Traduit du croate par Athanase Popov (texte original)
Faiz Softić est certainement un écrivain inhabituel, au talent tout aussi inhabituel. Sa narration doit quelque chose aux traits caractéristiques du réalisme magique, beaucoup aux légendes et énormément à l’oralité. Elle est à la fois mythique et intemporelle, et pourtant aussi contemporaine...
Sur la quatrième de couverture du court roman Le gardien de nuit des chiens, l’éditeur Goran Samardžić écrit : « Certains ont découvert Faiz il y longtemps, certains autres ces jours-ci, d’autres enfin sont sur le point de le faire ». Je confesse que je fais partie de la deuxième catégorie, et je recommande vivement à ceux qui liront ce texte de s’inscrire dès que possible dans la troisième, à moins qu’ils ne fassent déjà partie des deux premières. Je ne sais trop pour quelle raison, je n’avais encore jamais entendu parler de ce prosateur, poète et journaliste, ni de ses romans Sous le mont Kun, Peur de la maison natale et Les gens sans adresse, ce qui fait que je me familiarise avec sa prose de manière non chronologique, seulement lors de la parution de son quatrième roman, pour lequel j’ai reçu davantage de recommandations écrites et orales. Du reste, Softić (né en 1958) est originaire du Sandžak, il entretient une relation particulière avec Mostar et Sarajevo et il est actuellement domicilié au Luxembourg, où il se consacre à des activités littéraires et éditoriales. Déjà l’incipit de ce court roman (ou nouvelle longue) m’ont clairement donné à voir deux faits incontestables. Premièrement, que Le gardien de nuit des chiens fait en principe partie de cette littérature qui m’est passablement étrangère, avec ses caractéristiques spatiales et mythologiques et son côté archaïsant, dont la sensibilité n’appelle de ma part ni reconnaissance ni identification, néanmoins en cours de lecture, cela devient secondaire. Deuxièmement, puisqu’il s’agit d’un auteur dont la narration possède deux caractéristiques particulièrement prononcées, à savoir le plaisir du texte et le « savoir-faire » narratif, le roman se lit d’une façon telle quel l’on plonge très rapidement dans son monde lugubre, sans aucune envie d’en sortir. On trouve, dans le style de Softić, certains éléments empruntés au réalisme magique, de multiples influences légendaires et une tonalité proche de l’oralité, mais comme toutes les œuvres à succès auxquelles nous appliquons les mêmes épithètes, avant tout l’universalité et le récit de la destinée humaine et du monde, en dehors des limites spatio-temporelles. C’est mythique et intemporel, tout en constituant, dirait-on, notre réalité.
Le personnage principal du roman est je Pašuka Halvari, un homme qui se sert de temps à autre du langage des chiens en aboyant. Merveilleux, étrange, allégorique, grotesque ; toutes ces associations nous viennent immédiatement à l’esprit, sans risque de nous tromper. Le lien entre sa naissance et l’exécution des chiots par son père oriente le début de l’histoire vers le merveilleux dont il vient d’être question, vers les recoins du fantastique, sans franchir la ligne rouge qui permettrait une lecture du récit uniquement sous l’angle du fantastique. Mais la façon dont Softić raconte ressemble, à n’en pas douter, à cette sorte de narration ou tradition orale où les ressorts de la narration sont délibérément enchevêtrés, combinés, complémentaires par rapport au destin des autres, et ceux-ci entraînent une mystification, ainsi que des relations inhabituelles, le tout comme pour tenir le lecteur en haleine et maintenir la concentration des lecteurs ou auditeurs. Dans le contexte actuel, dire que la vie de quelqu’un est une vie de chien a une connotation familière, désagréable. En ce sens, la vie de Pašuka, surnommé « le chiot », est doublement une vie de chien, déterminée par la caractéristique déjà inhabituelle de l’aboiement, et lorsque l’histoire progresse, avec tout ce qui lui est arrivé et dont il est lui-même coupable. Dans la coexistence – dont la description est incroyablement réussie – des paysages et des galeries de personnages qui apparaissent dans le livre, sont dépeintes la cruauté d’une région reculée et une image sombre des particularités des gens, ainsi que des relations qu’ils entretiennent, où ce sont la faiblesse, l’étrangeté et la violence qui prédominent. En plus de sa caractéristique inhabituelle (qu’il faut bien entendu interpréter comme une allégorie), Pašuka est un personnage entièrement négatif : menteur, trompeur, voleur, grossier, sans empathie, par la suite violent envers une femme, personnage pour lequel vous n’aurez pas la moindre compassion, tout en vous rendant compte qu’il s’agit d’une exagération délibérée et d’une caricature. En effet, le monde dans lequel il est né le jour où la chienne appartenant à la famille a perdu ses petits n’est ni meilleur que lui ni davantage exempt de défauts et de bizarreries. Pour preuve, les nombreuses histoires sur d’autres personnages tout aussi inhabituels ne remettent pas en cause le fil principal de la narration malgré leur caractère très épisodique.
Même si l’on peut avoir parfois l’impression que la digression est trop longue et complexe, qu’elle menace de se substituer à l’histoire principale, le retour à celle-ci est toujours clair, logique et opportun. C’est là que l’on reconnaît clairement la tonalité orale, une narration très expressive contenant toute la puissance des différents procédés stylistiques, en incorporant des détails poétiques (car Softić est aussi poète, ce qui ressort on ne peut plus clairement de sa prose), ainsi qu’une oscillation entre de nombreux épisodes et digressions. Pašuka, lequel – ce qui est très significatif et important – se fait également passer pour un professeur (car un de ses mensonges consiste à se présenter de la sorte) et représente une métaphore du mal, aussi étonnant qu’il soit, évolue dans un monde aux valeurs bouleversées, un monde des faiblesses et du mal qui semble lointain et mythique, tout en ayant des connotations contemporaines propres, transformées en allégorie. Jup-Džafer, l’un des personnages principaux qui comprend et traduit la langue canine, n’est guère meilleur que Pašuka ; on comprend dans un premier temps que c’est une sorte d’antithèse de Pašuka, pour lequel on le passer frauduleusement fait par la suite. Dans cette métaphore animale, seule la chienne Garica se distingue par la force, l’honneur et le courage et est prête à affronter la vie de chien (au propre comme au figuré) autour de soi, ainsi qu’à défendre son territoire et sa meute. Softić est certainement un écrivain inhabituel, au talent tout aussi inhabituel, ce qui ressort entre autres clairement de sa langue, en tant qu’outil premier de la narration. Le caractère condensé, mais pittoresque, l’insistance sur les détails et les images poétiques débouche sur la création d’un univers étrange qui nous semble lointain, or nous y reconnaissons les modèles connus des relations interpersonnelles, de mentalités, de stéréotypes et de particularités humaines que le narrateur relève, mais en les psychologisant et en les poétisant. Une image défigurée du monde, avec des éléments légendaires et fabuleux, sombre et ténébreuse d’une manière reconnaissable y compris en dehors des frontières du modèle du genre choisi : c’est là force et le message en forme d’avertissement adressé par ce roman.