« Charte de l’islam de France » : qu’en pensent les diasporas des Balkans ?

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Comme tous les musulmans de France, les croyants des diasporas balkaniques sont confrontés aux débats autour de l’islam et de sa « place au sein de la République ». De rite hanafite, minoritaire en France, ils sont attachés à leur religion, symbole de paix, et refusent son instrumentalisation à des fins politiques. Entretien avec l’imam bosniaque du Džemat Paris, qui prône le dialogue et le respect des croyances de chacun.e.

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Propos recueillis par Simon Rico

© Abduselam Fetić / CdB

Cet article est publié avec le soutien de la Fondation Heinrich Böll (Paris)


Depuis 2009, Abduselam Fetić est l’imam du Džemat Paris, l’association cultuelle qui rassemble plus de 200 familles de fidèles musulmans bosniaques d’Île-de-France. Le Džemat Paris est installé au Pré-Saint-Gervais, une commune de Seine-Saint-Denis limitrophe de Paris. L’association y dispose d’un local pouvant accueillir jusqu’à 100 personnes et espère pouvoir bientôt s’installer dans un plus grand centre, afin de mieux répondre aux attentes de ses membres.

Le Courrier des Balkans (CdB) : Pourriez-vous nous présenter en quelques mots le Džemat Paris ? Pourquoi était-il important de créer cette association ? Pour quelles raisons se trouve-t-elle au Pré-Saint-Gervais et pas dans Paris intra-muros ?

Abduselam Fetić (A.F.) : La Communauté cultuelle des Bosniaques de France Džemat Paris a été fondée le 14 mai 1997 du fait de la volonté des musulman.e.s bosniaques, parisien.ne.s et francilien.ne.s, de s’organiser pour pratiquer leur religion selon leurs propres coutumes et leur tradition islamique balkanique, tout en affirmant leur respect des valeurs de la République française et en appelant à la confiance, à la solidarité et à l’amitié avec les Français.es. Dans la tradition bosniaque, un džemat est une communauté de musulman.e.s qui se réunissent, dans un même lieu, la džamija, la mosquée. Le Džemat Paris est une association qui regroupe plus de 200 familles de toute la région parisienne.

L’importance de cette association, outre ses activités religieuses, se reflète dans la nécessité de présenter aux musulmans d’origine balkanique qui souhaitent connaître et pratiquer leur religion, une tradition islamique authentique qui, malgré de nombreux défis et beaucoup de difficultés, a conservé sa spécificité. Une spécificité qui se caractérise par la tolérance et la coexistence avec d’autres religions. En 2002, l’association s’est installée au Pré-Saint-Gervais, une ville choisie par ses adhérents parce que c’est le lieu idéal tant pour ceux qui vivent dans Paris intra-muros que pour ceux, majoritaires, qui vivent en Saine-Saint-Denis.

CdB : En tant qu’imam du Džemat, êtes-vous salarié de la communauté ou bénévole ?

A.F. : Je suis salarié de l’association, dont le budget est entièrement financé par les adhésions et les dons de ses membres. Cela lui confère stabilité et liberté, en la préservant de toute influence extérieure.

CdB : Vos fidèles sont-ils tous bosniaques ? D’autres gens viennent-ils à la mosquée ?

A.F. : La majorité de nos fidèles sont d’origine bosniaque, mais la mosquée est ouverte à tou.te.s, notamment à celles et ceux qui viennent de l’ancienne Yougoslavie et des Balkans et qui veulent accomplir leur pratique religieuse et/ou connaître la tradition islamique bosniaque et balkanique.

CdB : Menez-vous des activités sociales et charitables ?

A.F. : L’association est déclarée conformément à la Loi de 1905, ce qui nous engage à n’organiser qu’exceptionnellement des activités cultuelles. En respect de cette loi, notre association collecte donc des quêtes et des dons pour ses activités religieuses à titre exceptionnel. Mais, dans l’enseignement islamique, la charité et une valeur inséparable de la prière, et nous encourageons nos adhérents à la solidarité et à la charité. Nos adhérents sont très solidaires entre eux et soutiennent des associations et des causes humanitaires.

CdB : Quelles relations avez-vous avec les autres musulmans de votre ville ?

A.F. : Nous entretenons des relations fraternelles avec tous les Gervaisien.ne.s, musulman.e.s ou autres. Nous avons des contacts et des échanges avec les responsables des associations musulmanes au Pré-Saint-Gervais, mais notre association est indépendante des autres fédérations musulmanes.

CdB : Vous suivez le rite hanafite ? Êtes-vous en contact avec d’autres communautés hanafites ?

A.F. : Oui, nous suivons traditionnellement le rite ou l’école hanafite, tout en respectant les autres rites islamiques. En France, la majorité des musulmans et leurs fédérations suivent le rite malikite. Seules les fédérations et les associations de musulmans d’origine turque suivent le rite hanafite, et nous avons des relations fraternelles avec eux, comme avec les autres. Notre association n’est toutefois adhérente d’aucune des fédérations turques.

CdB : L’islam est une religion de paix. Comment ce message de paix est-il aujourd’hui perçu, à votre avis, dans la société française ? Par les autorités ? Par les citoyens ?

A.F. : Le mot islam signifie la paix, qui est une valeur primordiale dans le message islamique. Ce message de paix a malheureusement été ébranlé par les attentats terroristes commis en France et dans le monde entier par certains au nom de l’islam. Ces attentats ont sapé la confiance entre les citoyen. ne.s français.es, créant une fissure entre ceux de la tradition musulmane et certains autres. Les autorités françaises ont réussi avec succès à gérer cette crise en se confrontant d’un côté au terrorisme qui instrumentalise l’islam pour justifier ces actes horribles, et de l’autre à une montée de la peur de l’islam et des musulmans provoquée justement par ces actes terroristes.

Les Français de confession musulmane ont réussi à promouvoir l’idée de la paix et de la fraternité entre tous les citoyens pendant cette période difficile et n’ont jamais accepté l’idée que la France serait un ennemi de l’islam et des musulmans, un fossé que cherchent à creuser les terroristes. La majorité des Français refuse l’amalgame entre l’islam, qui représente pour eux une religion de paix, et le terrorisme qui se cache derrière l’islam pour provoquer des conflits, d’abord entre les musulmans eux-mêmes, ensuite avec les autres religions qui vivent en paix en France et ailleurs. La société française a réussi à surmonter cette épreuve douloureuse et à ne pas tomber dans le piège des terroristes qui veulent diviser ses citoyens.

© Abduselam Fetić / CdB

CdB : Considérez-vous que la foi des musulmans est suffisamment respectée par les pouvoirs publics en France ?

A.F. : La France a une tradition laïque spécifique qu’il faut comprendre pour accepter les décisions des pouvoirs publics. La foi des musulmans bénéficie en France d’une liberté totale, au même titre que les autres religions et convictions. La foi islamique, comme la majorité des religions, a une dimension individuelle, spirituelle, intérieure, qui ne pose aucun problème à l’ordre public, et une autre dimension pratique, collective ou extérieure, visible, qui peut parfois poser des difficultés ou inquiéter les pouvoirs publics. L’expérience nous montre qu’avec le dialogue et l’éducation, il est toujours possible de parvenir à trouver les bonnes solutions en respectant les libertés de chacun sans inquiéter l’ordre public. L’islam nous enseigne que l’intérêt général prévaut sur l’intérêt particulier.

CdB : Avez-vous le sentiment que la religion musulmane est discriminée en France ? Vous même, avez-vous déjà été victime de discriminations à cause de votre foi ?

A.F. : Je n’ai pas ce sentiment pour l’islam, mais j’ai parfois l’impression que toutes les religions sont « discriminées » en France, au sens où les religions n’auraient pas le droit de s’exprimer pleinement au même titre que les convictions non religieuses. L’islam est, au regret de la majorité des musulmans, un sujet d’actualité en France. Au vrai, les musulmans n’apprécient pas vraiment cette médiatisation et cette politisation de leur foi. Ils ont plutôt besoin de vivre leur foi en paix, dans la tranquillité, de l’exprimer dans leurs mosquées, pour eux-mêmes, pas pour les autres. À titre personnel, je n’ai jamais été victime de discrimination en France à cause de ma foi. Au contraire, on témoigne beaucoup de respect.

CdB : En France, on parle beaucoup de laïcité. Comment comprenez-vous ce concept ?

A.F. : La laïcité pour moi est un « terrain de jeu » où les différentes équipes peuvent jouer ensemble en respectant les mêmes règles qui valent pour tous. La laïcité représente une chance pour les musulmans en France, celle de pratiquer leur foi sans avoir à s’inquiéter pour eux-mêmes ou pour leur famille.

CdB : Le 18 janvier, le Conseil français du culte musulman (CFCM) a présenté une « charte des principes de l’islam de France ». Ce texte est censé garantir les droits et les devoirs des fidèles musulmans au sein de la République française. Selon vous, cette initiative était-elle nécessaire ?

A.F. : Cette initiative n’était peut-être pas nécessaire pour la majorité des Français.es de confession musulmane, qui sont déjà pleinement citoyen.ne.s, qui respectent leurs devoirs et leurs droits. Cette charte était plutôt importante pour inscrire cette réalité dans un cadre institutionnel, pour garantir ce qui était déjà prescrit par la loi, mais aussi, bien sûr, pour apaiser les tensions dans la société française.

CdB : Certaines organisations musulmanes dénoncent l’ingérence de l’État français dans les affaires religieuses et un traitement différent de l’islam par rapport aux autres religions. Qu’en pensez-vous ?

A.F. : Je pense que la laïcité française se caractérise historiquement par une intervention de l’État dans les affaires religieuses, plutôt institutionnelles, qui était liée à son inquiétude vis-à-vis du respect de l’ordre public. Cela a toujours été un facteur important de la stabilité dans la société française. Je ne pense pas que cette intervention qui concerne aujourd’hui l’islam soit bien différente des précédents avec d’autres religions, notamment vis-à-vis du catholicisme, du protestantisme ou du judaïsme.

CdB : La charte du CFCM prévoit en outre de créer un Conseil national des imams (CNI) chargé de « labelliser » les imams exerçant en France. Espérez-vous pouvoir obtenir cette labellisation officielle ?

A.F. : Je n’ai aucun doute là-dessus. Je suis certain d’obtenir cette attestation ou « labellisation » officielle. Cela fait déjà onze ans que j’exerce la fonction d’imam en France et je n’ai jamais eu aucun problème à ce titre. Je crois qu’il en sera de même pour chaque imam qui respecte sa fonction, en se préoccupant des fidèles et en propageant la paix et le bonheur dans la société : aucun ne devrait avoir de problème avec cette labellisation officielle. Disons que je l’accepte plutôt comme une reconnaissance et une protection.

CdB : Par qui avec vous été formé à la fonction d’imam ?

A.F. : Je viens d’une famille d’imams : mon grand père paternel était imam, comme mon père et mes oncles, je m’inscris donc dans la continuité de cette tradition familiale. J’ai poursuivi ma formation d’imam dans le lycée islamique de Novi Pazar, dans le Sandžak, au sud de la Serbie. Après le lycée islamique, j’ai continué mes études à l’Université Jinan, à Tripoli, au Liban, où j’ai appris l’arabe. En France, j’ai obtenu le Diplôme universitaire en « Interculturalité - Laïcité - Religion » de l’Institut catholique de Paris. En ce moment, je prépare un mémoire de master en Sciences des religions et sociétés à l’École Pratique des Hautes Études. Grâce à ces formations, je souhaite avoir les capacités nécessaires pour assurer au mieux ma mission d’imam et pour être au service de la paix en France.

CdB : Contrairement à l’Allemagne ou à la Suisse, il existe peu de mosquées bosniaques en France. Notamment, bien sûr, parce que le nombre de fidèles y est plus limité. Avec qui prient les gens de la diaspora quand il n’y a pas de mosquée de leur communauté ?

A.F. : Il existe plus d’une centaine d’associations cultuelles, de džemats, en Europe, en Amérique du Nord et en Australie pour les Bosniaques de la diaspora. En France, on en compte une dizaine. Quand il n’y a pas de mosquée de leur diaspora près de chez eux, les Bosniaques préfèrent prier dans une communauté balkanique, albanaise ou turque, qui suivent le même rite hanafite et une tradition proche de la leur. Beaucoup d’entre eux sont néanmoins prêts à parcourir des centaines de kilomètres pour accomplir la grande prière du Vendredi ou celle des grands fêtes musulmanes avec les fidèles de leur džemat.