Par Corentin Colombier

Mise à jour | 15.11.2024 : Les travaux de démolition de l’hôtel Jugoslavija ont finalement commencé, avec un peu de retard sur le calendrier prévu. Les pelleteuses sont entrées en action, derrière les palissades de chantier, malgré plusieurs manifestation de soutien, pour sauver ce joyau de l’architecture brutaliste yougoslave.
Sa carcasse endommagée trône encore le long du Danube, à l’extrémité du Bloc 11 C. Mais bientôt, l’hôtel Jugoslavija ne sera plus qu’un souvenir, témoin d’une époque depuis longtemps révolue. Celle du socialisme yougoslave triomphant, qui voyait venir à Belgrade, sa capitale fédérale, tous les grands de ce monde. Y ont séjourné la reine Elizabeth II, les présidents américains Jimmy Carter et Richard Nixon, mais aussi des stars internationales comme la chanteuse Tina Turner et même les premiers hommes à avoir marché sur la Lune, Neil Armstrong, Buzz Aldrin et Michael Collins.
Ouvert en 1969 après une construction chaotique, l’hôtel Jugoslavija était en effet un passage obligé du protocole diplomatique imaginé par le régime titiste pour symboliser son prestige et sa puissance. Sa fermeture au public en 2006 avait déjà suscité bien des pincements au cœur, mais aujourd’hui l’annonce de sa démolition provoque carrément de l’indignation. « J’ai appris dans les journaux que l’hôtel allait être détruit, ça me met en colère. On n’a reçu aucune information de la mairie », fulmine Edja, qui habite non loin. « C’est toujours un repère », poursuit la sexagénaire. « On s’y donne rendez-vous, on le mentionne pour évoquer une boutique à côté ou commencer une promenade. »
Le Jugoslavija incarnait la modernité. Sa décoration était unique avec son lustre gigantesque surplombant les escaliers en colimaçon. Toute la jeunesse sortait là-bas.
« Dans les années 1960-70, Belgrade s’est transformée en une capitale européenne. J’ai connu cette transition quand j’étais adolescente : le tourisme international a fait son apparition et l’Hôtel Jugoslavija en était un symbole », se souvient Edja avec nostalgie. « Il incarnait la modernité. Sa décoration était unique avec son lustre gigantesque surplombant les escaliers en colimaçon. Toute la jeunesse sortait là-bas. »
« L’hôtel Jugoslavija était le plus grand de la République fédérative socialiste de Yougoslavie », rappelle Nikola Milikić, conservateur au Musée d’Histoire de la Yougoslavie. « L’objectif était de montrer à quel point le pays était fort et grand sur le plan financier, mais aussi politique et culturel. » L’établissement comptait 1500 pièces, dont 600 chambres, 23 suites et 1100 lits. Son lustre, composé de 40000 cristaux Swarovski et 5000 ampoules, était l’un des plus grands au monde. « Même si on l’a toujours trouvé un peu trop massif, ce bâtiment est un monument historique de la Serbie », insiste Edja.

Pour les baby boomers, l’hôtel Jugoslavija reste une formidable boîte à souvenirs, eux qui ont connu l’âge d’or du titisme, quand la Yougoslavie menait le bal des Non alignés et tenait la dragée haute aux grandes puissances des deux Blocs. « On s’y est mariés en 1983, c’était assez prestigieux car les vedettes et les puissants en visite à Belgrade y séjournaient. Il y avait trois belles salles de réception à disposition. Avant, la mode c’était l’hôtel Moskva, dans le centre-ville, mais le Jugoslavija l’a supplanté », racontent Aleksandra et Milan, deux enfants des sixties.
La descente aux enfers a commencé dans les années 1990, au moment de l’implosion de la Fédération. Finie l’inscouciance des années 1960-70, quand la jeunesse belgradoise sirotait des verres aux tables du bar du Jugoslavija, en amoureux ou entre amis. Le tableau s’était déjà assombri tout au long des années 1980, celles de la crise économique et de la poussée nationaliste. Dans la nuit du 7 au 8 mai 1999, l’aile ouest de l’hôtel a été détruite par deux missiles de l’Otan. « Une cible légitime », avait alors estimé le ministre britannique des Affaires étrangères, puisqu’il aurait été le quartier général du fameux chef paramilitaire Arkan.
Après plusieurs projets de rénovation avortés dans les années 2010, le glas a sonné au printemps dernier pour l’hôtel Jugoslavija. L’Agence de supervision de la Banque nationale de Serbie a acté en mars la faillite de la société Danube Riverside, propriétaire du bâtiment et de son immense parcelle. L’appel d’offre pour sa reprise n’a guère suscité d’intérêt : seul le groupe Millennium Team s’est porté acquéreur, pour 27 millions d’euros. Sans aucune volonté de redonner vie à ce fleuron yougoslave : cette entreprise de BTP proche du régime Vučić lorgne surtout sur ses quelque 45 613 m² de terrain constructible et prévoit de le raser fissa pour y édifier deux gratte-ciel flambant neufs.
Un nouveau Belgrade Waterfront, le long du Danube
Les habitants de Belgrade ont officiellement eu jusqu’au 20 mai pour exprimer leurs inquiétudes lors d’une consultation publique sur l’avenir de l’hôtel Jugoslavija. Pour la forme : les autorités serbes avaient décidé sa démolition avant même de la tenir : dès septembre 2023, le plan local d’urbanisme avait ainsi été modifié en prévision du futur investissement de Millennium Team. Et c’est avec fierté que les patrons du groupe de BTP ont donc présenté le projet dessiné par l’agence d’architecture Bureau Cube Partners : 85 000 m² de logements et 90 000 m² de bureaux installés dans deux tours trapézoïdales d’un peu plus de 150 m de haut. Coût estimé du chantier : 400 millions d’euros.
Après Belgrade Waterfront le long de la Save, voilà donc un nouveau projet pharaonique dans la capitale serbe qui suscite lui aussi bien des suspicions. Outre sa pertinence économique et son financement, beaucoup s’interrogent sur les modifications sur mesure du PLU alors que ces futurs gratte-ciel seront situés à moins d’un kilomètre du vieux centre classé de Zemun, qui date du XVIIIe siècle.
« En 1999, l’Otan a essayé de détruire Belgrade. Plusieurs bâtiments emblématiques ont été ravagés lors des bombardements, dont le Jugoslavija... Aujourd’hui, ce sont les nôtres qui détruisent notre ville », soupire Milan, qui revendique fièrement son patriotisme. « On a préservé ces monuments dans les pires moments pour finalement les abandonner. » Dans la Serbie d’Aleksandar Vučić, le « progrès » passe avant tout et ce qui ne cadre pas avec sa vision doit disparaître, surtout ce qui rappelle le passé socialiste. Quitte à s’asseoir sur l’État de droit et la notion de patrimoine.