Les Souabes, en roumain şvabi, se sont installés dans le Banat à l’époque de gloire de cette province historique reprise par l’Autriche après la paix de Passarowitz (1718) aux Ottomans qui l’avaient administrée après le triomphe de Soliman le Magnifique à la bataille de Mohacs (1526) [1]. Marie-Thérèse, son prédécesseur et son successeur les ont fait venir pour mettre en valeur des terres ravagées par les guerres austro-turques.
Après la Seconde Guerre mondiale, leur poids dans la région n’a cessé de diminuer, passant dans le Banat roumain de 23,7 % en 1930 et 23,1 % en 1941 à 14,5 % en 1956 et à 3,6 % en 1992. L’émigration accélérée dans les années 1990 et 2000 a fait le reste, en sorte qu’ils ne constituent aujourd’hui qu’une toute petite minorité dont l’existence n’a été rappelée dernièrement que par le prix Nobel de littérature 2009, Herta Müller, issue d’une famille souabe [2]. Outre l’émigration, l’exil et surtout le refuge (dès 1944, en Autriche d’abord et après dans la future RFA) ont joué un rôle déterminant ; enfin, quelque 70 000 jeunes Allemand/e/s (Souabes et Saxons) parmi ceux qui sont restés en Roumanie ont été envoyés dans les camps de travail dans le Dombas où 10 à 15 % ont péri tandis qu’un quart des quelque 40 000 déportés en 1951 dans le Bărăgan étaient des Souabes [3].
Le livre de Smaranda Vultur est écrit en roumain mais aurait très bien pu être écrit en français. Le premier chapitre est d’ailleurs paru d’abord en français dans un ouvrage collectif d’anthropologie [4]. En effet, pour le public roumain, parler de « Français » dans le Banat sonne presque tout aussi étrange que pour un Français parler de « Banatais » en France. En Roumanie, on fait en général la différence entre les şvabi du Banat et les saşi (Saxons) de Siebenbürgen (Transylvanie), arrivés quelques siècles avant les premiers, ces deux grandes composantes de la minorité dite allemande de Roumanie. D’aucuns savent même que les premiers sont catholiques, les seconds luthériens tandis que d’autres encore vont plus loin puisqu’ils se doutent que, pas plus que les Saxons ne sont originaires de la Saxe, les Souabes ne viennent pas tous de la province connue sous ce nom, dans le Würtemberg. En revanche, imaginer qu’une partie des Souabes sont des descendants des Français et non pas des Allemands est nettement plus problématique… Pourtant, c’est ce que l’on apprend avec le livre de Smaranda Vultur, consacré à leur parcours historique et surtout à leurs improbables retrouvailles avec la « mère patrie » à la suite des bouleversements de la Seconde Guerre.
Allemands d’abord, Français ensuite, les Banatais comme cas d’école...
A vrai dire, aussi curieuse fût-elle aux yeux des Roumains ou des Français, cette histoire est assez simple. Des familles de Lorraine, d’Alsace, de Moselle, faisaient partie des colons qui avaient répondu aux appels de la couronne autrichienne au cours des décennies qui avaient précédé la Révolution française. Leurs descendants avaient progressivement délaissé le français, l’alsacien ou le francique au profit d’un parler dit souabe forgé progressivement sur place à partir de l’allemand parlé par ceux venus du pays des Souabes. Les quelques bribes de français qu’ils conservaient, tel Notre Père que d’aucuns continuaient à réciter, ou certaines pratiques culinaires, autour de la calete (galette) par exemple, ne pouvaient guère porter ombrage à leur « germanité » à l’heure de la recomposition nationale des anciennes provinces austro-hongroises devenues roumaine, serbe et hongroise. Ils parlaient entre eux une langue encore plus proche de l’allemand que celle des Saxons, s’entretenaient avec les autres en hongrois et/ou en roumain et/ou en serbe, mais certainement pas dans la langue de Molière. L’allemand, et non pas le souabe ou le saxon pour les autres « allemands » de Roumanie, était la langue du catéchisme et de l’instruction scolaire. La demande par des délégués banatais présents à la Conférence de paix de Paris en 1919-1920 de constitution d’un canton autonome lorrain sous la protection de l’Etat français faisait plutôt partie de ces initiatives fantaisistes sans lendemain présentées en cette circonstance [5] tandis que l’inscription à l’occasion de plusieurs recensements comme lorrains ou alsaciens [6] puis comme français [7] d’une partie des Souabes est passée presque inaperçue. Les choses prendront un certain contour à la veille, pendant et au lendemain de la Seconde Guerre lorsque les Souabes ont pris conscience qu’ en se déclarant français et en en apportant la preuve, ils avaient une chance d’échapper à l’assimilation aux ethniques allemands et ainsi ne pas être enrôlés d’office dans la Waffen SS et surtout ne pas s’exposer aux représailles exercées contre les personnes d’origine allemande sans distinction après la débâcle des nazis… C’est à la faveur du chemin de l’exil forcé, lors de la fuite devant l’avancée de l’Armée rouge que les origines françaises de certains allaient se révéler bienvenues… Quelque 10 000 réfugiés en provenance du Banat roumain, serbe et hongrois furent reçus en France.
Etaient-ils vraiment français, ceux qui ont quitté les camps d’Autriche pour s’installer dans tel village français en voie de dépeuplement ou pour travailler dans des secteurs en manque de main-d’œuvre ? L’étaient-ils déjà, à leur façon, depuis toujours, le sont-ils devenus par la suite ? Sur ces questions, Smarada Vultur se contente de leur donner la parole, et tant les données recueilles à partir des documents administratifs disponibles que les enquêtes sur le terrain confirment à tout point de vue la position qui fait l’unanimité parmi les chercheurs depuis les analyses de Frederik Barth. « La frontière identitaire, écrit Smaranda Vultur en citant ce dernier, pensée en termes d’origine, de langue, de religion, d’appartenance locale, régionale ou nationale, fait l’objet de permanentes négociations. Elle se déplace en fonction du regard porté sur le groupe, regard qui peut venir de l’intérieur ou de l’extérieur de celui-ci. » (p. 25). De ce point de vue, les Banatais, redevenus deux cents ans après français, sont même un cas d’école, et la démonstration de Smaranda Vultur est implacable. Mais là ne réside pas le seul mérite de son livre, loin s’en faut.
"Le modèle, ce n’était pas les şvabi, mais le système, le travail..."
Les entretiens réalisés sur le terrain contiennent une somme de petites histoires de vie qui se croisent, se complètent, s’entrechoquent parfois, en sorte qu’elles nous donnent au final un aperçu de l’histoire de cette humanité qui s’est retrouvée aux abois au cours des derniers jours de la guerre, des mois et des années qui ont suivi. Une histoire aux marges de l’histoire avec un grand H, ponctuée de faits, de gestes et de propos qui permettent de saisir sur le vif des aspects trop souvent ignorés de la réalité des populations déplacées, harcelées, enfermées, affamées, exploitées en ce temps. Pour ces populations, l’après-guerre c’est encore la guerre, pour de bon, en attendant la guerre dite froide. Les errements dans les champs d’un village à l’autre, les passages précipités de Roumanie en Yougoslavie ou en Hongrie, du secteur russe au secteur anglais en Autriche, les départs en Allemagne ou en France au gré des offres qui se présentaient faisaient de la majorité de ces réfugiés devenus du jour au lendemain des apatrides, des « parias », dans le sens très précisément où Hanna Arendt utilisait ce mot. Autre trait caractéristique qui ressort des témoignages recueillis : leurs auteurs ne se plaignent guère, n’attendent rien de personne et savent très bien que s’ils s’en sont sortis c’est grâce à un travail acharné et à de privations multiples.
A plusieurs reprises, Smaranda Vultur met l’accent sur le rôle central du mythe du bon colon civilisateur dans l’histoire des Souabes. C’est à ce titre qu’ils ont été amenés par Marie-Thérèse dans le Banat et s’y sont fait respecter, c’est à ce titre qu’ils sont présentés lorsqu’il s’agit de les installer dans une campagne française en voie de désertification, nous rappelle Smaranda Vultur. On pourrait ajouter que c’est également à ce titre qu’ils sont admirés mais aussi jalousés par les populations au sein desquelles tant les Souabes que les Saxons ont évolué dans un pays comme la Roumanie. Or force est de constater que pas un seul des interlocuteurs de l’auteure de ce livre ne se donne des airs de supériorité « à l’allemande » dans les témoignages présentés.
En guise de conclusion, voici la réplique d’un habitant de Tomnatic, né en 1906, interrogé en 1998. Elle en dit long sur ce sujet :
« - Qu’est-ce que présence des şvabi a signifié pour le Banat ? Nombreux sont ceux qui estiment que les şvabi constituaient une sorte de modèle…
Le modèle, ce n’était pas les şvabi, mais le système. Le travail. De trois heures du matin jusqu’à dix heures du soir. Et plus personne ne fait ça de nos jours. » (p. 147)