Par Svetlana | Traduit par Alena Dubrovina
Ce texte est aussi disponible en russe, en serbe et en allemand.
La guerre en Ukraine a poussé des millions de personnes à l’exil. Des Ukrainiens, mais aussi des Russes et des Biélorusses qui fuient le régime de Moscou et qui ont trouvé refuge en Serbie où une communauté s’organise. Que pensent-ils de la situation ? Comment vivent-ils l’exil et leur départ parfois sans retour ? Regards croisés.
Le 26 février, deux jours après que la Russie a attaqué l’Ukraine et commencé la guerre, j’ai reçu un appel de mon manager. Il m’a poliment conseillée de quitter le pays pour un certain temps. Je devais prendre ma décision d’ici la fin de la journée pour pouvoir acheter des billets et réserver un logement. Il était recommandé de partir pour une courte mission en prenant avec soi un maximum d’affaires personnelles et tous les documents nécessaires pour travailler (diplômes, actes de naissance et de mariage, etc.). Il m’a aussi conseillée de faire une procuration générale pour mes proches en Russie afin qu’ils puissent retirer de l’argent du compte ou effectuer une autre opération à distance. À en juger par tous ces conseils, la mission risquait de durer longtemps.
Je n’avais donc que quelques heures pour prendre ma décision. J’ai un mari qui travaille, comme moi, à Moscou. On possède un appartement acheté à crédit. Il me fallait tout abandonner et me rendre dans n’importe quel pays de la liste fournie, rayer toute la vie que j’avais commencé à construire ici.
La première question qui m’est venue à l’esprit est « que se passerait-il si je refusais ? » En supposant que je ne veuille pas quitter ma famille, je prenais le risque d’affecter la suite de ma carrière. Je n’aurais pas été licenciée, non mais j’aurais sûrement été remplacée sur le projet si le client refusait de travailler avec la boîte localisée en Russie. Sans projet, pas sûr que mon entreprise continue de me verser un salaire. La réponse est donc courte et logique.
J’ai commencé à réfléchir à mes réelles perspectives si je ne quittais pas la Russie. Les médias disaient que le nombre de chômeurs explosait à cause de la mise à l’arrêt de milliers d’entreprises. De nombreuses sociétés ont aussi suspendu leurs embauches pour des raisons évidentes. Le risque de perdre mon emploi augmenterait rapidement et la chance d’en trouver un autre diminuerait tout autant. La monnaie perdrait sa valeur. Deux semaines après le début de la guerre, le taux de change du rouble russe avait diminué presque de moitié.
Une autre raison m’a poussée à me décider : la politique du gouvernement actuel de la Fédération de Russie. Comme beaucoup de mes amis, je ne supporte pas cette machine corrompue. Ce n’était certes pas la raison la plus importante pour partir aussi soudainement, mais une parmi d’autres. Ce sujet est douloureux pour moi depuis 2020 quand ma Biélorussie natale a connu des manifestations couvertes par les médias du monde entier. J’étais et je suis toujours très inquiète concernant le sort des prisonniers politiques qui ont ouvertement exprimé leur point de vue et qui, malheureusement, sont maintenant dans des prisons où les conditions de vie sont inhumaines. J’ai quitté la Biélorussie un an après les manifestations et déménagé en Russie voisine, où je n’ai finalement pas pu rester longtemps. Ces deux pays ont tout fait pour que la plupart des esprits ouverts choisissent l’exil.
Après avoir pris l’avion tôt le matin du 5 mars, j’ai atterri à Belgrade. À cette époque, je ne savais pas grand-chose sur la Serbie. Juste que le pays était voisin de destinations touristiques comme la Bulgarie et le Monténégro. À mon arrivée, la première chose qui m’a surprise a été la langue, très proche de la langue russe, en particulier sa prononciation. Notre zdravstvuite russe ressemble au mot serbe zdravo, do svidania (au revoir) sonne comme do vidjenia. Cela m’a rassurée. Je me suis dit que je ne serai pas complètement perdue ici.
Tout ce monde s’est mis à la recherche d’un appartement longue durée. Bien sûr, en raison de la forte demande, les prix ont explosé.
Mais les choses sérieuses ont ensuite commencé. Trouver un logement ? Une galère. Heureusement, la première semaine, j’avais un hôtel réservé. Mais j’ai vite déchanté en voyant la chambre. J’ai dû changer le troisième jour et commencer à chercher un appartement à louer. Je n’avais pas de billet retour et j’ai compris que je devrais rester en Serbie pour un moment. C’est ainsi qu’un long travail de recherche a commencé. Beaucoup de familles sont venues de Russie en même temps que moi - même parcours, mêmes raisons. Parmi elles, beaucoup de spécialistes en informatique. Tout ce monde s’est mis à la recherche d’un appartement longue durée. Bien sûr, en raison de la forte demande, les prix ont explosé. Et même avec la hausse des prix, les logements ne restaient pas disponibles longtemps. En étant prêt à payer deux fois plus, on n’avait même pas le temps de voir l’appartement qu’il était déjà parti.
Je suis allée sur le site city expert, car il était en anglais et c’était plus facile d’y chercher des informations. Et j’ai commencé à négocier avec les propriétaires à raison de dix appartements par jour, la limite autorisée par le site. Sur toute la semaine, je n’ai pu voir que deux logements. Pour le reste, je recevais des refus soit immédiats, soit au bout de quelques heures. Parfois, j’appelais le proprio le matin pour avoir un rendez-vous le jour même et une heure plus tard, je recevais un SMS indiquant que l’appartement avait déjà été loué. J’ai dû prolonger l’hôtel deux semaines supplémentaires. À un moment, je me suis mise à paniquer à l’idée de ne rien trouver du tout. J’ai cherché pendant environ deux semaines ! Enfin un jour, j’ai trouvé et signé un contrat d’un an avec une fille sympa qui possède un petit studio près du centre.
Ici, je me sens beaucoup plus socialisée que dans mon pays. Juste pour comparer, à Moscou, il y a neuf fois plus d’habitants qu’à Belgrade. Moscou est une ville développée, mais dans laquelle chacun est particulièrement isolé. Personne ne veut perdre son temps. Les gens se dépêchent de rentrer chez eux pour consacrer le reste du temps à eux-mêmes ou à leur famille. Ceci est dû à des contraintes logistiques : beaucoup vivent loin du centre, loin de leur travail ou des universités. Par exemple, les collègues de mon mari ont environ deux heures de transport quotidien pour aller travailler. Pour moi personnellement, ce serait une tragédie. À Belgrade, tout est différent. Vous pouvez faire le tour du centre à pied en quelques heures. Les gens ici ne sont pas pressés et aiment bavarder.
Pour être en règle, je devais quitter le pays. Les locaux appellent ça un « visa run »
Début mars, de nouvelles sanctions ont été imposées à la Russie. Je ne pouvais plus utiliser mes cartes bancaires à l’étranger. Le 10 mars, ces cartes ont tout simplement cessé de fonctionner. C’était prévisible et même annoncé. Aussi j’ai pu anticiper et retirer assez d’argent en liquide. J’avoue que ce n’est pas du tout pratique. L’une des difficultés est de payer les forfaits mobiles. Il faut toujours vérifier son solde pour ne pas dépasser les limites de crédit mensuel et recharger à l’avance. Sans carte, impossible aussi de commander ou d’acheter en ligne.
Plus récemment, j’ai été confrontée à la nécessité d’acheter des billets d’avion pour Tivat, au Monténégro, pour y passer le week-end. J’ai dû aller à la billetterie, faire la queue, négocier des billets - j’en avais complètement perdu l’habitude. Il m’a semblé revenir au début des années 2000. Si je devais aller au Monténégro, c’est pour une raison simple : certains étrangers ne peuvent pas rester en Serbie plus de 30 jours (et d’autres 90). Je faisais partie de la première liste et mon délai allait bientôt expirer. Pour être en règle, je devais quitter le pays. Les locaux appellent ça un « visa run ». Un grand nombre d’étrangers sont dans le même cas. Ils vont jusqu’à la frontière, la traversent, font demi-tour et reviennent en voiture. Ceux qui travaillent pour une entreprise serbe peuvent avoir un visa de travail et sont exemptés de la procédure des 30 ou 90 jours. Ils peuvent alors rester dans le pays pendant toute la période prévue par le visa. N’ayant pas eu le temps de préparer les documents, je passerai donc le week-end au Monténégro.
Cet article est publié avec le soutien de l’ambassade de Suisse à Belgrade et de la Fondation Heinrich Böll en Serbie.