Kosovo-Serbie : pourquoi nous sommes contre toute « redéfinition des frontières »

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L’idée qu’une « redéfinition des frontières » pourrait garantir une paix « juste et durable » entre le Kosovo et la Serbie est une illusion funeste et dangereuse. Alors qu’une agence de communication française a été payée pour faire du lobbying en faveur de ce scénario, Le Courrier des Balkans réaffirme son engagement de principe en faveur de sociétés ouvertes, contre tout prisme ethnique.

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Le scandale n’en finit pas de rebondir. Le ministère de l’Intégration européenne du Kosovo, alors contrôlé par le PDK, aurait versé en 2018 la somme de 168 000 euros à l’agence de communication française Majorelle, afin que celle-ci promeuve l’idée d’un échange de territoires comme solution au conflit entre le Kosovo et la Serbie. Cette option, soutenue par le président Thaçi, est pourtant rejetée par une large part de l’opinion et de la classe politique du Kosovo, et le déblocage des fonds, dont l’origine demeure incertaine, s’est fait en-dehors de toutes les règles légales.

L’agence Majorelle, bien connue sur la place de Paris, n’a produit qu’un indigent rapport de cinq pages, mais elle a aussi effectué un travail d’influence auprès de plusieurs journalistes français réputés. Pour cela, elle a pu s’appuyer sur l’aide de l’ambassadeur du Kosovo à Paris, Qëndrim Gashi qui, selon les témoignages recueillis par Pristina Insight, a bien tenté de démarcher des journalistes du Monde. Les démentis de l’ambassadeur Gashi, qui assure n’avoir jamais soutenu l’option d’un échange de territoires, semblent, en l’état, peu compatibles avec les faits connus.

Pour sa part, le Courrier des Balkans n’a jamais été approché par l’agence Majorelle. Sûrement parce que nos positions ont toujours été claires et connues : nous considérons l’option d’une « redéfinition des frontières » et de tout échange de territoires comme la plus dangereuse et funeste des illusions.

L’idée d’une reconfiguration des cartes des Balkans est un serpent de mer qui traîne dans les cartons de toutes les chancelleries depuis plus d’un siècle. L’idée serait qu’une paix durable pourrait être assurée par des frontières « justes », sauf qu’il n’existe nulle part dans le monde de frontières « justes », et que la recherche de celles-ci s’apparente à celle du mouton à cinq pattes. Un jeu vain qui a pourtant fait couler des hectolitres de sang.

Ce mistigri pour diplomates stagiaires est brusquement revenu au premier plan de l’actualité à l’été 2018, quand Aleksandar Vučić et Hashim Thaçi l’ont sorti de leur chapeau. L’idée y avait sûrement été glissée par des conseillers obéissant à des intérêts toujours inconnus, mais certainement pas à ceux du Kosovo ni de la Serbie. Alors que l’Union européenne tentait depuis des années de faire avancer un « dialogue » entre Belgrade et Pristina, certes poussif mais pas improductif, il fallait brusquement trouver au plus vite un « accord final » entre le Kosovo et la Serbie...

Tropisme néocolonial

Le Courrier des Balkans a regardé cette soudaine précipitation comme un « coup » politique que certains voulaient jouer, alors que nous avons toujours considéré que toute option d’échanges de territoires ou de redécoupage des frontières représentait le pire scénario possible pour les Balkans. En effet, tout échange de territoire, même négocié, entraîne toujours des déplacements de populations, avec le lot de souffrances que cela représente. De plus, si cette option était retenue au Kosovo, cela créerait un incontestable précédent, potentiellement explosif pour toute la région, notamment pour la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine du Nord. Cette solution serait un flagrant désaveu pour toutes les politiques internationales, notamment européennes, suivies depuis 20 ans dans les Balkans, toujours axées, souvent non sans naïveté, sur la reconstruction de sociétés plurielles et ouvertes, sur la réinvention du vivre-ensemble. Enfin, cette pseudo-solution retiendrait un principe « ethnique » comme base des États, puisque des frontières « justes » seraient des frontières séparant les Albanais et les Serbes.

Et voici certains de nos « experts » de se coiffer de bon vieux casque colonial, de se transformer en explorateurs cherchant à délimiter les territoires respectifs des différentes tribus balkaniques, que l’Homme blanc, dans sa sagesse, doit séparer afin d’empêcher enfin toute nouvelle guerre à l’avenir...

Cette illusion néo-conservatrice d’un Occident démiurge, capable de fixer ce qui serait juste et bon pour le monde entier, repose sur un inconscient néo-colonial jamais dépassé. Elle n’est pas seulement critiquable d’un point de vue morale et politique, elle est surtout inepte. Jamais dans l’Histoire, nulle part dans le monde, les élucubrations cartographiques n’ont garanti la paix ni la justice. Celles-ci dépendent au contraire de dynamiques sociales qui se construisent dans l’échange et le partage, par-delà les frontières.