Blog • Retour sur l’Ukraine de Makhno

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Deux lectures récentes, celles d’un reportage de Jean-Arnault Dérens et de Laurent Geslin paru sur Mediapart et du roman Anarchie in UKR de Serhy Jadan, récemment de passage à Paris, montrent comment un personnage historique qui a naguère fasciné peut encore hanter l’actualité : Nestor Makhno.

Dessin de Ludovic Versace

Décidément, le centenaire de la révolution sociale en Russie, dite aussi d’Octobre en référence à la date à laquelle le Parti bolchevique a pris le pouvoir au nom des soviets, a été davantage fêté dans un pays comme la France qu’en Russie. La raison est assez simple : depuis le lendemain de la fin de la Seconde Guerre mondiale, donc de la consolidation du pouvoir soviétique et de l’élargissement de sa sphère d’influence, l’accent mis sur le rôle de l’Armée rouge dans la victoire contre l’Allemagne nazie s’est substitué progressivement à l’héritage de la révolution de 1917 revendiqué auparavant. Cela a commencé sous Staline, la tendance s’est accentuée sous Brejnev pour devenir, sous Poutine, la principale source de légitimité de la Russie qui cherche par ce biais retrouver le statut dont le pays jouissait avant l’implosion du régime communiste.

Parmi les nombreuses manifestations consacrées à ce thème, il y eut une série de reportages-évocations sur Mediapart aujourd’hui disponibles dans un livre intitulé Des vies en révolution [1]. C’est en lisant ce livre, plus précisément la contribution signée par Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin sur Nestor Makhno que je me suis subitement retrouvé confronté à un personnage et à un moment historique qui m’avaient fortement marqué autrefois. N’étant guère porté sur la nostalgie pour l’épopée historique de la makhnovtchina ou pour le rôle qu’elle a pu jouer dans le mouvement libertaire, je dirais d’emblée que c’est dans son rapport à l’actualité que la figure de Makhno a réveillé mon intérêt. Cette actualité est, pour l’essentiel, ukrainienne. En effet, le champs d’action de Makhno se trouvait dans les steppes du sud-est de l’Ukraine, c’est dans cet Etat, aujourd’hui indépendant, que Moscou guerroie depuis trois ans pour retrouver la puissance d’antan tandis que lors de l’annexion de la Crimée l’une des deux prises de guerre par la Russie fut un militant antifasciste anarchiste, le syndicaliste Alexandr Koltchenko qui pourrit depuis, avec le cinéaste Oleg Sentsov, dans les prisons de Sibérie sous l’accusation ridicule de fascisme et de terrorisme.

L’épopée anarchiste comme un mythe alternatif à l’histoire officielle

« Pour le pouvoir des soviets sans les communistes », était le mot d’ordre de l’Union des paysans fondée par Nestor Makhno et les siens dans sa ville natale Gouliaïpole. Les envoyés spéciaux de Mediapart l’ont retrouvé inscrit sur une banderole noire installée du temps de la glasnost au milieu de la salle du musée local pavoisée de drapeaux rouges dédiée à la Seconde Guerre. Témoignages recueillis sur place, extraits des mémoires de Makhno rédigées lors de son exil en France et les écrits de plusieurs historiens, ils reconstituent brièvement et aussi clairement que faire se peut les chassés croisés entre l’armée des insurgés, qui « à son apogée pouvait mobiliser 120 000 hommes, sur un territoire de 300 kilomètres de diamètre et qui comptait deux à trois millions d’habitants », d’une part, les troupes d’occupation, les armées blanche du général Denikine et rouge de Trotski, d’autre part.

« Toutes les familles de la région ont un ancêtre qui s’est battu avec les anarchistes, leur explique Sergeï Bilivnenko, de l’université de Zaporijia. Quand on interroge les vieux, ils savent encore dire où ont eu lieu les combats, où des corps ont été enterrés. » « On retrouve souvent les mêmes récits, ce qui montre bien comment l’épopée anarchiste a fonctionné comme un mythe alternatif à l’histoire officielle, conservé par la mémoire populaire. » Dans cette même ville de Zaporijia vit et milite l’éditeur anarchiste Aleksandr Lazutin, pour lequel l’héritage de Makhno est la seule idéologie susceptible de s’opposer tant au nationalisme ukrainien qu’à la domination de Moscou. « L’anarchisme s’est implanté dans les régions autrefois contrôlées par les cosaques zaporogues, et les idéaux d’égalité qui prévalaient dans les sitch, leurs communautés, se sont transmis aux populations qui se sont sédentarisées dans la région », déclare-t-il à J.-A. Dérens et L. Geslin. Le menuisier Sergei Lavtchenko, est l’un des rares anarchistes revendiqués de Gouliaïpole. Profitant d’un voyage organisé à Paris il s’est rendu au cimetière du Père-Lachaise où il a fini par trouver l’urne contenant les cendres de Makhno. « Je n’y retournerai jamais, c’était le voyage d’une vie », leur raconta-t-il.

Anarchy in the UKR

A la mi-novembre, de passage à Paris, l’écrivain ukrainien Serhiy Jadan s’y est également rendu, pour des raisons similaires. Lors de la rencontre avec ses lecteurs à la Librairie polonaise [2], il ira jusqu’à rendre hommage à des Roumains qui auraient il y a quelque temps payé les arriérés au cimetière pour que la fameuse urne soit conservée. En effet, son livre traduit l’année dernière en français, Anarchy in the UKR [3], qui faisait l’objet de la rencontre, commence par le récit de sa propre incursion sur les terres de Makhno entreprise bien avant les auteurs de Mediapart. Sur un ton haletant, passionné, révolté, violent, l’auteur, né en 1974 à Starobilsk (près de Louhansk, en Ukraine orientale), fait le récit de ses propres états d’âme tout au long d’un périple à travers une nature dévastée, un paysage industriel en ruine, des personnages apeurés qu’il décrit sans complaisance mais dont il met en avant chaque fois que l’occasion se présente la beauté et l’humanité. Il saute de train en train, s’arrête dans les lieux les plus improbables, des buffets de gares désertées ou des hôtels miteux, raconte avec verve une dégradation générale à laquelle il a assisté lui-même au cours de son adolescence et sa jeunesse. Amer, mais guère nostalgique, critique, son constat est tout aussi décapant que compréhensif dès lors qu’il s’agit de ses semblables même lorsqu’il ne se reconnaît pas en eux. Les instantanés qui balisent le road-movie auquel il nous convie dressent un tableau saisissant de l’Ukraine postsoviétique.

Serhiy Jadan est à sa façon un homme pressé : « J’ai peur de la vitesse, j’ai peur d’aller quelque part, la seule chose qui me fasse encore plus peur, c’est de m’arrêter » (p. 23). Aussi, avec son compagnon photographe, il ne s’arrêtera que trois jours dans la ville qui aurait dû faire l’objet du reportage annoncé au départ, Gouliaïpole : « Une bourgade méridionale et paisible aux rues baignées de soleil, la voilà la capitale de l’anarcho-communisme, le voilà le territoire d’expérimentations sociopolitiques uniques » (p. 38).

Le musée local, la tatchanka reconstituée, un chariot avec une mitrailleuse, et même le Café Nestor ne l’impressionnent guère pas plus qu’il ne regrette le fait que toutes ces initiatives n’aient pas réussi à transformer la ville natale de Makhno en « une Mecque touristique pour tous les passionnés de l’anarchisme » (p. 39).

A entendre l’auteur pester autant contre une récupération qui, selon ses propres mots, n’a pas vraiment donné de résultats, le lecteur pourra se sentir frustré vu le sujet annoncé dès le titre. Il aurait cependant tort de s’en tenir là. En poursuivant la lecture, il se régalera en matière d’anarchisme, d’un anarchisme tel qu’il peut être vécu plus d’un siècle après les exploits de batko Makhno, au son des chansons de Sex Pistols et bien d’autres, sur fond de socialisme réel en décomposition accélérée et à l’heure des tensions opposant partisans et adversaires des récentes orientations pro-européennes de l’Ukraine.

En guise d’introduction au monde si particulier de cet auteur qui participe par ailleurs à des récitals de poésies devant des milliers de personnes en Ukraine comme en Biélorussie, voici un extrait d’une tirade qui figure à la fin de la première partie :
« Je voudrais vraiment m’intéresser à la politique, je voudrais que la jeunesse de mon pays s’intéresse à la politique, qu’elle s’y investisse, que la politique ne soit pas l’apanage de ces vieux couillons trouillards qui parlent aux meetings de la renaissance nationale, mais je veux que cette jeunesse ne se batte pas pour le pouvoir, je veux qu’elle se batte contre le pouvoir, qu’elle s’empare des banques, et bloque les administrations régionales, qu’elle contrôle les budgets et jette les clercs par les fenêtres de leurs bureaux, qu’elle défile sous les drapeaux noirs pendant les soubbotniki [samedis « communistes » au cours desquels les travailleurs devaient travailler gratuitement pour le régime]… » (p. 52).

Les « séparatistes » et les « pro-ukrainiens »

Anarchy in UKR est paru pour la première fois en 2005, soit au lendemain de la révolution orange. Sa traduction en français est suivie d’un bref Journal de Louhansk, rédigé en à la fin mai 2014, au lendemain de la victoire du Maïdan à Kiev et du début de la sécession des contrées orientales de l’Ukraine auxquelles Serhiy Jadan est si attaché. Au sujet des rapports entre « séparatistes » et « pro-ukrainiens », des mots qui figurent dans ce texte toujours entre guillemets, il fait remarquer :
« Nous nous étonnons tous les uns les autres, comme si nous n’avions pas vécu dans le même pays tout ce temps. Comme si nous étions privés tous de quelque chose, comme si nous manquions tous de quelque chose. On pourrait penser que nous avons tant de choses en commun qu’on ne devrait pas avoir de problèmes. Le problème c’est que nous avons autant de choses qui nous unissent que de choses qui nous séparent et qu’il faut en tenir compte d’une façon ou d’une autre. Du moins pour ne pas devoir prendre un jour les armes. » (P. 198.)

Pour ce qui est de sa position publique concernant les événements ukrainiens, voici sa réponse à une des questions posées par Hanna Perekhod pour l’édition de juin 2015 de la revue Contrepoint :
« J’ai été profondément déçu par la gauche occidentale, et d’ailleurs pas seulement par elle. De façon générale, les militants de gauche réagissent d’une façon étrange par rapport à ces événements. Quand je parle de la gauche d’ici, je ne parle pas du Parti communiste de l’Ukraine (KPU), parce que c’est un parti au service des oligarques qui se cache derrière une rhétorique pseudo-soviétique. J’ai à l’esprit les nouveaux mouvements communistes, socialistes, anarchistes qui sont profondément divisés. Une partie d’entre eux était sur le terrain, dans le mouvement du Maïdan, et l’a soutenu. Chez nous, à Kharkov, les anarchistes ont occupé la rue avec les nationalistes. Bien sûr, ils ne s’aimaient pas les uns les autres, mais ils faisaient le poing dans la poche, parce qu’ils comprenaient qu’ils avaient une cause commune à défendre. Pour moi, c’est ce qui montre bien qu’il s’est agi d’une authentique révolution. »

PS Cet article est disponible aussi en roumain sur Dilema veche.

Notes

[1Sous la direction de François Bonnet, Paris, Don Quichotte, 2017, pp. 29-41.

[2La musicienne et romancière d’origine roumaine Lola Lafon, auteure notamment d’Une fièvre impossible à négocier, était l’autre invitée de cet événement.

[3Anarchy in the UKR suivi de Journal de Louhansk/trad. de l’ukrainien Iryna Dmytrychyn, Lausanne, Noir sur Blanc, 2016.