Blog • Un retour attendu : la Slovaquie et l’Ukraine entre héritage commun et intérêts partagés

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Par Valentin Smoliak

La rencontre de Robert Fico avec Volodymyr Zelensky à Oujhorod, le 5 septembre 2025, illustre l’approche pragmatique et multivectorielle adoptée aujourd’hui par la Slovaquie. Contrairement à Viktor Orbán, dont le régime autocratique repose sur des positions figées et prévisibles, Fico privilégie une flexibilité tactique. Son objectif est double : préserver des marges de manœuvre à l’échelle nationale et obtenir des avantages durables pour Bratislava, tout en intégrant la réalité d’une Russie de plus en plus isolée sous tutelle chinoise.

Cette rencontre envoie également un signal clair à l’Europe : la Slovaquie entend maintenir ouverts ses canaux de coopération avec l’Ukraine, plutôt que de se limiter à une logique exclusivement pro-russe ou pro-hongroise. Dans un contexte régional marqué par de profondes recompositions, Bratislava cherche ainsi à se positionner comme un acteur d’équilibre et un partenaire fiable. Les relations entre l’Ukraine et la Slovaquie reposent sur des liens historiques solidement enracinés. Une minorité slovaque vit en Ukraine, tandis qu’en Slovaquie, plus de 200 000 Ruthènes (ou Rousyns), originaires d’Ukraine, jouent traditionnellement le rôle de pont culturel et social entre les deux nations. Cette proximité nourrit une base solide pour un partenariat durable et mutuellement bénéfique.

À long terme, Bratislava pourrait devenir un relais majeur des intérêts ukrainiens au sein de l’Union européenne. Si Kyiv parvient, avec le soutien de l’UE et des alliés occidentaux, à rééquilibrer les rapports de force régionaux, la Slovaquie, en se plaçant dès aujourd’hui du côté de son voisin, obtiendrait une réelle avance stratégique et pourrait s’imposer comme un acteur influent sur la scène européenne. C’est précisément cette perspective qui éclaire l’opposition constante de Viktor Orbán à l’adhésion de l’Ukraine à l’Union. Officiellement, Budapest soutient l’intégration des Balkans. Mais dans les faits, la Hongrie exploite ce processus pour maintenir une « zone grise » où son influence demeure forte, grâce à ses minorités, ses relais politiques et sa proximité idéologique avec Moscou.

En parallèle, Orbán instrumentalise les ressources financières de l’UE. Les fonds structurels européens, destinés à l’infrastructure, à l’éducation, à l’agriculture ou à l’énergie, sont transformés en levier politique : Bruxelles est mise devant un dilemme constant, contrainte de tolérer un régime qui, tout en bénéficiant massivement des aides, multiplie les gestes de défiance. Cette double stratégie, où l’apparence du progrès masque en réalité le blocage, profite au Kremlin. Elle lui permet de conserver des relais d’influence dans la région, de freiner l’expansion de l’OTAN et de retarder l’émergence d’un nouvel axe géopolitique, dont l’Ukraine, la Pologne et la Lituanie pourraient être les piliers, rejoints à terme par la Slovaquie.

L’Ukraine pourrait tirer parti de manière beaucoup plus active de ses liens historiques, culturels et économiques avec la Slovaquie afin de renforcer sa position au sein de l’Union européenne et, plus largement, en Europe centrale et orientale. Cependant, la politique culturelle mise en avant après 2014, marquée par un accent fort sur la langue nationale et l’unification identitaire, a partiellement limité le développement des dialectes régionaux et des traditions locales. Cela a créé un certain déséquilibre interne et compliqué la représentation culturelle externe de l’Ukraine. À titre de comparaison, en Voïvodine (Serbie), les minorités ethniques — Hongrois, Slovaques, Ruthènes, Roumains et autres — bénéficient du droit d’utiliser leur langue dans l’éducation, les médias et l’administration. L’Ukraine pourrait s’inspirer d’une approche similaire pour renforcer sa réputation internationale et projeter une image positive d’un État souverain doté d’une identité culturelle plurielle. Avant le déclenchement de la guerre, l’attention internationale portée à l’Ukraine était essentiellement politique ; la richesse et la diversité de son identité culturelle restaient largement méconnues. Le conflit a cependant contribué à accroître la visibilité du pays, le présentant comme une nation dotée d’une culture autonome, profondément enracinée dans les traditions européennes. Néanmoins, l’isolement culturel persiste, et ce n’est que récemment que des initiatives systématiques visant à valoriser et diffuser la culture ukrainienne, tant à l’intérieur qu’à l’étranger, ont commencé à voir le jour. La Russie, de son côté, a toujours perçu la culture comme un outil stratégique. Depuis des décennies, elle développe une politique culturelle à visée impériale, diffusant des mythes autour de « l’âme russe » et façonnant ainsi l’image internationale de la région. L’Ukraine, au contraire, a aujourd’hui l’opportunité de rompre avec ce modèle centralisé et de se présenter comme un État à l’identité multiculturelle affirmée, où la diversité des groupes ethniques et des traditions régionales est non seulement reconnue mais aussi valorisée. La situation actuelle reste néanmoins critique : l’agression prolongée de la Russie bénéficie encore, dans une certaine mesure, d’une légitimation indirecte liée à l’insuffisance des efforts occidentaux pour contenir l’agresseur. Cette réalité entraîne de lourdes conséquences internes : pertes humaines, transformation de la conscience sociale, consolidation de tendances autoritaires, persistance de la corruption et fragilisation progressive des principes démocratiques et humanistes, justifiée par la nécessité de répondre à la menace extérieure. Une telle dynamique complique considérablement la reconstruction d’un État démocratique et multiculturel et fait peser des risques sur la stabilité à long terme du pays.