Texte : Milica Čubrilo-Filipović / Images : Marija Janković
« Cela faisait trois ans qu’il me battait, mais la nuit de ce maudit vendredi a été terrible. Il ne s’arrêtait que pour fumer. Je n’ai pas pu me lever de tout le week-end, même pas avaler une gorgée d’eau, tellement il m’avait étranglée. Les enfants, qui avaient dix et treize ans, sont venus durant deux jours m’embrasser la main, alors que je gisais par terre. Ils me versaient quelques gouttes sur les lèvres, puis couraient dans leur chambre », témoigne Branka (prénom d’emprunt), aujourd’hui âgée de 28 ans. Le lundi matin, quand son mari est parti travailler, la jeune femme s’est traînée jusque chez un médecin. Ce dernier l’a aidée à se réfugier avec ses enfants dans une maison d’accueil spécialisée. Branka a juste eu le temps de repasser chez elle avec un travailleur social pour prendre deux changes pour ses garçons, des baskets et les pièces d’identité de la famille.
Une quinzaine de refuges pour femmes battues existent en Serbie, à Belgrade, Novi Sad, Sombor, Zrenjanin, Pancevo, Sremska Mitrovica, Niš, Leskovac, Vranska Banja, Smederevo, Priboj, Vlasotince et Kragujevac. Certains sont gérés par des organisations non gouvernementales, la plupart dépendent de centres sociaux municipaux. La majorité de ces structures sont de taille modeste, elles ne disposent que du minimum, comme celle de Zrenjanin - dix lits dans une maison discrète, des douches, une cuisine, un salon, un espace pour les enfants, un jardin, des vêtements et surtout de l’aide psychologique et des travailleurs sociaux disponibles 24h/24h, tous les jours de l’année.
« Une femme meurt sous les coups de son conjoint tous les dix jours en Serbie », souligne le Centre autonome des femmes (AŽC), qui milite pour une standardisation du réseau des maisons d’accueil, leur multiplication, l’amélioration de leur qualité et surtout pour un engagement plus concret des institutions. Selon le Centre, en 2021, la police serbe a enregistré 26 696 plaintes pour des actes de violence domestique, et 84% de ces derniers ont été commis par des hommes contre des femmes. Parmi ces hommes, 92,2% étaient les conjoints, les maris ou les enfants des femmes battues. Les centres de protection sociale ont de leur côté enregistré 36 656 cas de violences, une différence statistique qui s’explique par le fait que toutes les violences ne sont pas systématiquement signalées à la police, et que cette dernière dispose de diverses catégories statistiques.
Au bout de quelques jours dans le refuge, je me suis remise à marcher droit et j’ai arrêté de vomir.
« Au bout de quelques jours dans le refuge, je me suis remise à marcher droit et j’ai arrêté de vomir, ce que j’ai fait plusieurs fois par jour durant des années. Je n’ai recommencé à être malade que lorsqu’il a fallu que je revoie mon ancien compagnon devant le juge », continue Branka, cette femme forte et charismatique que l’on a du mal à imaginer battue. Pour Ivana (prénom d’emprunt), une amie de Branka rencontrée au refuge, l’arrivée dans le centre a été une vraie délivrance, après treize ans de cauchemar. « Cela m’a paru incroyable d’être accueillie dans une maison propre, calme, éclairée, sans être jugée. Un endroit où l’on me dit bonjour, où l’on me demande si ça va… », raconte cette jeune femme de trente ans. Ivana était un jour arrivé en sang, après avoir été battue toute une nuit, puis menacée d’être jetée dans la fosse septique.
Ivana a connu son partenaire lorsqu’elle avait treize ans. « J’étais une excellente élève, ambitieuse, je voulais faire des études de droit », raconte la jeune femme, aux yeux bleus et doux. « Mais j’ai succombé au charme d’un manipulateur, d’un bel homme plus âgé, et je me suis installée avec lui à l’âge de seize ans, malgré la désapprobation de mes parents. Très vite, il m’a interdit de fréquenter mes amis, m’a isolée, m’a confisqué mon téléphone. Il invitait ses amis et exigeait que je fasse le service. Un jour, j’ai eu un moment de lucidité et je suis rentrée chez mes parents. Mais mon compagnon m’a promis que je pourrais faire des études, que j’aurais la paix, que l’on vivrait ensemble toute la vie… Chez moi, cela criait en permanence, ma mère était insupportable, on vivait les uns sur les autres ». Ivana a craqué et, deux jours plus tard, le cauchemar commençait : il fallait laver le linge à la main, se teindre les cheveux en noir, supporter les insultes, l’alcool que son compagnon achetait avec l’argent de sa propre mère, car il ne travaillait pas, il fallait se satisfaire de pommes de terre pour les repas, accepter la charité des voisins, qui ragotaient derrière...
Une seconde fois, Ivana est rentrée chez elle, et elle est même retournée à l’école. Mais l’homme l’a attendue, l’a ramenée chez lui, l’a tondue et l’a battue toute une nuit. Ses parents ont appelé la police, qui est venue. L’homme a maquillé Ivana et a menacé la jeune femme de tuer ses parents, et les fonctionnaires sont repartis. « Mon père est boulanger, et il me laissait tous les jours deux pains, c’est tout ce que j’avais. Ma mère a fini par arrêter de m’apporter des contraceptifs et je suis tombée enceinte. J’ai fui chez mes parents une troisième fois, sans leur parler des violences que j’avais subies. À genoux, il m’a demandé de lui pardonner, il a promis d’être un père exemplaire. Je l’ai cru. J’ai eu trois enfants avec lui. Il m’a battue quand j’étais enceinte, cassé le nez, le bras, affamée, il interdisait tout aux enfants, qu’il battait aussi… Avec les années, je suis devenue un zombie, un squelette. Malgré tout, j’ai fini par faire une formation et appris à fabriquer des prothèses dentaires ».
« J’ai fini par prendre un peu de distance. Un jour, j’ai décidé d’oser, de laisser mes enfants chez mes parents et de rejoindre mes amis de lycée à une fête. On m’a prêté une robe, je me suis maquillée. Mais il a rappliqué, il m’a forcée à rentrer. La police est venue, je les ai suppliés de ne pas me laisser seule avec lui, je savais qu’il allait me frapper, mais ils ne m’ont pas crue, ou bien peut-être était-ce parce qu’il connaissait des gens influents... Au petit matin, il m’a laissé inconsciente, démolie, et il est parti chez l’une de ses maîtresses. Recouverte d’une écharpe, j’ai réussi à monter dans un bus et à me rendre au tribunal d’une ville éloignée, où j’étais certaine qu’il n’avait aucun piston. On m’a aidé à aller chercher mes enfants qui étaient chez mes parents et à m’installer dans un refuge. Je n’ai pris que quelques vêtements, les cartes de sécurité sociale et… mon mixeur », confie-t-elle, avec un sourire gêné, tellement cela lui semble aujourd’hui absurde.
Les femmes sont nombreuses à quitter le refuge pour retourner chez leur agresseur. Elles ont un sentiment de honte, d’échec.
Les deux femmes ont passé six mois dans le refuge, le maximum autorisé. « J’y ai retrouvé ma personnalité », glisse Ivana avec un sourire. « J’y ai appris à retrouver confiance en moi, à comprendre qu’il avait commencé à me tabasser lorsqu’il a réalisé que je gagnais plus que lui, que j’étais entreprenante en fabriquant mes bijoux et que j’obtenais des résultats », se souvient Branka. Aujourd’hui, toutes deux travaillent et élèvent leurs enfants. Grâce à un don de la ville où elle vit et grâce à un programme de l’Union européenne, Ivana sera bientôt propriétaire d’une maison.
Se re-sociabiliser demeure pourtant un vrai parcours du combattant, tout comme obtenir justice. « Les femmes sont nombreuses à quitter le refuge pour retourner chez leur agresseur. Elles accomplissent parfois plusieurs fois ce voyage avant de s’éloigner de leur ancien partenaire », explique Nevena Montresor, la directrice de la maison d’accueil à Zrenjanin, en Voïvodine, située à 70 km au nord de Belgrade. « Elles ont un sentiment de honte, d’échec. Elles n’ont souvent réagi que par instinct de survie, alors qu’elles étaient à deux doigts d’être tuées, ou alors lorsque leur agresseur s’est attaqué aux enfants ».
Et comment se réintégrer dans la société ? En Serbie, on continue généralement de considérer que les problèmes de famille sont de la faute de la femme. On se permet encore de dire : « elle avait la langue bien pendue », ou « elle l’a cherché », « qu’avait-elle besoin de se maquiller » et l’on appelle la police quand la musique des voisins est trop forte mais pas quand on entend des cris, continue l’énergique et dévouée Nevena, qui assure des permanences 24h/24h. Selon elle, la plupart des femmes qui ont subi des violences viennent de milieux modestes, notamment de la communauté rom, mais certaines appartiennent aussi à des couches favorisées de la société.« Plus la position dans la société de leur partenaire est élevée, plus la violence est perfide et féroce », avance-t-elle. Pour Nevena, le premier signe de l’amélioration de la condition de ces femmes, c’est quand elles commencent à prendre soin d’elles. Libérer la parole est en revanche un processus beaucoup plus long. Branka a mis trois ans à raconter les trois derniers jours qu’elle a passés à son domicile, et elle pleure encore à les évoquant, malgré ses airs de femme invincible.
Ensuite, il faut réapprendre à vivre, à faire confiance. Généralement, les femmes qui subissent des violences de la part de leur conjoint ont également subi des épreuves difficiles dans leur enfance. Petite, Branka était battue par son père avec une ceinture, au point d’avoir la mâchoire défoncée. Encore aujourd’hui, elle ne peut dormir que d’un côté. Ivana avait été fouettée par sa mère, lorsqu’elle avait trouvé une lettre d’amour dans un cahier. Sans parler de son prof de maths qui lui a posé la main sur les seins et les cuisses lorsqu’elle avait quinze ans. Ce n’est donc pas sur leur famille que ces femmes pouvaient compter pour se reconstruire. « Les crises d’angoisse ont souvent lieu la nuit, c’est pour cela que l’on a un psychologue de permanence », continue Nevena, admettant que ça n’est pas le cas dans tous les refuges, certains n’étaient même pas tous ouverts 24h/24h.
« Nous étions plus de vingt dans la maison d’accueil, nous avions chacune 6m2, ce n’était pas évident, mais sans ce soutien, sans les psychologues, sans l’organisation stricte du temps, je ne sais pas si j’y serais arrivée », témoigne Branka, qui rit quand elle se souvient des cours de cuisine, où on leur apprenait à faire un repas équilibré avec un minimum d’argent. Mais la colère lui remonte aussi à la gorge quand elle raconte comment le juge, pourtant une femme, lui avait soufflé que si elle abandonnait les poursuites contre son mari, elle obtiendrait vite le divorce. Ou comment, à sa sortie du refuge, un travailleur social lui avait suggéré de quitter le pays lorsqu’elle s’est plainte des appels de son ex-mari au milieu de la nuit, au lieu d’entreprendre une poursuite à son encontre et alors qu’elle n’avait pas un sou.
De lents progrès
Les femmes victimes de violences ne sont pas beaucoup aidées par les institutions, qui ne se rangent pas de façon évidente de leur côté. « Ces femmes peuvent obtenir un soutien de la part d’ONG féministes comme AŽC, spécialiste des violences domestiques et qui propose une aide juridique. Malheureusement, celles-ci ne sont pas présentes dans tout le pays, et surtout leurs coûts ne sont pas toujours couverts par les institutions locales, même si cela fait trois ans que ces dernières ont l’obligation de fournir une aide judiciaire gratuite », analyse la juriste Dijana Malbaša. « Il faut répéter encore et toujours qu’une claque, ce n’est pas rien. L’estimation du risque est essentielle et c’est sur ce point que des progrès sont à faire. Dans les médias, on trouve beaucoup de témoignages qui racontent que des femmes ont signalé des violences, mais que les institutions n’ont pas réagi de manière adéquate et que l’issue a été fatale ».
Des progrès ont cependant été accomplis ces dernières années. Une loi sur l’égalité des sexes a été adoptée en 2009 et amendée en 2018. La Convention du Conseil de l’Europe contre la violence envers les femmes et la violence domestique a été ratifiée en 2013. En 2016, une Loi pour prévenir la violence domestique a été adoptée, stipulant que la police peut obliger l’agresseur à quitter le domicile familial, peut le faire comparaître devant le juge, qu’il soit propriétaire ou non, et lui interdire de s’approcher du domicile. Un certain nombre de campagnes de sensibilisation ont été mises en place. Par exemple, le Secrétariat pour l’emploi et l’égalité des genres de Voïvodine a développé le projet Hoćudaznaš (Je veux que tu saches) ; le ministère de la Justice a lancé une campagne intitulée Isključi nasilje (abolis la violence).
Nous accueillons tout le monde à Zrenjanin, on se débrouille, mais avec beaucoup de difficultés (...) Il nous est arrivé d’accueillir des femmes en civière, tous les membres cassés.
Selon Tanja Ignatović, de l’AŽC, les dispositions de la législation ne sont pas appliquées, les rapports réalisés par les institutions ne sont pas rendus publics, et surtout les victimes et les organisations de la société civile, comme le réseau Žene protiv nasilja (Femmes contre la violence), ne sont pas impliquées dans la mise en œuvre des actions de prévention, ni dans le soutien des femmes qui sortent des refuges. Quant aux maisons d’accueil, beaucoup ont été créées grâce à la fondation B92, mais elles ont des statuts différents, et des règles qui varient et il faut souvent passer par le Centre de protection social pour y être accueillie. Les informations les concernant, notamment sur les capacités d’accueil et les possibilités d’admission, ne sont pas regroupées sur un même site d’information, ni publiques. En effet, le site sigurnakuca.net est incomplet.
Enfin, la plupart des refuges ne sont pas adaptés aux femmes handicapées, à celles qui ont des enfants handicapés ou à celles qui ont des difficultés mentales. « Nous accueillons tout le monde à Zrenjanin, on se débrouille, mais avec beaucoup de difficultés », admet Nevena Montresor, sachant que le refuge qu’elle dirige n’a pas de chambre au rez-de-chaussée, ni d’ascenseur, ni de salle de bain adaptée à celles qui ont des difficultés de se déplacer. « Il nous est arrivé d’accueillir des femmes en civière, tous les membres cassés, et de devoir s’occuper d’elle quasi en permanence car on n’a même pas un lit adapté à de telles blessures », explique-t-elle.
C’est surtout à la sortie des maisons d’accueil que les institutions bottent en touche et se reposent sur des projets financés par des donateurs. Par exemple ONAsnaživanje (Renforcement), mis en place et coordonné par la Fondation B92, soutenu notamment par l’UE, UN Women, et les ambassades d’Australie et des États-Unis. Ce projet a pour but le soutien économique des femmes. Plus de 300 femmes ont ainsi bénéficié de formations ces dernières années, en particulier celles qui appartiennent à des milieux défavorisés. Elles y ont appris à utiliser un ordinateur, à se présenter pour postuler à un emploi, à coudre, à faire de la comptabilité, du marketing, à gérer une PME…
Trois entreprises sont ainsi nées : Ruke (Mains) à Pančevo (qui propose du linge et accessoires pour la maison), Somborska dobra bašta (Le bon jardin de Sombor) à Stanišić et Mitrovačka dobra bašta (Le bon jardin de Mitrovac) à Grgurevci, qui produisent des fruits et des légumes bios, selon des méthodes traditionnelles. « Cette entreprise nous permet de survivre économiquement, mais aussi à continuer à se sentir protégées et comprises, car nous sommes toutes passées par les mêmes expériences ; cette solidarité est essentielle », confie l’une des gérantes, qui a encore du mal à affronter « le monde extérieur ».
Banalisation du masculinisme
Il est d’autant plus difficile pour ces femmes de se réintégrer, car ce « monde extérieur », la société dans son ensemble, banalise les discours masculinistes, dans un contexte de retour en force du conservatisme. Au printemps dernier, une jeune étudiante nommée Ana Ninković a ainsi sélectionné 36 « tubes » musicaux, au cours de son mémoire vidéo de fin d’étude intitulé « Violence envers les femmes dans la musique locale », à la Faculté des Arts dramatiques de Belgrade, elle en a présenté quelques paroles : « Punis-moi comme un enfant, sauve-moi comme une femme », « J’ai dormi devant ta porte comme un chien », « J’aimerais à nouveau être un tapis sur lequel tu marches », « J’aime le goût de ta semelle », « Frappe-moi fort pour que ça fasse mal », « Marche-moi dessus pour mon bien », « Jette-moi dehors comme une poubelle », « Tu peux me violer, tu peux me frapper, c’est pareil »... Elle a recueilli ces paroles dans des tubes pop, turbofolk ou rap parus entre 1981 et 2020, de vedettes serbes, croates, bosniennes et slovènes, interprétés par Ceca, Lepa Brena, Zana, Aca Lukas, Zdravko Čolić, Riblja čorba, Sunshine ou Bad copy. « L’humiliation de la femme est présentée comme romantique et la preuve ultime de son amour envers un homme », précise la vidéo.
En attendant que les institutions prennent à bras le corps le problème, Branka et Ivana ont réussi malgré tout à s’en sortir : elles partent cet été pour la première fois voir la mer. Elles ont appris à rire, elles savent maintenant qu’elles ne sont pas de mauvaises mères, ni de mauvaises femmes, que la faute n’est pas de leur côté, que la violence ne se justifie pas. Surtout, elles s’attachent à faire passer ces messages à leurs fils…
Cet article a été produit avec le soutien du Journalismfund.eu