveaux mouvements sociaux » les mêmes lignes de fracture qu’au sein des mouvements eux-mêmes. D’un côté, les auteurs marxistes et néo-marxistes dénoncent l’effet des politiques néolibérales et leur rôle dans le déclenchement et l’aggravation de la crise économique mondiale. De l’autre, les analystes de la démocratisation pointent avant tout l’incomplétude dans ces pays du processus initié au début de la décennie 1990.
Par conséquent, l’analyse du rôle de l’UE et du processus d’intégration diverge également selon les écoles : pour les uns, l’UE est responsable de la mise en œuvre de réformes néolibérales nocives pour la population ; pour les autres, elle est un facteur de consolidation de la démocratie.
Ces deux approches, bien qu’aboutissant à des conclusions différentes, ne sont pourtant pas irréconciliables. En effet, la critique des politiques néolibérales permet de comprendre pourquoi et comment les transformations politiques et économiques en Europe du Sud-Est ont échoué à répondre aux attentes des citoyens concernant quant au rôle protecteur de l’Etat. De leur côté, les analyses du processus de démocratisation mettent en avant que certaines démocraties libérales ont su atténuer les effets de la crise économique et rester attentives aux attentes des citoyens.
L’Europe du Sud-Est : de Maribor à Istanbul
Un programme de recherche désireux de saisir le phénomène dans toute sa complexité devra donc intégrer la pluralité des approches – et non pas emprunter l’une pour négliger l’autre.
En effet, le fait que des révoltes ont eu lieu à la fois dans des pays de l’ex-Yougoslavie que dans des pays sans passé communiste (comme la Grèce ou la Turquie) suggère que les chercheurs doivent reconsidérer la catégorie de « pays postcommuniste » pour comprendre le Sud-Est européen, afin tenter de caractériser la région dans son ensemble – de Maribor à Istanbul.