Homophobie au Kosovo : les députés disent non aux unions civiles pour tou.te.s

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Le 16 mars, les députés du Kosovo ont rejeté le projet de nouveau code civil porté par le gouvernement d’Albin Kurti. En cause : l’article ouvrant la voie à la légalisation des unions civiles entre personnes de même sexe. Les débats ont occasionné un déchaînement de haine homophobe.

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Traduit et adapté par Simon Rico (Article original)

© Kosovo 2.0

Cet article a été produit et publié par Kosovo 2.0. Il est republié ici avec leur permission.


Avdyl et Rrustem (les prénoms ont été changés pour préserver leur intimité) sont assis l’un en face de l’autre, séparés par une table, gardant précautionneusement leurs distances. En public, les deux hommes agissent instinctivement comme s’ils étaient de simples amis et évitent tout comportement qui pourrait révéler ce qu’ils sont vraiment : un couple d’amoureux. Avdyl et Rrustem sont souvent obligés de dissimuler l’amour qu’ils se portent l’un à l’autre. Mais ils avouent leur déception et même leur colère face à la haine homophobe à laquelle ils sont confrontés quotidiennement au Kosovo.

Le 16 mars dernier, les députés du Kosovo auraient pu leur donner le droit de légitimer leur couple aux yeux de la loi. Ce jour-là, un nouveau projet de code civil, ouvrant la légalisation des unions civiles pour tous les couples, y compris homosexuels, a été soumis au vote. Ce projet de loi comporte 1630 articles visant à réglementer de nombreux aspects de la vie privée et publique. Mais un seul point a bloqué son adoption : l’article 1138, paragraphe 2. On peut y lire : « Les unions civiles enregistrées entre personnes du même sexe sont autorisées. Les conditions et les procédures sont réglementées par une loi spéciale ». Ce seul point a monopolisé à lui seul presque tous le débat parlementaire.

Les stores resteront baissés

Avdyl s’attendait à ce que le débat soit houleux et même à ce que le texte soit rejeté par une majorité de députés. « Nous savons que, quoi qu’il arrive, cela ne sera jamais en notre faveur », se désole-t-il. L’une des principales justifications avancées par les députés pour s’opposer à l’adoption de ce nouveau code civil était que les unions civiles entre personnes de même sexe constituent une « menace pour la préservation de la structure familiale ».

Avdyl et Rrustem voient les choses différemment. « Pousser un gay à se marier avec une femme, à construire une famille basée sur des mensonges, à mentir à leurs enfants, à son épouse, voilà plutôt ce qui détruit une famille », remarque Rrustem. Les deux hommes vont encore devoir continuer à vivre leur amour caché, dans la clandestinité. « La première chose que je fais en rentrant chez moi, c’est de baisser les stores. Chaque fois que Rrustem s’approche de moi à la maison, je n’ose même pas toucher sa main sans vérifier que les stores sont baissés », renchérit Avdyl.

Voir d’autres couples s’embrasser et se serrer dans la rue leur rappelle douloureusement tout ce que la société kosovare leur refuse. Avdyl et Rrustem n’ont pourtant qu’un modeste rêve : accéder aux mêmes plaisirs simples que les couples hétérosexuels, comme se tenir la main en public. La peur qu’ils ont développée au Kosovo se manifeste même lorsqu’ils sont en voyage. « Rrustem a voulu me tenir la main une fois alors que nous étions à l’étranger. J’ai immédiatement retiré ma main, qui a littéralement commencé à me faire mal », se souvient Avdyl. Comme s’il l’avait somatisé de l’interdit.

Après avoir vu la haine homophobe envahir les travées de l’Assemblée du Kosovo à cause d’une seule phrase dans une loi de 1630 articles, Avdyl et Rrustem continuent à garder leurs stores baissés. « Pour que nous puissions nous sentir en sécurité », explique Rrustem.

Le Kosovo fait du surplace

Après la session du 16 mars au matin, le président du Parlement, Glauk Konjufca, a demandé aux députés qui allaient faire une courte pause de « respirer profondément et de réfléchir ». À 14h, chacun a regagné sa place en vue d’une session qui promettait d’être âprement discutée.

En effet, cela fait déjà huit ans que le nouveau code civil kosovar est en projet. En août 2020, après avoir été approuvé par le gouvernement, il avait été envoyé au Conseil constitutionnel pour s’assurer de sa constitutionnalité, mais ce texte n’a jamais pu être adopté faute de quorum à chacun des votes. Lorsque le gouvernement Kurti a pris les rênes du pouvoir en mars 2021, le projet a été renvoyé au ministère de la Justice pour examen et le dernier projet a été approuvé le 29 décembre 2021, avant d’être soumis au débat parlementaire trois mois plus tard, le 16 mars.

Le code civil a attiré l’attention du public après que Duda Balje, députée occupant l’un des trois sièges réservés à la minorité bosniaque et cheffe de la commission parlementaire aux droits humains, se fut prononcée contre le mariage pour tous dans un message publié sur Facebook le 23 février. « En tant que députée, je ne peux pas aller à l’encontre de ma religion, des principes qui me guident ou des valeurs familiales avec lesquelles j’ai grandi. Par conséquent, mon vote sera CONTRE. Contre, parce que cela ne correspond pas à la culture et à la tradition dans lesquelles nous avons vécu et continuons à vivre. »

Les innombrables commentaires – plus de 1300 – sous son message ont été un déversoir de haine homophobe. On peut entre autres lire que les personnes LGBT+ sont « des malades » et « une honte pour le Kosovo ». « Je pendrais ces gens sur la place », a même écrit un des internautes. Le 16 mars, les propos haineux ne se sont plus limités aux réseaux sociaux, ils ont envahi tout le Parlement. Alors même que le règlement stipule que ces élus ont interdiction de tenir des propos discriminatoires sur l’orientation sexuelle.

Déchaînement homophobe au Parlement

Le 16 mars, les députés de la majorité et de l’opposition ont unis leurs forces pour s’opposer à l’octroi de droits aux couples LGBT+. Sur les 77 députés présents, 28 ont voté pour le code civil, 29 ont voté contre, quatre se sont abstenus et 16 ont refusé de participer au vote. Mimoza Kusari Lila, la cheffe du groupe parlementaire de Vetëvendosje (VV), la formation du Premier ministre, a soutenu le texte, mais un certain nombre de ses députés ont voté contre.

« Nous n’avons pas le luxe de discuter de telles questions alors que la pauvreté et de nombreux autres phénomènes négatifs préoccupent ce pays », a tenté de justifier Burim Karameta (VV). Sans doute faudrait-il lui rappeler que les personnes LGBT+ sont précarisées et plus soumises au risque de pauvreté en raison des discriminations dont elles sont victimes dans les différentes sphères de la société.

Mais Burim Karameta aurait-il pu entendre cela, lui qui s’est présenté comme un partisan de la « famille naturelle », comprendre hétérosexuelle, laissant entendre que l’humanité serait en danger de mort si les couples LGBTQ+ obtenaient le droit de s’unir devant la loi. Avant d’affirmer, sans preuve, et allant à l’encontre de ce que montrent les études, que les enfants qui grandissent avec des parents de même sexe « peuvent être plus agressifs envers le sexe auquel le modèle parental fait défaut ».

Pour son collègue Gramoz Agusholli, lui aussi de Vetëvendosje, le nouveau code civil envisagé « détruirait la famille ». « Qu’advient-il de ces enfants qui grandissent sans parent de l’autre sexe ? Pourquoi devons-nous détruire quelque chose de naturel pour construire quelque chose de nouveau et de problématique ? », s’est-il interrogé.

Mërgim Lushtaku, du Parti démocratique du Kosovo (PDK), a quant à lui évoqué la nécessité de protéger la famille traditionnelle. En 2020 déjà, le député Lushtaku avait parlé de lui en s’opposant très frontalement à la réforme de code civil envisagé. Pour appuyer son discours, il a tenu à préciser que « [sa] position est celle de la majorité des Kosovars ».

Or, il y a eu peu d’enquêtes d’opinion crédibles concernant la position des Kosovars sur la question des unions civiles entre personnes de même sexe. Et le législateur n’a pas à attendre le soutien d’une majorité de l’opinion publique pour faire évoluer la loi : en France, une majorité de citoyens étaient ainsi opposés à l’interdiction de la peine de mort quand le nouveau gouvernement socialiste l’a votée en 1981.

Certains députés ont aussi pointé du doigt la prétendue responsabilité des personnes LGBT+ dans la propagation de l’épidémie de sida. « La satisfaction des besoins sexuels sous des formes débridées [...] est une cause de maladies lourdes et incurables comme le VIH », a par exemple clamé la députée de VV Labinotë Demi Murtezi, avançant son désir de « défendre la moralité publique » et décrivant toute relation hors du « mariage entre sexes opposés » comme « dégénérée ». Une position hors de tout fondement scientifique.

« S’aimer n’est pas une maladie »

Manifestation du 17 mars « L’homophobie n’a pas sa place à l’Assemblée »
© Twitter / Bind Skeja

Le lendemain, une manifestation contre l’homophobie des députés du Kosovo a eu lieu devant le Parlement. La militante Mirishahe Syla a décrit le langage utilisé au Parlement comme « un appel à la violence collective contre les personnes LGBT+ ». Avant de rappeler que la cellule familiale mise en avant correspond avant tout à un modèle patriarcal, marqué encore trop souvent par les violences contre les femmes.

Le département de psychologie de l’université de Pristina a publié une déclaration rappelant que « l’homosexualité n’est pas un trouble mental », encourageant le législateur à agir « en harmonie avec les principes des droits humains ». Ces universitaires soulignent enfin que « selon [leur] expertise et [leur] expérience scientifiques, la discrimination et la stigmatisation sociale nuisent au bien-être psychologique, physique, social et économique des personnes LGBT+ ».

À un moment où les politiciens kosovars s’efforcent de présenter le pays comme un allié loyal et ferme de l’Union européenne et de de l’Otan, le Parlement du Kosovo préfère rejeter un code civil parrainé par l’UE, pour des motifs avant tout homophobes. L’UE n’a pourtant pas manqué de rappeler que la non-adoption de ce nouveau code civil aurait des répercussions négatives pour l’ensemble des citoyens du pays. Kosovo 2.0 a tenté de contacter les partis siégeant au Parlement pour connaître leur position sur le code civil, mais aucun n’a répondu.

La société civile gronde contre le gouvernement Kurti

Lors de la session du 16 mars, le Premier ministre avait été très prudent, précisant que le nouveau code civil n’ouvre pas la voie à la reconnaissance du mariage pour tous et ne réglemente même pas les unions civiles. Ce jour-là, Albin Kurti a souligné que les unions civiles entre personnes de même sexe ne seraient autorisées qu’après l’adoption d’une autre loi supplémentaire, encadrant tous les détails. Mais cela n’a visiblement pas suffi.

Si ce nouveau code civil va trop loin pour la majorité des députés, Rina Kika, avocate basée à Pristina et spécialiste des droits humains, pense au contraire qu’il ne va pas assez loin. Le fait que le projet de code civil parle d’union civile entre personnes de même sexe plutôt que de mariage est contraire à la Constitution du Kosovo, qui stipule : « Sur la base du libre arbitre, chacun jouit du droit de se marier et du droit de fonder une famille comme le prévoit la loi ». « Le Parlement ne peut pas approuver une loi anticonstitutionnelle et s’attendre à ce que nous restions assis à regarder et à permettre cela », dénonce la juriste, qui promet que « les défenseurs des droits des LGBT+ continueront à faire pression sur le gouvernement ».

Blert Morina est le directeur exécutif du Centre pour l’égalité et la liberté (CEL), une association de défense des droits des personnes LGBT+ membre du Réseau des droits de humains, qui fédère différentes organisations travaillant à la modification du code civil. Blert Morina indique que le Réseau a envoyé une liste de recommandations au ministère de la Justice, notamment pour que le code civil reconnaisse et réglemente le droit au mariage entre personnes de même sexe et pour supprimer le langage d’exclusion fondé sur le sexe et le genre. Par exemple en remplaçant l’expression « un homme et une femme » par « deux personnes » ou « conjoints ».

Le ministère de la Justice avait promis au Réseau que leurs recommandations seraient prises en considération, mais cela n’a pas été le cas. Le ministère de la justice précise qu’il envisage de préparer un document conceptuel sur les unions civiles et qu’il a créé un groupe de travail sur la question. Blert Morina assure que le Réseau n’a toutefois pas été contacté. « Il y a eu une grande propagande selon laquelle ce code civil permettra les mariages ou les unions entre personnes de même sexe. Or, pour l’instant, ce projet ne réglemente rien », déplore l’activiste, confirmant les propos tenus par le chef du gouvernement le 16 mars devant les députés.

Blert Morina condamne aussi les discours de haine que le débat sur le code civil a suscités, rappelant que cette stigmatisation est responsable des taux alarmants de dépression et de suicide parmi les personnes LGBT+ au Kosovo. L’activiste ne décolère pas contre le Premier ministre Kurti et la Présidente Vjosa Osmani, qui ont gardé le silence et n’ont pas condamné publiquement et fermement les propos homophobes. « Le message véhiculé par ce silence est lourd. Car le silence est un message. À partir du moment où vous ne condamnez pas publiquement un tel discours de haine, où est la sécurité ? Comment les personnes LGBTI peuvent-elles se tourner vers ces institutions lorsqu’elles subissent des violences ? » Kosovo 2.0 a contacté à plusieurs reprises les bureaux du Premier ministre et de la Présidente, sans succès.

À la fin de notre conversation avec Avdyl et Rrustem, les deux hommes me confient leurs rêves de couples. Ils se souviennent d’une fête où quelqu’un a joué des chansons de mariage. « Nous étions tellement subjugués que nous avons commencé à dire à nos amis que nous allions nous fiancer », raconte Avdyl. « Dans la nuit, nous avons décidé du lieu, de la date et de tout, pendant que tout le monde faisait la fête. Jamais je n’aurais pensé que je ressentirais une telle excitation à l’idée de me fiancer. Reste toutefois à savoir si nous pourrons organiser notre fête de fiançailles cette année. » Un rêve encore loin d’être exaucé.


Cet article est publié avec le soutien de la fondation Heinrich Böll Paris.