En Roumanie socialiste, mourir pour la liberté

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Des milliers de citoyens roumains ont cherché à fuir le régime communiste, surtout à la fin des années 1980, souvent au risque de leur vie : ils traversaient le Danube à la nage ou tentaient de s’échapper par la Mer noire. Des milliers d’entre eux ont été abattus par les garde-frontières. Vingt-six ans plus tard, la question demeure un véritable « trou noir » de la mémoire collective.

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Par Marina Constantinoiu et Istvan Deak

La rive serbe du Danube, un rêve difficile à atteindre
© OSB/ Bogdan Constantinoiu

À la fin des années 1980, la crise du régime communiste instauré quarante ans plus tôt en Roumanie atteint son paroxysme. La population voit son niveau de vie s’effondrer, les libertés civiles se réduire, l’isolement international du pays se renforcer. Jour après jour, les citoyens sont témoins de la déréliction de l’État, de ses erreurs et de son arbitraire. Beaucoup sont au bord du désespoir. Pour les Roumains, la liberté, dans le sens que lui donne la Déclaration universelle des droits de l’homme, prend alors une seule signification : s’enfuir vers l’Occident. De l’autre côté du Danube, de l’autre côté de la frontière dont la terre était sans cesse labourée pour relever la moindre empreinte, de l’autre côté des vagues de la Mer noire : c’est là seulement qu’elle se trouvait, cette liberté.

Pour certains, cette quête de la liberté se transformait en obsession. Surtout pour les plus jeunes, qui fournirent la plupart des « déserteurs ». Avec le recul, il pourrait être facile de les considérer comme des jeunes incompris, à la recherche d’une dose d’adrénaline. C’est qu’il n’est pas si facile de se mettre dans leur peau et de comprendre ce que cela signifiait de vivre dans une société recluse, avec notre perspective actuelle de personnes bénéficiant de l’accès à l’éducation, à l’information et à une liberté de choix qu’ils n’avaient pas.

S’entraîner, recueillir de l’information, se procurer des cartes, réunir à grande peine de l’argent, contacter des guides, s’entraîner à nager et espérer... Ceux qui décidaient de s’échapper en traversant le Danube à la nage se collaient au corps leurs documents d’identité dans un sac en plastique. C’était le seul trésor qu’ils emportaient. Les mieux lotis avaient de la famille ou des amis en Occident, dont les adresses étaient des sésames vers l’étranger : une petite garantie pour qu’ils ne soient pas aussitôt restitués aux autorités roumaines.

La fuite était un rêve de masse, que beaucoup d’entre nous gardaient secret, car n’importe quel confident pouvait être un délateur

Dans les années 1980, la fuite était un rêve de masse, que beaucoup d’entre nous gardaient secret, car n’importe quel confident pouvait être un délateur. La brutalité du système politique était encore plus diabolique dans les détails : qui épiait qui ? Beaucoup d’anciens fugitifs, qui ont voulu voir leurs dossiers de la Securitate — aujourd’hui sous la tutelle du Conseil National pour l’Étude des fichiers de la Securitate, CNSAS — ont été abasourdis de découvrir que ceux qui les espionnaient étaient leur mari ou leur femme, leurs enfants, leurs frères et sœurs, leur belle-famille ou leurs voisins, collègues de travail, amis, prêtres...

Des jeunes et des moins jeunes en étaient arrivés à préférer le risque d’une mort probable le long de la frontière ou dans les eaux du Danube à la vie roumaine devenue une véritable folie. À partir de 1985, la Roumanie a connu une vague de migration sans précédent avec toujours plus de citoyens prêts à tout pour traverser la frontière : une véritable hémorragie humaine qui avait déjà commencé à partir de 1948-1949, mais qui a culminé à la fin des années 1980.

La possibilité d’émigrer légalement n’était pas une option, à l’exception de rares cas de personnes susceptibles de revendiquer le droit au regroupement familial permanent. La liberté de circuler dans la Roumanie communiste n’interdisait pas seulement les voyages à l’étranger, mais aussi les déplacements au sein même du pays : chaque voyage vers une zone frontalière devait être motivé et notifié aux autorités.

Les membres des minorités allemandes et juives avaient la possibilité d’émigrer légalement, mais à un prix : la République fédérale d’Allemagne et Israël payaient une somme d’argent pour chaque individu qui obtenait l’autorisation par le régime de quitter la Roumanie. Pour tous les autres, l’unique choix était de traverser illégalement la frontière, à pied ou à la nage. Parmi ces « déserteurs », peu nombreux étaient ceux qui survivaient à leur tentative de fuite : ils tombaient sous les tirs des gardes-frontières, étaient battus à mort ou se noyaient dans le Danube.

La « fuite », un délit pénal

Le code pénal de l’époque communiste avait fait de la traversée de la frontière un délit. Les fugitifs arrêtés étaient restitués aux autorités roumaines par les pays communistes voisins, et tombaient sous le coup de l’article 245 du Code pénal : ils écopaient d’une peine de réclusion allant de six mois à trois ans. Cet article fut abrogé avec la loi-décret 12 du 10 janvier 1990, peu après la chute du régime de Nicolae Ceaușescu.

Des témoins et des statistiques indiquent que c’est la frontière roumano-yougoslave qui a moissonné le plus de victimes entre 1988-1989, suivie de près par la frontière bulgaro-yougoslave, où beaucoup d’Allemands de l’Est mouraient en tentant de rejoindre l’Allemagne de l’Ouest.

Les médias étrangers, en particulier Radio Free Europe, accordait une grande attention aux fugitifs roumains. C’était l’un des seuls canaux d’information permettant de découvrir ce qui se passait derrière le Rideau de fer. Sur les ondes, on pouvait écouter les lettres envoyées par les « déserteurs » ou les familles affligées par la disparition d’un des leurs. Mais tous les médias étrangers étaient très actifs sur ces thèmes et, dès 1985, la frontière roumaine était considérée comme l’une des plus sanglantes de l’Europe. La presse hongroise et celle de l’Allemagne de l’Ouest faisait souvent leur une avec les morts tombés pendant leur traversée de la frontière.

Le quotidien hongrois Magyar Hirlap écrivait en 1988 que 4 000 citoyens roumains avaient traversé cette année la frontière vers la Hongrie. Dans son numéro du 30 décembre 1988, le Niedersachsische d’Allemagne de l’Ouest avait défini la frontière roumaine comme « la plus sanglante de l’Europe ». Selon le Frankfurter Allgemeine Zeitung, toujours en 1988, près de 400 déserteurs auraient été tués par les garde-frontières. L’article fut repris par The Oregonian avec le titre « les réfugiés roumains méritent d’être connus comme tels ». Le quotidien yougoslave Večernje Novosti a aussi publié divers articles sur les « déserteurs » roumains, en estimant le nombre de victimes à plus de 4 000 pour la seule année 1989.

Un trou noir de la mémoire, une plaie collective laissée à vif

Vingt-six ans après la chute du communisme, l’État roumain doit encore prendre une position officielle sur la question des fugitifs tués, arrêtés ou maltraités par les autorités. Il s’agit d’un véritable « trou noir » dans l’histoire récente de la Roumanie, d’une plaie collective laissée à vif — d’une « méningite morale » selon les mots d’un ancien fugitif.

Les fugitifs ont été tués à la frontière pendant toute la durée du régime communiste, mais le pic a été atteint en 1988-1989. Les donneurs d’ordre et ceux qui les ont exécutés avec zèle ont encore bon pied, bon œil. Personne parmi eux n’a jamais été mis face à ses responsabilités. Les auteurs de cette enquête ont réussi à retrouver un seul cas, celui d’un garde-frontière traduit devant la justice et condamné pour avoir tué un citoyen roumain pendant que ce dernier traversait la frontière.