Blog • Quatre saisons dans Sarajevo assiégée

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À propos de Priscilla Morris, La Saison des papillons noirs, traduit de l’anglais par Valérie Le Plouhinec, Paris, Phébus, 2025, 224 pages, 21,9 euros

Le pont des chèvres, à la sortie de Sarajevo
© Wikipedia Commons

Née d’une mère bosnienne et d’un père anglais, Priscilla Morris a grandi principalement à Londres, passant les étés de son enfance dans la ville natale de sa mère, Sarajevo ; aujourd’hui, elle vit dans le comté de Monaghan (Irlande). La Saison des papillons noirs se lit comme un hommage à l’oncle de l’auteure, l’artiste bosnien Dobrivoje Beljkašić [1]. Ce premier roman a été salué par la critique (The New York Times, Chicago Review of Books, The Guardian, The Times etc.), traduit à ce jour en dix langues, et nominé à plusieurs reprises, notamment en 2023 pour le Women’s Prize for Fiction. En 2024, The New York Times a choisi Black Butterflies comme meilleur livre de fiction historique.

Au cœur du roman, Zora Kočović. Dans la cinquantaine, elle a gardé son nom de jeune fille comme nom d’artiste, son atelier se trouve sous la corniche du toit de l’illustre Vijećnica, l’ancien hôtel de ville et Bibliothèque nationale et universitaire de Bosnie-Herzégovine. Aux premiers jours du siège, alors que son mari Franjo Buka, d’origine slovène, est parti en Angleterre rejoindre leur fille mariée, Dubravka, « son instinct lui hurle de rester » dans Sarajevo désormais assiégée (1992-1996) : « Et ce n’est pas seulement par crainte de perdre son emploi et leurs deux logements. Elle aime cette ville. Elle en connaît toutes les rues et toutes les arrière-cours, tous les parfums et tous les bruits. La manière dont la lumière décline au bout de leur rue l’hiver, le vacarme des trams, les roses cramoisies qui fleurissent au mois de juin dans les jardins de la mosquée, les prunes et les brumes de l’automne, les vieux messieurs sérieux qui jouent aux échecs dans les cafés, les mahalas – les venelles des quartiers anciens – qui rayonnent en spirale depuis le centre comme une coquille d’escargot. À vingt ans et quelques, en rentrant de six années passées à Paris et à Belgrade, elle a pris conscience qu’elle ne pourrait vivre nulle part ailleurs. Et maintenant que sa ville est malmenée, elle tient à être là pour voir ce qu’il va se passer » … et emmène à sa suite les lecteurs dans les quatre saisons qui rythment ce roman contenant tous les deuils du monde.

Inlassablement, Zora continue de peindre les ponts, plus particulièrement le pont des Chèvres – à l’époque ottomane, ce pont marquait l’entrée orientale obligée de Sarajevo. C’est là qu’à ses huit ans, Zora « a jeté une pièce dans la rivière, et a fait le vœu de devenir artiste peintre comme lui » – son père, un partisan qui n’est jamais revenu de la Seconde Guerre mondiale. On s’attend alors à la ritournelle de la symbolique des ponts en Bosnie, l’union des peuples, la rencontre de l’Orient et de l’Occident etc. On en fait heureusement l’économie : « Pour Zora, tout réside dans la forme. Il y a quelque chose de singulier dans la simplicité d’une arche de pierre reflétée dans l’eau. Elle croyait être passée à autre chose, mais la forme qu’elle voit dans le pont des Chèvres – une fillette faisant le pont en arrière, le corps arqué si haut au-dessus de l’eau que son échine, sûrement, va craquer – l’a happée avec une telle force qu’elle devait la peindre. Son contour est encore apparent. Ses longs cheveux se tordent dans le courant de la rivière pendant qu’elle attend – avec un rire dans les yeux – d’être effacée par de futurs coups de pinceau. Elle finira par disparaître entièrement sous les couches de peinture, mais quelque chose de son énergie résiliente, de sa rébellion joyeuse, transparaîtra quand même. » Le pont comme stade du miroir.

Au fil des saisons le siège se fait plus oppressant. D’abord le téléphone, puis l’électricité et ensuite l’eau sont coupés. Des familles fuient la ville quand il est encore temps, des réfugiés venus souvent de villages s’installent dans les appartements libérés. Les parcs et balcons sont convertis en potagers. Les pages du quotidien Oslobođenje se réduisent comme peau de chagrin alors que les avis de décès publiés augmentent. Une tresse d’ail pour un carré d’Hermès. Des cadavres jonchent les rues. Sarajevo devient une « plaie purulente ». « Un jour après l’autre, chacun plus intolérable que le précédent. »

Un jour d’août 1992, la Vijećnica – son atelier avec – est en feu : « La folie qui montait en elle, quand elle a grimpé l’escalier, se déverse sous forme tantôt de rage, tantôt de désolation. Elle ne peut pas détacher ses yeux de l’édifice en feu. Païen et multiforme, il est mille choses à la fois. C’est une offrande aux dieux, bien qu’elle en ignore le but. C’est un cri de détresse, un signal de fumée pour le reste du monde » … signal ignoré.

Le titre du roman prend toute sa signification : « des dizaines d’objets noirs qui volettent ici et là. Elle en attrape un, et il tombe en poussière entre ses doigts. Un autre se pose sur son bras et elle croit distinguer les boucles et les points de l’écriture arabe avant qu’ils ne se dissolvent dans la sueur sur sa peau. Elle en pince un autre délicatement entre le pouce et l’index, et le déroule avec précaution : l’alphabet latin et des annotations au crayon dans la marge d’une page jaunie. Tournant de nouveau les yeux vers l’incendie, elle comprend que ce qu’elle a pris pour des corneilles décrivant des cercles en surplomb de la Vijećnica, ce sont des pages brûlées. Les fragments de ses tableaux doivent être là aussi, en train de virevolter au-dessus du brasier. »

Autant de « papillons noirs », fragments de poésie et de littérature, qui pendant plusieurs jours tombent sur la ville [2] : « les pages carbonisées planent encore doucement en spirale. Zora en suit une des yeux qui remonte, paresseusement portée par un courant d’air chaud, et voit alors qu’il n’y a pas de plafond, que les poutres ont été entièrement dévorées. La page continue son ascension et, alors que le regard de Zora l’accompagne, la fumée se dissipe et une tache de bleu lumineux apparaît. Du ciel bleu, là où devrait se trouver son atelier. Il ne reste plus rien. Plus rien du tout. » Son tableau du pont des Chèvres devait rester inachevé et trouver refuge entre les lignes d’un roman.

La neige et les obus tombent sur la ville. Le piège s’est refermé sur Zora qui pensait avoir trouvé une place dans un convoi de la Croix-Rouge. Comme seule alternative : « elle s’est entraînée à refouler toute idée de départ, toute pensée pour sa famille, pour la possibilité d’un monde au-delà de Sarajevo, au-delà de ce qu’elle a dans les mains et ce qu’elle voit de ses yeux » pour retrouver ses étudiants à l’Académie des beaux-arts où elle enseigne ; Una, la fille de ses voisins à qui elle donne des cours particuliers de peinture ; Mirsad, son voisin et libraire dans Baščaršija, et Samir, le fils de ce dernier qui défend la ville sur le flanc escarpé du Mont Trebević.

Avec l’hiver, les journées raccourcissent et la nuit vient plus tôt : « Lorsqu’il n’y a ni étoiles ni lune, et pas une lampe ni le moindre réverbère pour éclairer la vallée, revient la peur du noir, ancienne et enfantine, et avec elle le désir de se rapprocher les uns des autres. À travers la fente d’un sac poubelle déchiré, Zora voit les traînées des balles traçantes cisailler le ciel nocturne. Des éclairs rouges ou verts illuminent les tours, les montagnes, les dômes et les minarets pendant de longs moments hyperréalistes avant que la rumeur des explosions s’élève. Ensuite, les ténèbres reviennent, encore plus froides et profondes. »

Au fil des saisons et des pages, le roman déploie ses ailes et se démultiplie : au quotidien partagé par les voisins qui se retrouvent le soir atour du poêle que Mirsad a offert à Zora se mêle le récit enchâssé de la légende du pont à seize arches qui, pour être achevé, exige d’emmurer une personne aimée. À cette mise en abîme des Sarajéviens emmurés dans leur ville se mêle l’histoire d’amour entre Mirsad et Zora. La passion aura le temps d’une saison. Avec la nouvelle année arrive la nouvelle inespérée que son gendre, au bénéfice d’un laisser-passer, peut l’exfiltrer de Sarajevo … cachée dans une caisse, comme la femme emmurée du conte du pont.

Mirsad ? Sarajevo ? « Ils ne se sont pas dit au revoir. Elle ne se souvient pas d’adieux. »

Notes

[1Signalons que l’atelier du peintre de Dobrivoje Beljkašić (1923-2015) a été détruit par deux fois dans un incendie : d’abord en 1957 à Morića Han à Baščaršija (centre historique ottoman de Sarajevo), puis en août 1992 dans l’incendie de la Vijećnica. Site internet https://dobrivoje-beljkasic.com.

[2Lire le texte magnifique de la poétesse sarajévienne Ferida Duraković, « Po našim glavama još padaju knjige u prahu », Kao kiša u japanskim filmovima, Sarajevo, Dobra knjiga BiH, 2018 (texte de 2011). Signalons encore le livre exceptionnel du photographe Almin Zrno, Vijećnica, Sarajevo, 2014 qui documente les expositions à la Vijećnica de Jannis Kounellis (« Sarajevo : the Doors by Jannis Kounellis », 2004), Edo Murtić (« When Words Fail », 2008), et Braco Dimitrijević (« Sailing into Post History », 2010) avant que la rénovation de celle-ci ne soit terminée.