Sables, vents et ciment : le littoral roumain au défi de l’érosion

| |

Depuis les rivages sauvages du delta du Danube à ceux, très urbanisés, de Mamaia ou de Constanta, le littoral de la mer Noire recule sous la pression du changement climatique, mais aussi des projets de construction qui retiennent les sédiments.

Cet article est accessible gratuitement pour une durée limitée. Pour accéder aux autres articles du Courrier des Balkans, abonnez-vous !

S'abonner

Publié à l’origine par le média italien OBCT dans le cadre du projet MOST. Traduit et adapté par Jad | Article original

Sur l’île de Sacalin
© Marco Ranocchiari/ OBC

Le vent fouette l’île de Sacalin, à l’embouchure du Danube, emplissant l’air d’écume et de grains de sable. Des objets échoués gisent sur la plage, rejetés par les tempête et l’embouchure du plus grand fleuve d’Europe. Quelques troncs tordus et calcinés s’avancent vers le large, battus par les vagues. « Il y a trente ans, c’était une forêt vivante ; le littoral se trouvait à plus de 200 mètres », explique le professeur Florin Tătui de l’Université de Bucarest, en les désignant à ses étudiants venus en bateau pour étudier l’évolution du littoral.

Plus au sud, dans la station balnéaire de Costinești, d’énormes dragues déversent des tonnes d’eau et de sable sur le rivage, rapidement dispersées par les bulldozers. L’épave emblématique de l’Evangelia, échouée il y a un demi-siècle, forme le décor. Du delta sauvage jusqu’aux rives méridionales bordées d’hôtels, les 250 kilomètres de côtes roumaines de la mer Noire sont on ne peut plus différents. Un seul point les unit : ils subissent une érosion sévère.

Le Danube se jette dans la mer Noire et se divise en trois grands bras : Chilia, partagé avec l’Ukraine, Sulina, le bras central, et Sfântu Gheorghe, le plus méridional, au bout duquel se trouve le village éponyme, autrefois un village de pêcheurs, mais aujourd’hui devenu également une destination touristique courue. Entre les deux, d’innombrables méandres, des marais à la biodiversité inestimable et des lagunes d’eau salée peuplées de pélicans. Plus loin, des îles et de fines bandes de sable s’étendent dans la mer : plus de 160 kilomètres de côtes en constante évolution.

Parmi eux, Sacalin, long d’une dizaine de kilomètres, longe la côte et renferme une lagune. C’est une réserve naturelle intégrale. Le professeur Tătui n’y a accès qu’avec un permis spécial pour études. Ses sables proviennent des embouchures les plus septentrionales du fleuve, d’où ils sont transportés par les courants. « Parfois, des tempêtes parviennent à briser l’île et la mer se déverse directement dans la lagune », explique-t-il. La dernière fois que cela s’est produit, c’était en 2012. « Ce sont des phénomènes naturels : la vie d’un delta est pleine de transformations. »

Ce qui est moins naturel, c’est que le Danube ne transporte plus qu’un tiers des sédiments qu’il transportait autrefois. Ces sédiments sont retenus par de nombreux barrages construits au cours du siècle dernier, tandis que d’autres projets de gestion modifient son comportement. Aujourd’hui, 55 % de l’eau provient de la branche la plus septentrionale, Chilia. Aux extrémités de la branche centrale, Sulina, redressée pour la navigation depuis le XIXe siècle, de longues jetées d’estuaire s’avancent dans la mer sur des kilomètres, empêchant les courants de distribuer le sable qui continue d’affluer le long de la côte.

Le fait que le canal soit continuellement dragué pour maintenir une profondeur sûre pour la navigation (environ 7 mètres), explique le professeur Tătui, signifie également que les sédiments « arrivent en pleine mer à une profondeur d’environ 10 mètres, trop basse pour que les vagues puissent les retravailler ». À cela s’ajoute l’élévation du niveau de la mer (15 centimètres au cours des cinquante dernières années) due au changement climatique, un phénomène commun à toute la mer Noire. Dans le delta, sous l’effet combiné de la subsidence (l’abaissement de la surface terrestre dû au compactage), ce phénomène est deux fois plus rapide : environ 4 millimètres par an. Il en résulte une érosion de 65 % du littoral du delta, avec des pointes de 8 mètres par an, parfois plus.

L’érosion côtière est un phénomène commun à de nombreux deltas fluviaux européens, mais dans le cas du Delta du Danube, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO en raison de son importance écologique exceptionnelle, elle mérite une attention particulière. Le phénomène est connu depuis des années, mais pour l’instant, aucune intervention à grande échelle n’a été envisagée. Le professeur Tătui travaille avec ses collègues sur un projet européen, Delta-Hub, qui comprend une série d’études hydrodynamiques qui devraient aider les autorités à résoudre le problème.

Il n’est cependant pas trop tôt pour en discuter. « Des travaux sur les barrages semblent irréalistes pour le moment, mais on pourrait faire quelque chose pour permettre aux sédiments de s’écouler librement. En créant une dérivation par les jetées d’embouchure, sans les démolir mais avec des canalisations et des systèmes de pompage, le sable pourrait à nouveau s’écouler », explique-t-il. « De plus, il faudrait aménager le canal de Sulina afin que la rivière déverse ses sédiments à une profondeur de 5 mètres au lieu de 10. Ces travaux pourraient être coûteux, mais les bénéfices seraient certainement bien plus importants. »

La côte apprivoisée

Avec ses huit kilomètres de sable autrefois doré, s’étendant entre le lac Siutghiol et les quartiers nord de Constanta, Mamaia est peut-être la plage la plus célèbre de Roumanie. Aujourd’hui, son sable récemment restauré est devenu noir et couvert d’éclats de coquillages tranchants, rendant la marche pieds nus quasiment impossible.

Seul le vent rappelle le Delta, tout proche à vol d’oiseau. Sinon, d’ici à la frontière bulgare, le littoral de la Dobroudja est beaucoup plus à échelle humaine, pour le meilleur et pour le pire : une succession de collines ondulantes, de lagunes côtières et de vues imprenables sur la mer, et une étendue d’hôtels et d’immeubles d’appartements construits sans soin, de digues et de structures industrielles.

Sur cette partie du littoral, qui abrite un demi-million d’habitants et la cinquième ville du pays, Constanta, ainsi que son gigantesque port industriel, l’érosion côtière constitue un problème majeur, tant pour la préservation des nombreuses structures côtières que pour le tourisme balnéaire, crucial pour l’économie de la région. C’est là que se concentrent les efforts pour contrer ce phénomène depuis l’ère communiste. Durant cette période, ces interventions impliquaient invariablement d’énormes brise-lames et récifs artificiels, rendant le paysage totalement artificiel. En entravant la circulation des courants, ils ont peut-être protégé certaines zones de terre où ils se trouvaient, mais ont finalement laissé la situation globale inchangée, voire aggravée.

Outre la montée du niveau de la mer, les tempêtes particulièrement violentes le long de cette partie de la côte et l’assèchement des rivières, un autre facteur impacte cette zone : le développement portuaire. En particulier, le port de Constanta, qui s’étend sur neuf kilomètres et s’avance dans la mer sur cinq kilomètres supplémentaires, perturbant la circulation des courants. Déjà parmi les plus grandes d’Europe, ces infrastructures continuent de se développer depuis que la guerre en Ukraine a rendu le port d’Odessa quasiment inutilisable.

Après une décennie – les années 1990 – où la défense côtière a été totalement ignorée, de nouveaux plans de gestion ont commencé à émerger au début du nouveau millénaire, en collaboration avec l’Europe et la communauté scientifique internationale. Entre 2011 et 2012, un plan stratégique national a été élaboré, fruit de discussions constructives entre les autorités, les scientifiques et les principaux acteurs de la région. Ce « Plan directeur » reflétait une nouvelle approche partagée en matière de défense côtière : des structures rigides et impactantes, sauf en cas de stricte nécessité, mais des « solutions fondées sur la nature » ​​privilégiant un apport de sable aussi proche que possible du sable d’origine, positionné de manière à ce que les courants le répartissent, recréant ainsi un équilibre dynamique.

C’est le cas, par exemple, du nouveau « Parc marin » de Rimini, décrit par Elisabetta Tola et Marco Boscolo dans leur article, dont les plages sont confrontées à un problème similaire à celui de la mer Noire. Dans cette optique, une première phase d’intervention majeure a été menée, pour un coût total de 170 millions d’euros. Les plages de Constanta (Tomis, près du centre, et la partie sud de Mamaia), d’Eforie et d’autres portions de côte ont ainsi été agrandies de 60 hectares.

La mer domestiquée

À la fin du printemps, la bande de sable et les falaises basses de la ville de Costinești, à quelques kilomètres au sud de Constanta, sont un chantier entièrement clôturé, en pleine effervescence à l’approche de l’été. Des dizaines d’ouvriers se déplacent rapidement, vêtus de combinaisons de haute visibilité, tandis que des bulldozers transportent d’énormes rochers destinés à devenir des brise-lames. Une barrière transversale s’approche de l’épave de l’Evangelia, un point de repère incontournable sur cette portion de côte.

La deuxième phase des travaux, en voie d’achèvement, est l’un des plus grands projets d’infrastructure jamais entrepris en Roumanie. D’un coût estimé à plus de 840 millions d’euros (principalement financé par les fonds de cohésion via le Programme opérationnel pour les grandes infrastructures), le plan prévoit l’élargissement des plages en érosion de 226 hectares, ainsi que la construction d’une trentaine de barrières transversales et de kilomètres de récifs artificiels à une douzaine d’endroits, du bord du delta jusqu’à l’extrême sud.

Le projet a suscité une vive controverse dès le départ. « Ce n’est pas un plan d’ensemble : ils répètent les mêmes erreurs commises il y a cinquante ans », lâche le professeur Tătui. « Et le paradoxe, c’est que ces barrières sont souvent construites par les mêmes entreprises européennes qui, dans leurs propres pays, démantèlent ces structures. »

Ce ne sont pas seulement de nombreux chercheurs et associations environnementales qui crient au scandale, mais aussi les baigneurs là où les travaux sont déjà terminés. Dans la moitié nord de Mamaia, le nouveau sable – foncé, grossier et chargé de fragments – a rendu le littoral plus abrupt et, selon certains, plus dangereux et moins pittoresque. La plage ayant été élargie bien plus que prévu initialement, des rumeurs se sont rapidement répandues selon lesquelles le véritable objectif du gouvernement était de légaliser certains hôtels et restaurants construits trop près du rivage.

La controverse a pris une ampleur nationale lorsque l’émission télévisée populaire România, te iubesc ! a diffusé une longue enquête sur le sujet. Apele Române, l’agence gouvernementale responsable du projet – contactée avec l’aide du journal roumain PressOne – a rejeté toutes les critiques. Le « plan directeur », ont-ils écrit, « fournit un cadre d’action, mais ne remplace ni une étude de faisabilité ni un projet d’exécution technique ».

La décision d’opter pour des interventions plus vastes que les « solutions fondées sur la nature » ​​initialement envisagées reposait sur des doutes quant à leur efficacité réelle sur la durée de vie utile prévue, d’au moins cinquante ans : « Nous ne pouvons pas adopter certains concepts qui, aussi justes soient-ils, nous obligeraient à recourir à des technologies indisponibles ou à des financements dont nous n’avons aucune garantie », a écrit l’agence.

Un aspect-clé, comme on peut le lire dans les trois lignes, est financier plutôt qu’ingénierie : « Le financement européen prend fin une fois le projet terminé. Après cela, les coûts et la logistique opérationnelle seront entièrement pris en charge par l’État roumain. » C’est pourquoi il serait essentiel que « les travaux continuent de fonctionner après leur achèvement, pratiquement sans autre intervention, même en cas de force majeure (guerre, pandémie, etc.) ».

L’agence dément toutefois que les nouveaux travaux portent atteinte à l’équilibre naturel : « Les effets des barrières transversales et leur influence sur les courants marins sont localement limités et ont pour effet de bloquer le transport latéral de sédiments alimentant les plages. » Quant à la teneur excessive en fragments de coquillages, « il s’agit d’un phénomène observé les premières années des nouvelles plages, mais qui diminue progressivement en intensité ».

En attendant que la nature reprenne ses droits, les dernières tempêtes de la saison s’abattent sur la mer Noire. À l’arrivée de l’été et du soleil, la côte sera un peu plus grise : que ce soit à cause du béton, du nouveau sable très foncé, ou de la déception de beaucoup face à un changement de rythme promis, mais jamais réalisé.