Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | Les Balkans sur les rails (1/5) • Une nuit de train entre Zagreb et Split

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La presse ne manque jamais d’éreinter les Chemins de fer croates pointés pour les retards systématiques et le chaos dans les gare. Pourtant, les trains sont pleins et il est possible de filer d’Osijek à Split via Zagreb dans d’excellentes conditions via une ligne récemment relancée. Notre reporter l’a testée. Récit.

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Par Dimša Lovpar

© Dimša Lovpar / CdB

Depuis la réouverture estivale des lignes Osijek–Split et Sarajevo–Ploče, le rail a le vent en poupe dans les Balkans occidentaux. L’histoire est belle et commence plutôt bien : la Slavonie est de nouveau connectée par le rail à la Dalmatie, après 32 ans d’interruption, les Sarajéviens peuvent enfin profiter du Talgo pour se rendre sur la côte, un première depuis neuf ans, tandis que Belgrade et Bar sont toujours reliés par des trains directs.

Hasard du calendrier, soudaine prise de conscience écolo ou retour en force d’une politique décente de service public, une chose est certaine : la hype est réelle. Pas un jour sans qu’un média ne s’empare du sujet. Un article par-ci sur cet aiguilleur responsable d’un retard de 45 min pour s’être endormi, un autre par-là sur le retard de 86 min du noćni [train de nuit] Zagreb–Split pour on ne sait quelle raison, jusqu’à des brûlots anti-ferroviaires dans la presse belgradoise... À se demander quelle mouche a bien pu piquer les plumes locales tant les échos sont défavorables.

Marin, ça te dit d’aller passer une journée à Split, départ vendredi soir, retour dimanche matin, deux nuits dans le train, un journée sur place ?

Cette mise à l’index n’est pas bon pour la réputation du rail. Qu’on critique le train et son réseau dans l’Europe du Sud-Est est légitime. Abandonné par les politiques, volontairement sous-financé, il ne peut évidemment pas donner la pleine mesure de son potentiel, mais il ne mérite pas l’opprobre ni les railleries quotidiennes. Il faut faire quelque chose. J’appelle Marin, un ami et collègue, pour lui proposer de tirer cette histoire au clair. Le train serait-il devenu le chemin de l’enfer ?

« Marin, ça te dit d’aller passer une journée à Split, départ vendredi soir, retour dimanche matin, deux nuits dans le train, un journée sur place ? - Pardon ? mais pourquoi ? - Comme ça, pour prendre le train, histoire de vérifier si ce qu’on nous raconte est bien réel… - « Encore toi et tes histoires de train… Allez, va, si tu veux… » répond-il, un chouia moqueur.

© Dimša Lovpar / CdB

Marin sait bien que j’ai le train dans la peau, et pas qu’au figuré. Petit, il occupait déjà une place centrale dans les récits familiaux. En effet, mes grands-parents rapatriaient tous les ans de juin à septembre, dans leur Kordun natal, leur marmaille par le train Roubaix–Karlovac. Une génération plus tard, c’était mon tour. Prendre l’avion, et puis quoi encore ?

Ces articles de presse, tous plus partiaux les uns que les autres, comme s’ils étaient commandités par le lobby de l’asphalte et des autoroutes, me mettaient chaque jour un peu plus en colère. On s’attaquait presqu’à un membre de la famille. Et j’avais comme un compte à régler avec la presse : comment osaient-ils s’en prendre à ma madeleine ferroviaire ?!

La gare de Zagreb
© Dimša Lovpar / CdB

Mardi matin 7h00, en attendant le 7h28 de Vienne, je me rends au guichet pour acheter les billets pour Split. La Compagnie croate propose trois tarifs pour ce nouveau train de nuit. Un tarif « siège », un « ležaj » et le dernier « couchette », en français dans le texte... « Ležaj » désigne un objet sur lequel peut s’allonger : un lit, une banquette, une méridienne, un récamier ou une duchesse brisée, bref tout ce sur quoi un être humain peut potentiellement dormir. J’ose donc une question à la guichetière que je sens peu commode. « Quelle la différence y a-t-il entre ležaj et couchette ? - Tout est indiqué sur le site. - Bah justement non, ce n’est pas indiqué, j’ai bien regardé. - « Comme par hasard, c’est toujours la faute des autres.... Dépêchez-vous, faites votre choix ! »

En fait, je comprends que mon interlocutrice n’en sait pas plus que moi. Impressionné par l’énorme croix qu’elle porte autour du cou, j’opte vite pour l’option « ležaj », quelques euros moins chers que « couchette ». 19 euros au total pour 595km et 7h30 (prévues) de voyage. Je m’en tire à bon compte.

Vendredi 23h00. Une fois notre plan peaufiné à Cug, un ancien bar de cheminots du quartier, Marin et moi flânons sur les quais. L’ambiance est studieuse, le chef s’affaire au quai n°1, les rames des gradski [trains urbains] rentrent au dépôt pendant que des touristes, jeunes et nombreux, tentent vainement de se rafraichir affalés tels des chats sur le carrelage du quai principal. L’horreur décrite dans les journaux est imperceptible.

© Dimša Lovpar / CdB

1h25, l’excitation monte, notre train dont le départ était prévu à 1h10 arrive en gare. Bondé depuis déjà 30 minutes, le quai n°2 bourdonne. Devant des voyageurs confus, les cinq wagons en provenance d’Osijek s’arrêtent en bout de quai, anormalement loin. Malgré l’annonce du chef de gare demandant de patienter encore quelques minutes, un groupe de jeunes se rue sur le train, entrainant la masse des voyageurs derrière eux. Depuis le quai n°3, Marin et moi assistons à la cohue un brin amusés. En effet, pour qui est un tant soit peu familier du rail, quelques wagons en bout de quai signifient simplement que le train n’est pas encore complètement attelé. « Laissez les collègues travailler », s’emporte un cheminot derrière nous.

« Chaos à la gare centrale » ?

Comme par hasard, c’est cette scène qui fera la Une d’un site d’information bien connu, celui au petit piment sur fond rouge… Quoi de mieux qu’une foule qui court comme un poulet sans tête pour illustrer un article au titre racoleur « Chaos à la gare centrale » ? Et peu importe que cela soit dû à des voyageurs impatients et indisciplinés ou à la prétendue incompétence de la compagnie ferroviaire croate...

Les Hrvatske željeznice (Chemins de fer croates, HŽ) ont pourtant suffisamment communiqué : deux trains au départ d’Osijek et de Vinkovci se rejoignent à Zagreb pour n’en former qu’un. Ainsi l’est du pays est-il relié à la Dalmatie… Dix minutes plus tard, l’attelage du Vinkovci–Zagreb–Split avec l’Osijek–Zagreb-Split est achevé.

Nous voilà donc embarqués dans une « composition » - deux locomotives tractent onze wagons pleins à craquer. N’en déplaise à la presse de caniveau soudoyée par le lobby de l’asphalte, le train de nuit Osijek-Vinkovci–Zagreb–Split est donc un succès : les ventes de billets s’envolent et le taux de remplissage dépasse les 100%. Encore une fois, les images de voyageurs dormant à même le sol jettent le discrédit sur la compagnie. Sauf que la HŽ n’y est pour rien si trois interrailleurs français et tout leur barda occupent à eux seuls un compartiment prévu pour six. La compagnie n’y est pas non plus pour grand-chose si certains pensent pouvoir s’installer en couchette sans réservation malgré les nombreux affichages « only for passengers with a reservation »…

© Dimša Lovpar / CdB

À la découverte des « Balkans sauvages »

Marin et moi avons une réservation. On s’installe dans notre compartiment et faisons la connaissance de nos co-voyageurs pour la nuit. Quatre jeunes Néerlandais, bien propres sur eux, partis à la découverte des « Balkans sauvages »… Le compartiment est irréprochable, six banquettes velours vert d’eau certes un peu usées, trois de chaque côté, une échelle pour monter, parfait. C’est rudimentaire, un peu exigu mais propre et fonctionnel. Même quand vous faites 1m96 et 105 kg comme moi...

© Dimša Lovpar / CdB

À peine partis, le chef de bord passe de compartiment en compartiment pour nous souhaiter la bienvenue et distribuer un kit de literie : drap, taie en papier-tissu, oreiller et couverture. Oui, oui, une couverture. Nous sommes en pleine canicule, le train n’a pas de clim mais un vent frais tourbillonne dans le wagon à mesure que nous avançons vers la Dalmatie.

Une fois à l’aise dans nos quartiers, la confiance installée avec nos camarades du soir, le bar s’impose comme une évidence. Déjà, du quai, on apercevait une tapisserie plastique d’un bleu luisant que Steve Zissou, le personnage joué par Bill Murray dans la vie aquatique, n’aurait pas renié. Le contraste entre les wagons rénovés il y a 20 ans par Gredelj - connu pour être le premier constructeur à utiliser massivement l’aluminium dès 1963 - et le bar flambant neuf est saisissant.

Un summum de kitsch laissant à Silvana le rôle principal. Loquace retraitée, la soixantaine bien entamée, elle gère seule le wagon-restaurant d’Osijek à Split. Sa pension ne lui permettant pas une vie décente, elle continue à travailler malgré une carrière dans la joaillerie à Francfort et Prague. Silvana déteste les étrangers qui se promènent dans son wagon sans t-shirt, maintient qu’on vivait mieux avant et refuse de servir les clients qui ne parlent pas croate. C’est ainsi qu’à 3h du matin, Marin et moi entamons une carrière de garçon de café sous ses ordres. « Ils veulent quoi eux ? », nous demande-t-elle dans un mélange d’humour et de dédain, en pointant du menton trois touristes accoudés à une table haute. Marin lui traduit la commande, qu’elle leur sert presqu’à contre cœur…

Deux heures de discussions de bar et quelques whisky plus tard, retour à nos appartements. Nos nouveaux copains dorment depuis un bail, j’écrase une jambe en montant sur ma banquette et je bénis les contrôleur de nous avoir fourni une couverture.

© Dimša Lovpar / CdB

Samedi matin 10h. J’ai connu réveil plus agréable. Il fait chaud, probablement 40°, nous suons tous mais nous avons survécu jusqu’à la modeste gare de Split. Le train a 90 minutes de retard, une bagatelle dans le contexte croate. En descendant, le contrôleur nous souhaite de bonnes vacances. On lui explique qu’on n’est pas là pour la mer mais pour le train. Silence. La discussion s’engage. Marin me dit de lui montrer mon tatouage pour prouver mon allégeance au monde ferroviaire, une roue ailée, symbole du chemin fer.

« On voulait vérifier la véracité des articles de la presses locale. - Et alors ? - Eh bien ce qu’on lit est à la limite de la calomnie. - Merci. »

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