1991, dernier été de la Yougoslavie (9/10) • Le siège de Dubrovnik et le déshonneur du Monténégro

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1er octobre 1991. Embarqué aveuglément dans la politique meurtrière de Belgrade, le Monténégro se prépare à bombarder Dubrovnik, la « perle de l’Adriatique ». Le siège dure près de huit mois et s’achève en mai 1992. À Cetinje, la capitale historique du Monténégro, la résistance s’organise. Trois décennies plus tard, le pays a encore du mal à se confronter à ce passé sanglant. Récit de notre correspondante.

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Par Jasna Tatar Anđelić

© Wikipedia

Le siège de Dubrovnik a duré près de 240 jours, dont 138 sans eau ni électricité, entre octobre 1991 et mai 1992. Il représente l’un des épisodes les plus sombres de l’histoire récente du Monténégro. Le bilan de l’agression serbo-monténégrine sur le territoire croate, sous prétexte de « légitime défense » s’élève à 546 victimes, dont 116 civils et plusieurs centaines de blessés, 33 000 personnes déplacées et 2071 habitations détruites.

L’été 1991, j’avais 16 ans et la chance de vivre à Cetinje, l’ancienne capitale historique du Monténégro, ville symbole de la résistance à la politique guerrière de Belgrade, à qui Podgorica a emboîté le pas lors de l’éclatement de la Yougoslavie. Dans l’impossibilité de sauvegarder la Yougoslavie (la Slovénie était déjà indépendante et la Croatie avait voté son indépendance en juin 1991), mes parents et tous mes amis se proclamaient en faveur d’un Monténégro indépendant qui prendrait ses distances par rapport à Belgrade.

Partisans de l’Alliance libérale du Monténégro (LSCG), tout juste créée par Slavko Perović à Cetinje, nous étions opposés à la guerre qui faisait déjà des ravages en Croatie et nous pleurions le siège et les victimes de Vukovar. Les médias d’Etat, comme la chaîne de télévision publique TVCG ou le quotidien Pobjeda, étaient contrôlés par les autorités et incitaient à la guerre. Cette propagande voulait nous faire croire que les forces croates avaient l’intention d’attaquer le Monténégro, ce qui s’est avéré être une fausse information. Le Président monténégrin Momir Bulatović expliqua plus tard qu’il avait été induit en erreur par les chefs d’état-major de l’Armée yougoslave à Belgrade. Il aurait été informé que « 30 000 oustachis s’apprêtaient à attaquer le Monténégro ». En octobre 1991, en compagnie du membre de la présidence yougoslave Branko Kostić, il a rendu visite aux unités monténégrines de l’armée yougoslave stationnées dans le village balnéaire de Cavtat sous le commandement du général Pavle Strugar.

Après une première vague de mobilisations qui les avait eux-mêmes surpris, les hommes de Cetinje et des environs ont refusé de participer à une campagne militaire qui avait pour but la destruction et le pillage de la côte croate, la région de Konavle et la ville de Dubrovnik, en coopération avec les milices serbes de Bosnie-Herzégovine.

L’héroïsme consiste à ne pas faire la guerre.

Au fur et à mesure que la campagne de Dubrovnik s’intensifiait et que les grenades tombaient sur la vieille ville, le mouvement pacifique monténégrin, citoyen et minoritaire, se faisait entendre. J’en faisais partie, essayant avec d’autres de contribuer au sauvetage de l’une des plus belle villes de l’Adriatique et d’une région voisine qui nous accueillait à bras ouvert. Notre devise : « L’héroïsme consiste à ne pas faire la guerre ». Composé de plusieurs partis politiques indépendantistes et soutenu par de nouveaux médias indépendants comme l’hebdomadaire Monitor, des associations d’écrivains, de journalistes et d’intellectuels monténégrins, ce mouvement était porteur d’une manifestation historique. Réunis sur la place centrale de Cetinje par l’Alliance libérale le 1er février 1992, nous étions plusieurs dizaines de milliers à demander pardon à la ville de Dubrovnik en chantant Sa Lovćena vila kliče, oprosti nam Dubrovniče (« La fée du mont Lovćen demande pardon à Dubrovnik »). Aujourd’hui encore, trois décennies plus tard, ce geste fait la fierté du pays qui est au bord de sombrer encore une fois dans la politique cléricale que l’Église orthodoxe serbe est en train de développer dans la région.

Il faut dire que la campagne guerrière de 1991 n’était pas soutenue par l’ensemble du cadre de commandement monténégrin. À titre d’exemple, de nombreuses preuves indiquent que le contre-amiral Krsto Đurović a été tué en 1991 par les membres de l’armée yougoslave à Konavle parce qu’il refusait de commander l’opération Dubrovnik. Les circonstances de sa mort n’ont jamais été élucidées. L’amiral Vladimir Barović, lui aussi monténégrin, s’est suicidé sur l’île de Vis le 19 septembre 1991 pour se soustraire à l’ordre de bombarder les villes dalmates. Il avait laissé une lettre expliquant que l’agression contre la Croatie était contraire à l’honneur monténégrin et qu’il refusait d’y prendre part. En même temps, les journalistes de Monitor rappelaient depuis 1991 que l’attaque contre la Croatie était la plus grande honte de l’histoire contemporaine du Monténégro.

À cette ère pré-Internet, nous attendions impatiemment chaque numéro de Monitor ou de Liberal, le journal de l’Alliance libérale du Monténégro, pour obtenir plus d’informations sur l’état des lieux. Veseljko Koprivica, rédacteur en chef de Liberal et correspondant de Monitor, était mobilisé de force dans la première vague, aussi envoyait-il ses reportages depuis la ligne de front, comme une lumière dans l’obscurité médiatique de l’époque. Veseljko Koprivica a plus tard recueilli ces souvenirs dans le livre Opération Dubrovnik - tout à été cible.

Pas de lustration

Malheureusement, le Monténégro n’est pas passé par un processus de lustration. D’après un sondage de Centre pour l’éducation civique, réalisé en mars 2020, 75% des personnes interrogées affirment savoir ce qu’il s’est passé, mais la moitié refusent de se prononcer sur la responsabilité du Monténégro. Le clientélisme et l’enrichissement des cadres du Parti démocratique des socialistes (DPS) de Milo Đukanović qui a dirigé le pays pendant 30 ans sont restés impunis, et l’identification des responsables du siège de Dubrovnik a été oubliée. Ces anciens collaborateurs de Slobodan Milošević ont retourné leur veste, mais sur le plan interne, ils n’ont jamais voulu reconnaître les mérites des représentants du mouvement contre la guerre qu’ils avaient qualifiés de traîtres, d’oustachis et d’agents occidentaux lors de l’opération Dubrovnik.

Après les signatures de l’accord de Dayton et la défaite de Milošević aux élections municipales en 1996, ces mêmes autorités de Podgorica se tournèrent progressivement vers l’Occident et s’éloignèrent de Belgrade. Lors du bombardement de la RFY en 1999, Milo Đukanović ouvrit les portes du pays à des centaines de milliers de réfugiés du Kosovo. Lors de son séjour à Cavtat en juin 2000, en présence du président croate Sjepan Mesić, il s’excusa publiquement auprès de la Croatie pour « les idées fausses du passé et les campagnes militaires ». Cependant, pour l’essentiel, rien n’a été fait durant son règne afin de confronter le pays à son passé récent.

Aujourd’hui, 30 ans après cette aventure guerrière causée par la montée du nationalisme serbe personnifié par Slobodan Milošević et l’aveuglement des autorités monténégrines de l’époque, le Monténégro, redevenu indépendant en 2006, se retrouve confronté au même discours impérialiste de Belgrade et aux mêmes clivages identitaires internes. L’agression à Dubrovnik ayant longtemps été contournée dans nos manuels scolaires, rappeler ces événements s’avère indispensable, non seulement pour la culture de mémoire, mais aussi pour éviter l’éclatement de nouveaux conflits. Si toutefois cela est encore possible.


Cet article est publié avec le soutien du ministère français de la Culture.